Éducation

Jean-Michel Blanquer en président de l’Éducation nationale

Ancien ingénieur de recherche à l’INRP

Depuis sa nomination, Jean-Michel Blanquer a mis les neurosciences et le numérique au centre de sa politique de réforme. Mais au lieu d’y puiser des éléments de connaissances et des pratiques utiles aux enseignants, ces axes font l’objet d’une instrumentalisation technocratique visant à reformater un système jugé trop indépendant. La tradition républicaine de liberté pédagogique des enseignants, perçue comme une incitation à la désobéissance, se trouve frontalement contestée par ce processus de verticalisation au profit de celui qui se conduit de plus en plus en président de l’Éducation nationale.

Lors de l’accession de Jean-Michel Blanquer au poste de ministre de l’Éducation nationale, les médias pro-Macron l’ont présenté tour à tour sous deux visages paradoxaux. Dépeint au départ comme un « représentant de la société civile » tout neuf en politique et sans attache partisane connue, il a très rapidement été hissé au rang de « vice-président » et « homme clé du macronisme ». Cette représentation médiatique, à l’ambivalence factice, a sans doute permis à ce juriste et haut technocrate néolibéral, au prix d’une com’ intense, de faire accepter, un certain temps du moins, un agenda politique de reprise en mains de l’Éducation nationale et des professeurs.

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Étonnamment, les réformes scolaires du ministre, dont sa loi fourre-tout et lacunaire dite de l’École de la confiance de juillet dernier, sont présentées par le sommet de l’Etat comme ce qui incarne le mieux la « politique sociale » du quinquennat. Elles sont censées effacer symboliquement les mesures antisociales de la politique fiscale de Macron, de ses politiques de privatisations, de réduction des services publics, de démantèlement des régimes de retraite et de la fonction publique. C’est sans doute la première fois sous la V République que l’École est ainsi propulsée en tête et au crédit de la politique sociale d’un gouvernement !

Quels sont les arguments scolaires utilisés pour justifier une telle tromperie ? En assurant, dit tout bonnement le ministre, l’apprentissage des « fondamentaux » à tous les enfants ! Cet objectif était déjà le mantra de la politique scolaire du quinquennat Sarkozy. Selon Blanquer, grâce à l’implantation éclair de méthodes pédagogiques issues des neurosciences et mâtinées de tablettes et de numérique, l’école primaire va se libérer des querelles stériles sur les méthodes, renouer avec une efficacité perdue par la faute des « pédagogistes » et instaurer l’égalité des chances par-delà les inégalités de conditions de vie des élèves. Une fois cet « acquis » consolidé, la « méritocratie républicaine » va pleinement jouer son juste rôle. L’ascenseur social sera à nouveau en marche.

Arrivés sans échec majeur au lycée et grâce à sa réforme et à celle du bac, les élèves (sauf ceux des voies technologique et professionnelle déjà orientés !) pourront alors se réaliser à travers une palette de choix si diversifiée que les filières sélectives disparaîtront au profit du libre épanouissement des talents individuels. L’effet cumulé de ces changements miraculeux aura donc un impact systémique sur le climat social. Les conditions de la fameuse confiance entre le peuple et ses élites, qui manque tant à la Ve République en crise, seront enfin réunies. Finis les Gilets jaunes, les Stylos rouges, les grèves et autres mouvements revendicatifs associés au sentiment de déclassement imputable, selon les hauts technocrates, à l’École d’avant Blanquer. Et le tour est joué !

Les neurosciences embrigadées par le scientisme scolaire

Au vu des savoirs les mieux établis sur l’École, il est sidérant qu’on puisse aujourd’hui présenter ce récit enchanteur de l’« égalité des chances » comme le fruit attendu d’une politique qui se prétend réaliste et progressiste. Le ministre et son équipe qui le formulent ne peuvent eux-mêmes y croire, tant les rapports et études multiples qui portent sur le sujet depuis des décennies montrent le poids déterminant des inégalités sociales sur les destinées des élèves dès la maternelle. Inégalités que le système scolaire ne peut (éventuellement) corriger qu’à la marge. Et cela d’autant plus qu’en France, par sa structuration institutionnelle, ce système est profondément élitaire. Le discours républicain officiel le dissimule au « bon peuple », mais tous les initiés, à commencer par les familles les mieux pourvues en capital scolaire, le savent pertinemment.

En fait, l’intime conviction des hauts technocrates de l’Éducation nationale depuis plus d’une vingtaine d’années est que ce sont les enseignants qui sont responsables des ratés du système : échec et décrochage de nombreux élèves les plus faibles au primaire ou à la fin du collège (PISA), en grande majorité issus des milieux populaires. L’école de la confiance de Blanquer est fondée sur la défiance à l’égard des professeurs ! La conclusion des « technos » est sans appel : « il faut reformater les enseignants, faites-nous confiance… »

C’est ici qu’interviennent, depuis déjà deux décennies, la « révolution numérique » et, plus récemment, les « neurosciences ». Sans alliés opérationnels qui puissent donner corps à leur volonté de reformatage, les technocrates sont impuissants à recadrer le système. D’où l’évocation incantatoire par Blanquer de ces deux secteurs d’activité : elle vise certes à teinter sa com’ d’un modernisme branché, mais il s’agit d’abord d’une claire instrumentalisation. Les vertus presque magiques prêtées au numérique et aux neurosciences servent en réalité à occulter la volonté d’imposer aux enseignants de nouvelles façons de faire à travers des injonctions pédagogiques pointilleuses, des mesures coercitives de labellisation institutionnelle et un contrôle vertical renforcé allant jusqu’à l’interdiction de toute critique publique.

La tradition républicaine de liberté pédagogique des enseignants, qui remonte à Jules Ferry et Ferdinand Buisson, est frontalement contestée par les hauts technocrates qui y voient un insolent contre-pouvoir à leur domination hiérarchique et à leur privilège de redéploiement budgétaire sous le rabot de Bercy. L’autonomie professionnelle des enseignants est vue par eux comme une incitation à la désobéissance et non pas comme le pendant de leurs compétences pédagogiques et de leurs responsabilités sociales et éthiques.

En réalité, les neurosciences (depuis une trentaine d’années) et, de façon plus générale, les sciences cognitives (depuis la « révolution cognitive » des années 1950) apportent des éléments de connaissance tout à fait utiles aux pratiques enseignantes. De nombreuses médiations vers les praticiens tiennent compte des résultats et découvertes pour les intégrer aux nouvelles visions et pratiques pédagogiques. Les formateurs d’enseignants et les chercheurs dans les différentes disciplines des sciences humaines et sociales n’ont pas attendu les prêches de tel ou tel neuroscientifique pour intégrer ces éléments de connaissance à leur enseignement. Tout comme les auteurs scolaires dans les domaines où les résultats des recherches étaient utilement exploitables afin de modifier ou de perfectionner les approches didactiques de tel ou tel contenu de savoir.

La promotion de la « neuro-éducation » à laquelle on assiste aujourd’hui dans l’opinion publique est liée à un engouement pour les découvertes scientifiques en général dont on espère des retombées salvatrices, pour les maladies neurodégénératives notamment. Les milieux de la recherche biomédicale qui abritent, pour l’essentiel, les travaux en neurosciences connaissent l’importance de la communication grand public pour conquérir et maintenir les importants financements publics et privés dont ils ont besoin.

L’objet de ces recherches est de comprendre le fonctionnement du cerveau (relié au corps) à partir d’observations sur des sujets individuels, sains ou lésés, au moyen de dispositifs IRM. La cognition n’est qu’un des domaines d’investigation. De leur côté, les sciences cognitives ne se limitent pas uniquement aux bases neuronales ou neurologiques des processus cognitifs. Elles investissent des champs de recherche infiniment plus amples, sans lien avec la biologie ou la médecine, ce qui leur permet d’observer les sujets interagissant dans des conditions réelles d’apprentissage.

En créant pour la première fois dans l’histoire de l’École de la République un Conseil scientifique de l’Éducation nationale (CSEN) dominé par les « neuros » (et dont la soi-disant diversité d’approches se limite en réalité à un réseau mandarinal très restreint),  Jean-Michel Blanquer a officiellement scellé l’alliance entre les hauts technocrates qu’il représente depuis vingt ans et un pool de neuro-chercheurs et affiliés qui pensent pouvoir dicter aux enseignants, immédiatement ou à terme, leurs méthodes d’enseignement. Leurs mantras scientistes et réductionnistes sont « le cerveau apprend » (pas les sujets humains) et « enseigner est une science » (pas une pratique sociale complexe, irréductible à des protocoles algorithmiques).

Cette alliance est dangereuse car elle porte en elle la négation des savoirs expérientiels des enseignants et la mise à l’écart d’approches robustes en sciences humaines et sociales. Elle s’est mise à produire depuis deux ans une série d’impositions typiquement technocratiques : des recommandations pédagogiques très détaillées, signées par le ministre lui-même (encore une première institutionnelle !), pour les premiers apprentissages à la maternelle et au début de l’école élémentaire, recommandations incohérentes que les inspecteurs sont sommés de faire respecter à la lettre ; des contenus de formation que doivent également relayer inspecteurs et formateurs transformés en évangélisateurs « neuros » ; des évaluations nationales obligatoires dont l’objectif est de piloter les pratiques par l’aval (on est incité à enseigner ce que l’évaluation contrôle, rien d’autre même si c’est au programme) et de mettre élèves et professeurs en concurrence sous prétexte de comparatisme scientifique ; enfin des ressources numériques labellisées, éditées par les organismes publics recentralisés et numérisés.

La plupart des chercheurs en neurosciences ou en sciences cognitives qui développent des projets de recherche avec des professeurs dans des classes ne partagent pas la posture impériale du CSEN. Ils refusent ce scientisme scolaire réducteur et ont conscience des dangers que font courir les instrumentalisations technocratiques. Elles bloquent toute réelle possibilité de travail collaboratif d’importance avec les enseignants. On ne mène pas de recherches sur de vrais élèves dans de vraies classes avec le pistolet de la notation hiérarchique sur la tempe des professeurs. Les élèves ne sont pas des cohortes de malades sur lesquelles on teste l’effet de molécules issues de laboratoires. Ce qui pourrait être une alliance fructueuse entre recherche et pratique devient liberticide et dévalorisant.

Une « révolution numérique » pour marginaliser les acteurs historiques

La numérisation de l’École est un autre domaine d’intervention que les hauts technocrates rêvent d’instrumentaliser à leur dessein. Mais la partie est plus difficile car elle se joue avec des « partenaires » autrement plus puissants. Tous les acteurs qui produisent des contenus pédagogiques connaissent l’importance des ressources numériques : enseignants, réseaux d’innovateurs, auteurs et éditeurs scolaires. La culture qui se développe autour du numérique permet d’enrichir les contextes d’apprentissage et d’inventer de nouvelles façons d’enseigner et d’apprendre. C’est un secteur d’activité dans lequel l’inventivité des praticiens et des auteurs peut renforcer l’efficacité pédagogique en classes et en dehors de la classe.

Personne, cependant, ne peut ignorer que le numérique est tenu puissamment dans les mains d’une industrie mondialisée, qu’il est piloté par les multinationales étatsuniennes et asiatiques pour lesquelles le respect des libertés et de l’autonomie individuelles ne fait pas partie du paradigme. L’utilisation raisonnée du numérique à l’École suppose donc une double vigilance : « pédagogique », pour que le pilote soit la pédagogie et non la technologie ; « politique », pour que soit pleinement pris en considération le contexte économique et géopolitique de la « révolution numérique » et que soit maintenue l’indépendance à l’égard du marketing et des ambitions prédatrices des seigneurs numériques.

Dans ce contexte, les hauts technocrates de l’Éducation nationale sont confrontés à un dilemme. D’un côté, le credo néolibéral de la « révolution numérique » annonce le bouleversement de l’économie, de la société, de la répartition entre les sphères publiques et privées. La pente naturelle des hauts technocrates les pousse dans les bras des seigneurs numériques. L’adaptative learning, ce dérivé éducatif de l’intelligence artificielle et du machine learning, est censé rendre obsolètes des pans entiers des systèmes scolaires traditionnels au profit d’un vaste marché mondialisé de l’éducation. Il rappelle les ambitions de la cybernétique des années 1950 qui voyait le processeur bientôt remplacer le professeur.

De l’autre côté, les « technos » entendent utiliser le numérique pour marginaliser les auteurs et éditeurs scolaires, trop pluralistes et indépendants à leur goût. Ils entendent faire éditer des ressources « neuro » avec label d’Etat, exercer un contrôle tatillon sur les ressources des enseignants en les forçant à les déposer sur des plateformes administrées. Mais, pour l’instant, ceux-ci boudent les services mis en place pour siphonner leur univers de travail. Ils préfèrent disposer des possibilités offertes par le cloud des seigneurs numériques, tout en n’ayant cure des promesses d’un adaptative learning survalorisé.

L’École a-t-elle la République qu’elle mérite ?

À constater l’alliance « technos + neuros » à l’œuvre sous Blanquer – aboutissement spectaculaire de tendances plus discrètes déjà anciennes –, on peut s’interroger pour savoir si l’École française a bien la République qu’elle mérite. Les hauts technocrates ont l’habitude d’aborder la question à l’envers en culpabilisant l’École qui ne serait pas conforme à leur vision de la République. Historiquement le « lire-écrire-compter », une antienne reprise par l’actuel ministre, n’est pas républicain. Il appartient à François Guizot et à la Monarchie de Juillet. Les fondateurs de la IIIe République en critiquèrent les limites en regard des besoins d’éducation des enfants et de la jeunesse. Avec notre Ve République et les derniers quinquennats qui se sont succédé, l’évolution néolibérale des hauts technocrates au sommet de l’exécutif a achevé sa mue. Ils sont désormais partout aux affaires, à l’extérieur comme à l’intérieur de l’État. Cette omnipotence explique qu’un Blanquer se conduise en président de l’Éducation nationale.

On peut accuser l’École actuelle de ne pas suffisamment pousser les feux de la démocratisation et de ne pas pleinement respecter les principes démocratiques inscrits au fronton des bâtiments officiels. Mais ce nécessaire exercice, autoréflexif quand il est l’œuvre des professionnels de l’Éducation nationale, peut s’avérer tout à fait vain si la critique ne remonte pas jusqu’au sommet de nos institutions. Et si reste dans un angle mort le poids du présidentialisme de la Ve République et son atavisme pour toutes les formes de rapports sociaux inégalitaires.

 

NDLR : Philippe Champy vient de publier Vers une nouvelle guerre scolaire. Quand les technocrates et les neuroscientifiques mettent la main sur l’Éducation nationale, La Découverte, Paris, 2019, 320 p.


Philippe Champy

Ancien ingénieur de recherche à l’INRP, Ancien directeur des éditions Retz