Arts

Les arbres disent « nous »

Philosophe

Il serait naïf de penser que l’importance accordée à la voix des arbres, dont témoigne l’exposition Nous, les arbres de la Fondation Cartier à laquelle Emanuele Coccia a participé en tant que conseiller scientifique, leur façon de dire « nous » et « moi », soit un caprice intellectuel. Leur reconnaître une intelligence, une conscience, une subjectivité, et jusqu’à une personnalité juridique, est une urgence lorsqu’il s’agit de sauver la planète. Il ne suffit pas de seulement blâmer des démons abstraits comme le capitalisme et l’industrie. Les villes sont des forêts dont nos vies sont faites. Sauver les forêts, c’est aussi sauver les villes. Arrêtons de penser que la forêt est à l’extérieur, au loin, à la campagne, dans un autre pays, sur un autre continent.

Au cours des cinquante dernières années, une étrange révolution a définitivement et irrémédiablement modifié le paysage culturel européen. Cette révolution n’a rien à voir avec les innovations technologiques ; au contraire, elle est allée dans la direction opposée à ce que le progrès scientifique aurait dû et aurait pu encourager. On pourrait presque la voir comme la revanche des dinosaures – des espèces culturellement archaïques, que tout le monde considérait comme destinées à l’extinction, ont trouvé, comme magiquement, l’élixir inattendu d’une nouvelle jeunesse.

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Ce qui s’est passé c’est que les institutions de production et de conservation du savoir se sont inversées : le musée et l’université ont chacun assumé le rôle et les attitudes de l’autre. D’une part, les musées, institutions liées avant tout à l’idée de culture entendue comme patrimoine à préserver, archiver et protéger, ont cessé de vouloir se concentrer sur le passé. Avec la naissance de musées publics et de fondations privées d’art contemporain – du MOMA à New York au Centre Pompidou à Paris, du Hamburger Banhof à, justement, la Fondation Cartier –, le musée est devenu l’institution dont la tâche principale est celle d’ordonner le présent, ou plutôt d’isoler dans le présent les tendances qui révèlent un avenir toujours imprévisible.

Les musées ont su mieux interpréter le présent que les universités. La clé réside dans la forme « exposition ».

Le mérite, évidemment, n’est pas seulement celui des musées : c’est l’art lui-même qui, depuis qu’il a décidé d’être et de se définir contemporain, a institutionnalisé l’avant-garde et est devenu la force avec laquelle une société essaie de s’imaginer différente de ce qu’elle est. Ce n’est plus le reflet parfait, l’image au miroir, d’une culture ou d’une société donnée, mais au contraire la tentative d’une société de devenir autre et méconnaissable, de s’émanciper de sa propre histoire présente et passée. L’art, en effet, est contemporain non pas parce qu’il vit ce temps-ci, mais si et seulement si, quels que soient les formes, les méthodes, les supports et les médias qu’il utilise, quels que soient les registres, il s’efforce de rendre visible ce que nous n’arrivons pas et ne sommes jamais arrivés à confesser, penser, imaginer, être.

C’est à cause de cela que les musées et les fondations d’art contemporain sont devenus les jumelles à travers lesquelles il est possible de deviner notre avenir – peu importe s’il est réel ou juste imaginaire. Nous allons tous aux expositions d’art contemporain avec le même frisson et la même attente de surprise que lorsque nous allions autrefois au défilé : non pas pour mieux se souvenir de nos origines mais pour comprendre ce qu’il se passera après-demain.

Les universités, surtout en sciences humaines et sociales, étaient autrefois les forteresses de l’innovation et de l’imagination. Elles étaient de vraies îles où les montres avançaient d’au moins un demi-siècle sur le reste de la société : on savait ce que les autres apprendraient cinquante ou soixante ans plus tard car on vivait différemment. On y écrivait des livres si imprégnés de futur qu’il fallait attendre un temps de décongélation pour que la société puisse vraiment les comprendre et les accepter.

Pour des raisons difficiles à démêler, mais dont une bonne part de la responsabilité pèse plus sur les universitaires que sur l’institution elle-même, les universités sont devenues maintenant de véritables musées du savoir passé, dont la tâche est la protection, l’archivage, la rationalisation de toutes les connaissances qui n’ont plus aucune valeur d’usage dans la société civile et qui risqueraient de disparaître relativement vite. Là aussi ce n’est pas seulement le fait de l’institution : le monde a radicalement changé durant ces dernières décennies, comme peut-être jamais auparavant.

Ce qui a changé n’est pas seulement le contenu des savoirs mais aussi leur mode d’existence : qui se souvient du temps où la connaissance était une chose extrêmement rare, concentrée en un nombre extrêmement limité de consciences, supports et lieux ? Qui se souvient du moment où, si on ne disposait pas d’une encyclopédie, il fallait sortir ou appeler quelqu’un même si on avait des doutes sur le nom de la capitale de l’Australie (Sydney ou Canberra ?). L’université était une institution façonnée sur cette forme d’existence que les savoirs ne pourront plus avoir : dans un monde où la connaissance était rare et dispersée il fallait la recueillir dans le même lieu et la protéger contre la morsure du temps – c’est à dire produire des archives. Aujourd’hui ce sont les choses qui sont devenues rares face à de nouvelles archives du connaissable, lequel est devenu plus vaste que la planète entière et plus dense que toute expérience individuelle ou collective.

Si j’ai fait cette longue introduction pour parler de l’exposition Nous, les arbres de la Fondation Cartier, à laquelle j’ai eu l’honneur de participer en tant que conseiller scientifique, c’est pour traduire les impressions les plus fortes que j’ai ressenties au fil des mois durant lesquels j’ai fréquenté les différents étages du sublime bâtiment construit par Jean Nouvel, ainsi qu’une découverte. Les musées, c’est ce que j’ai compris pendant ce temps de préparation fébrile, ont su mieux interpréter le présent que les universités. Surtout, ils ont mieux compris comment produire aujourd’hui des connaissances qui n’existaient pas au préalable, et comment les communiquer au plus grand nombre. La clé réside dans la forme « exposition », qui est un geste à l’opposé de celui qui fonde le principe de l’archive : l’exposition fait sortir les objets et les connaissances des entrepôts cognitifs les plus disparates pour laisser leur puissance interagir et opérer dans le monde – par conséquent hors archive.

Si l’on veut vraiment comprendre ce que sont les arbres, aujourd’hui, on ne peut pas se limiter à recueillir et répéter les informations contenues dans les manuels de botanique, ou éplucher et passer en revue les écrivains ou les œuvres plastiques qui les ont représentés. Il faut rassembler dans un même lieu de vrais arbres, des tableaux, des livres, des herbiers, des botanistes en chair et os, des sculptures, des vidéos, les laisser cohabiter pour quelques mois et enfin mesurer leur effet.

L’art et la botanique, la muséologie et l’anthropologie, la philosophie et le design devront se considérer comme des traducteurs, de véritables chamanes.

Une exposition n’est pas un dispositif d’agencements de beaux objets dans un espace clos : elle a, au fond, un rapport accidentel avec les beaux-arts. Ce n’est pas non plus une pratique de l’esthétique, c’est un geste qui appartient au design de la connaissance. Car toute exposition est la forme aujourd’hui la plus sauvage et donc la plus efficace de production de savoir : elle exige la juxtaposition et la cohabitation de médiums de connaissances très hétéroclites (toiles, écrans, bois, paroles, corps humains, plantes, béton). Qui plus est, cette cohabitation éphémère et instable est exactement ce que les archives (et donc les universités), pour des raisons de pureté disciplinaire ou historiques, sont obligées d’interdire : impossible de mélanger, comme dans une exposition, et d’une manière si peu hiérarchique, les temps et les espaces, de marier sans consensus réciproque la parole et la matière, l’image et la performance. Cette liberté de méthode est le contraire de la superficialité : une exposition est une forme d’indiscipline cognitive qui permet comme aucune autre pratique de se concentrer sur une question plus que sur un objet ou sur le support de la connaissance. C’est pour cela que l’exposition peut accueillir en son sein des vérités à la fois plus universelles et plus sensibles que celle qui sont hébergées par un seul médium, qu’il s’agisse d’un livre ou d’un tableau.

Une exposition est la combinaison parfaite de toutes les formes et de tous les médiums de connaissance. D’où le fait qu’elle ne puisse pas être élaborée exclusivement par des spécialistes de l’art. Il faut pouvoir permettre à des conservateur.trice.s et historien.ne.s de l’art, anthropologues, philosophes, botanistes et spécialistes de l’édition de s’asseoir à la même table. Il faut aussi les obliger à la fois à apporter tout leur savoir et leurs compétences, et à abandonner leur casquette, pour que, au final, le discours ne puisse être rabattu sur aucune discipline en particulier. Ce sont les arbres qui parlent et doivent parler : l’art et la botanique, la muséologie et l’anthropologie, la philosophie et le design devront se considérer comme des traducteurs, de véritables chamanes qui permettront aux autres d’entendre leur voix.

Ensuite, une exposition est la forme par excellence du savoir situé : elle véhicule une connaissance qui peut être atteinte seulement à un endroit et à un moment spécifique – raison pour laquelle elle réintroduit l’équivalence entre apprentissage et initiation. On ne peut connaître la vérité véhiculée par une exposition que si l’on se rend à l’heure et à l’endroit convenus pour apprendre quelque chose qui ne pourrait être appris ni ailleurs ni plus tard. De ce point de vue l’exposition Nous, les arbres a l’immense privilège de se tenir dans l’endroit idéal pour interroger notre rapport aux arbres. Et ce n’est qu’à cet endroit que cette connaissance peut être acquise, pour des raisons liées à la nature du lieu.

Si les arbres doivent prendre la parole, ils doivent le faire en ville, ici, en Europe, à côté et à l’intérieur de nos appartements.

Le bâtiment de la Fondation Cartier est l’une des incarnations paradigmatiques de l’intervention architecturale qui, au lieu de partir d’un déboisement préalable du territoire qu’elle occupe, plie le corps minéral du bâti autour des corps végétaux du bois et des arbres présents. Tout l’édifice a été conçu autour du célèbre cèdre du Liban planté par Chateaubriand en 1823 et qui trône à son entrée. Ainsi le jeu de dédoublement entre les deux façades fait de la Fondation Cartier, comme Nouvel lui-même l’avait souligné, un dispositif de « trans-apparence » du végétal : un jeu de miroir qui permet au ciel et à l’arbre lui-même de coïncider avec la peau du bâtiment, ou d’habiter aussi ses parois comme le fait l’un des premiers murs végétaux construits par Patrick Blanc. Aussi est-ce déjà avant d’entrer dans le corps de l’exposition qu’un arbre peut dire « moi » ; et la « modernité naturelle » (la formule est encore de Nouvel) du contenant qui permet cette énonciation de soi à la première personne – si rare en ville – semble préfigurer le futur des métropoles qui devront arrêter d’exiler en dehors de leur corps, dans un espace autre (« forêt » vient du latin foris, qui veut dire « en dehors de »), tout ce qui ne relève pas de la pierre et de l’humain.

C’est sur cette même question que l’exposition commence : la première salle réunit, entre autres, les œuvres de Luiz Zerbini et d’autres artistes brésilien.ne.s appartenant à la culture Yanomami ou vivant dans la région paraguayenne du Gran Chaco. Ces derniers mettent en scène la forêt (amazonienne) comme espace de vie partagé entre végétaux, animaux et humains, comme une grande métropole aux formes abstraites et géométriques, espace à la fois humain et non humain où toutes les cultures se croisent.

De leur côté, les huit immenses tableaux du premier laissent ville et forêt, bois et maison se pénétrer l’une dans l’autre : on ne sait plus si le carrelage domestique a été envahi par l’exubérance de ces arbres qui reprennent ce qui leur avait été volé, ou si ce sont les humains qui ont transformé l’arbre en chez-soi. Ces tableaux sont une parfaite mise en abîme de l’expérience de la visite de la Fondation, maison immergée dans un corps à corps avec un bois urbain et dont les parois semblent coïncider avec la peau des arbres qui l’entourent. Cette même peau végétale devient « artiste » dans les monotypes de Zerbini qui trônent dans la même pièce : dans ces œuvres ce sont les corps de la plante qui distribuent à la fois les lignes et la couleur sur la surface du papier.

Si les arbres disent « nous » ce n’est pas en un sens abstrait, purement grammatical du terme : ils ne peuvent qu’énoncer leur présence et leur réalité de manière sensible. Et la pièce centrale, Nature spirituelle de la réalité, signée toujours par Zerbini, semble affirmer la nécessité de renverser les principes de la représentation végétale incarnée dans les herbiers traditionnels : au lieu d’écraser la plante sur la feuille ou la toile, pour la saisir là où elle perd sa vie, il s’agit de faire de l’œuvre littéralement l’espace où un individu végétal s’affirme, célèbre son existence, et recueille autour de lui les signes de sa gloire.

Une exposition qui porte le titre, Nous, les arbres affirme en effet vouloir accomplir le geste inverse à celui que les arts ont pratiqué dans le genre de la nature morte, et faire de ce geste un paradigme pour penser la cohabitation des espèces dans le monde qui vient. L’enjeu serait de transformer les villes en ces herbiers renversés où la page ou la toile sont écrasées sous la gloire des vivants. Si les arbres doivent prendre la parole, ils doivent le faire en ville, ici, en Europe, à côté et à l’intérieur de nos appartements. S’ils peuvent prendre la parole ce n’est que parce qu’ils sont des citoyens, exactement comme nous, qui ont un droit sur l’espace et sur la terre comme et peut-être beaucoup plus que d’autres espèces sur Terre : c’est grâce aux plantes et aux arbres en effet que nous pouvons habiter nos villes et nos métropoles.

Et si l’arbre est la condition de possibilité de tout urbanisme et de toute architecture, c’est parce qu’il est lui-même un architecte de soi.

C’est sur la dialectique ambivalente entre le corps minéral de la ville et le corps végétal de la forêt urbaine que se penche aussi le travail de Sebastián Mejía. Ses photos mettent en scène les arbres situés sur le lieu d’anciennes forêts : esseulés, scarifiés par la pierre et le béton, ils s’érigent en témoignage d’une force qui résiste à toute la violence que les villes exercent. Ses photographies deviennent la preuve du fait que, malgré cette violence, non seulement le corps minéral des métropoles n’arrive pas à effacer et rendre muet le « nous » des arbres, mais qu’il sera toujours obligé de s’appuyer sur lui pour exister. Ce que le documentaire de Raymond Depardon et Claudine Nougaret démontre sur un autre plan : au centre de tout rassemblement humain il y a un arbre qui nous a permis de nous relier aux lieux et aux autres qui habitent ces lieux. L’espèce humaine a choisi de devenir sédentaire, c’est-à-dire de constituer une relation de fidélité à un espace pour rester proche des arbres qui lui donnait à manger. Si les villes doivent commencer à nouveau à reconnaître le « nous » des arbres, c’est parce qu’il y a eu toujours des arbres au commencement des villes.

Le lien essentiel entre l’architecture et l’arbre est l’un des fils rouges de l’exposition. À l’étage inférieur, une partie des salles est consacrée à l’exposition des œuvres de Franca Stagi et Cesare Leonardi, architectes de Modène qui, en plus de concevoir l’un des parcs les plus importants d’Europe, ont consacré une énergie infinie à faire des arbres l’objet privilégié de l’architecture. Un livre (L’Architecture des arbres) recueille leurs études et leurs dessins. En cela Stagi et Leonardi semblent se rattacher à une tradition de la première modernité, qui faisait du maniement des arbres le début de toute architecture.

Et si l’arbre est la condition de possibilité de tout urbanisme et de toute architecture, et non un simple décor urbain ou un obstacle à son essor, c’est parce qu’il est lui-même un architecte de soi. Les études de Francis Hallé, depuis les années 70, nous ont permis de le découvrir. À la différence du corps de la majorité des animaux, un arbre ne peut pas arrêter sa croissance. Il vit constamment dans un effort de façonnage de soi, de redéfinition de sa forme. Il est une sorte de body artist qui fait du design non pas l’art d’aménager son environnement mais la forme de la relation à soi. C’est aussi à cause de cela – la relation que tout arbre a avec son propre corps est une relation proche à celle que tout.e artiste a avec la matière qui deviendra son œuvre – que la botanique est amenée à développer une relation artistique aux arbres.

Nous parlons d’arbre généalogique pour penser et dire la filiation, nous utilisons leur forme pour penser toute relation entre les concepts.

Au lieu de se contenter de photographier les arbres, Hallé a dû à la fois renouer avec et renouveler l’ancienne tradition du dessin. C’est seulement en dessinant les arbres qu’on arrive à comprendre et surtout à saisir leur forme. Ses cahiers et ses dessins – exposés dans les salles du sous-sol – sont aussi un merveilleux détournement des cahiers ethnographiques des sciences sociales françaises du siècle dernier : car ici les « cultures premières » étudiées sont celles de peuples qui n’ont plus rien d’humain. Ausculter ce « nous », dont l’exposition veut être la caisse de résonance, passe et doit passer aussi par la pratique artistique. De ce point de vue son œuvre est l’incarnation parfaite de ce mélange de disciplines dont toute exposition doit être le déclencheur : la science doit devenir art pour accomplir des tâches scientifiques, et à l’inverse l’art n’est pas une activité esthétique mais la forme et la méthode les plus avancées de connaissance du réel.

Les arbres disent « nous » dans nos villes, et il faut apprendre à entendre leur voix. Ce n’est pas par amour d’un Autre lointain et différent. Si nous avons besoin de comprendre les arbres c’est aussi et surtout parce que c’est grâce aux arbres que nous pouvons nous comprendre nous-mêmes et le monde. L’arbre incarne en effet, depuis toujours, la catégorie cognitive la plus élémentaire qui nous permet de penser et d’exprimer la relation entre les choses : nous parlons d’arbre généalogique pour penser et dire la filiation, nous utilisons leur forme pour penser toute relation entre les concepts.

Nous pensons le monde grâce aux arbres. À chaque fois que nous nous rapportons à nous-mêmes, aux autres et à la communauté, à la technique et à la divinité, nous devons passer par la relation avec des arbres. C’est à l’arbre en tant que figure de médiateur psychologique, social, technique et religieux, qu’est consacrée la deuxième salle du rez-de-chaussée. Ainsi le tableau de Fabrice Hybert, Paysage biographique, où l’artiste se met en scène comme un arbre qui ouvre et protège un paysage graphique et biographique d’événements qui s’étalent sur la toile, rappelle que le « nous » des arbres résonne dans notre voix à chaque fois que nous sommes amenés à dire « moi ». Le « moi » est un paysage dont les jardiniers sont toujours les autres.

L’installation de Afonso Tostes, qui a remanié un ensemble d’instruments agricoles pour en faire ressortir la chair végétale si proche des os humains, nous rappelle que nous nous trompons lorsque nous faisons de la pierre le seul témoin du premier bégaiement technique de l’humanité. C’est dans le corps à corps avec le bois et le corps des arbres que nous avons appris à manier le monde, bien avant de sculpter le corps de la pierre : si nous ne nous en rendons pas compte c’est parce que les ustensiles en bois n’ont pas la même force de résistance au temps que les objets en pierre. Ce lien sculptural va aussi dans l’autre sens : notre anatomie est comme le reflet de l’influence que les arbres (le premier milieu de notre espèce) ont exercé sur nous. C’est pour mieux attraper les branches des arbres que, comme quelques scientifiques l’ont suggéré, nous avons appris à opposer le pouce, et c’est pour mieux saisir la profondeur de l’espace (habileté décisive lorsqu’on vit parmi les branches) que s’est développée la présence de deux yeux sur la même face du visage. Notre corps est témoin de leur subjectivité artiste et nous sommes au fond une de leurs œuvres les mieux réussies.

Un arbre n’est pas un être sans « moi », c’est un être dont le « moi », la réflexivité, a lieu dans des centaines de parties du corps.

La volonté de reconnaître aux arbres le statut de sujet n’est pas une velléité des artistes. C’est une nécessité. Depuis désormais une vingtaine d’années beaucoup de botanistes, parmi lesquels Stefano Mancuso, qui a collaboré à l’exposition, ont démontré qu’une plante est parfaitement capable de savoir ce qui se passe autour d’elle, de savoir ce qui se passe à l’intérieur et de faire la distinction entre l’extérieur et l’intérieur, entre le monde et le non-monde. Toute plante est donc consciente d’elle-même. Tout arbre est capable de communiquer avec d’autres arbres et surtout avec ceux qui appartiennent à la même espèce. Il fait simplement toutes ces choses à travers différents équipements somatiques.

Contrairement à ce qui se passe chez l’animal, où chaque fonction est assurée par une partie spécifique du corps qui est ensuite différenciée d’un point de vue cytologique et morphologique pour former ce qu’on appelle un organe, dans la plante les fonctions sont reprises ou exécutées de manière généralisée et plurielle : il n’y a pas une seule partie du corps qui sent le monde extérieur selon un aspect spécifique (comme les yeux, les oreilles, la bouche). La fonction perceptive est distribuée dans tout le corps, par l’intermédiaire de capteurs non spécialisés – donc sur une base moléculaire. L’intelligence et la capacité de résolution de problèmes ne sont pas concentrées sur une seule partie du corps (c’est ce qui se passe dans le cerveau) mais sont réparties sur toute son extension, et donc intrinsèquement multipliées. Il en est ainsi pour toute fonction vitale. Pensez à la fonction de base, la reproduction : une plante est un être vivant qui peut construire des centaines d’organes sexuels (imaginez-vous avoir des rapports sexuels non pas avec un pénis et un vagin mais avec 150, peut-être tous ensemble, avec des individus différents). Pensez aussi aux autres fonctions, aux feuilles, aux racines : pour chaque véritable « organe », il y en a des dizaines, des centaines…

La raison de cette logique anti-organique est, comme le prétend depuis longtemps la botanique, le caractère sédentaire ; une plante ne peut pas bouger et est exposée beaucoup plus souvent et beaucoup plus intensément que les animaux à l’attaque des prédateurs. C’est précisément pour cette raison qu’elle ne peut concentrer une fonction centrale dans une seule partie de son anatomie, mais doit la confier à plusieurs parties, de manière étendue et égale. Une plante, si vous voulez, est un organisme qui ne cesse de construire des plans b, des corps alternatifs. C’est comme si on construisait 150 bras parce qu’on sait qu’il pourrait nous en manquer un.

C’est la même chose pour le « moi ». Un arbre n’est pas un être sans « moi », c’est un être dont le « moi », la réflexivité, a lieu dans des centaines de parties du corps : il est un organisme pluriel mais sans schizophrénie. Ou plutôt avec une schizophrénie non pathologique. De ce point de vue, chaque arbre n’est pas seulement un « moi », il est beaucoup plus « moi » que moi et vous toutes et tous. Il ne dit pas seulement une seule fois « moi » mais des centaines de fois simultanément dans le même corps, de la même manière que chaque plante fait toute chose dans des centaines d’endroits différents (que ce soit le sexe, la photosynthèse ou autre). Un arbre est l’être qui peut dire « moi » avec n’importe quelle partie du corps. Pour faire comprendre cette capacité de tout arbre à dire « moi » et à se rapporter au monde différemment de nous, Stefano Mancuso et Thijs Biersteker ont imaginé une installation qui permet de visualiser l’ensemble des échanges et des « communications cachées » qu’il entretient avec le monde.

Tant que nous ne reconnaîtrons pas l’arbre en tant que personnalité juridique, tout sera inutile.

Il serait naïf de penser que cette urgence à entendre cette voix soit un simple caprice intellectuel. Reconnaître l’intelligence et donc la conscience de plante remet en question tout d’abord l’idée même d’intelligence et de subjectivité que nous appliquons à nous-même. Mais surtout c’est seulement en reconnaissant cette voix que nous pourrons sauver la planète. La Sibérie brûle. L’Amazonie brûle. La Californie brûle. En fait, le problème se trouve déjà dans la façon dont nous en parlons. On parle d’incendies, comme s’il s’agissait d’immeubles. Comme si c’était des pierres. Des centaines de millions de vies brûlent. Entre 2017 et 2018, un milliard d’arbres ont été brûlés dans la seule Amazonie. Ou plutôt, ils ont été assassinés. C’est le mot à utiliser dans le cas d’individus sensibles et rationnels. Ce qui se passe aujourd’hui en Amazonie est l’un des plus grands génocides de l’histoire. Imaginez si quelqu’un s’était personnellement avili au point de tuer un milliard de chevaux, de lions ou de dauphins. Imaginez ce qui se passerait si la seule personne responsable du génocide de centaines de millions de baleines était retrouvée. Qu’attendrait-on de ce nouvel Achab ? Combien de procès seraient convoqués ? C’est ce que fait Bolsonaro.

Face à la tragédie actuelle, cependant, des métaphores embarrassantes continuent à pleuvoir : le poumon de la Terre brûle, la Terre brûle. Les arbres – en tant qu’individus, en tant que sujets, et surtout en tant qu’êtres vivants, n’apparaissent même pas. Les forêts ne sont que des instruments. Nous les avons déjà brûlées en pensée. Nous les avons déjà brûlées en les enlevant de nos esprits, qui sait combien de siècles auparavant.

Ce génocide blanc est beaucoup plus grave en réalité : c’est ce qui rend l’impunité possible. Tant que nous ne reconnaîtrons pas l’arbre en tant que personnalité juridique, que nous ne lui accorderons pas la même dignité que nous reconnaissons aux animaux domestiques et sauvages, tout sera inutile. Tant que nous ne reconnaîtrons pas qu’en Amazonie, l’équivalent de la population chinoise de vos chats et chiens domestiques a été assassiné de manière coupable, tout sera inutile.

Ce n’est pas seulement le destin de la planète qui est en jeu. Les arbres sont encore le premier corps de notre ville, leur chair, leurs premiers citoyens.

Il sera inutile, voire hypocrite, de blâmer des démons abstraits comme le capitalisme, le néolibéralisme, l’industrie. Bien sûr, il faut lutter contre le crime. Mais si le massacre des forêts se poursuit, c’est aussi et surtout parce que chacun d’entre nous s’efforce chaque jour d’enlever aux arbres toute dignité – celle des êtres vivants, celle des sujets, celle de la raison. Le feu des arbres commence chaque fois que nous les considérons comme des pierres vertes. Chaque fois que nous donnons un nom à notre chat mais pas au pin que nous avons devant nous. Chaque fois que nous nous soucions de nourrir un chien, mais ne nous soucions pas de la santé des arbres de la ville. On les a déjà tués.

Ce n’est pas seulement le sort de l’Amazonie qui est en jeu. Et ce n’est pas seulement le destin de la planète qui est en jeu. Les arbres sont encore le premier corps de notre ville, leur chair, leurs premiers citoyens. Regardez autour de vous : leurs corps sont avec vous, et en vous, sous les formes les plus inattendues. L’arbre est la chaise sur laquelle vous vous asseyez, la table sur laquelle vous écrivez, ce sont vos armoires, nos meubles mais aussi vos outils les plus courants. C’est chaque page d’un livre que vous lisez. C’est en grande partie ce qui arrive sur vos tables, de l’huile aux fruits. L’arbre est aussi l’oxygène que vous respirez. L’essence que vous utilisez pour vous déplacer en voiture. Les médicaments qui guérissent vos maux. Nous vivons de leur corps et grâce à leur corps. Il n’y a pas de ville que l’on ne puisse construire sans s’appuyer sur eux, en nous sculptant à travers leur anatomie, même si l’on préfère la brique ou le ciment au bois.

Nous devrions abandonner le snobisme minéral qui nous force à penser que les villes sont des réalités minérales. Les villes sont encore aujourd’hui des forêts : un réseau inextricable d’arbres morts et d’arbres vivants sur lesquels nous reposons nos corps. Sauver les forêts, c’est aussi sauver les villes. Ici et maintenant. Nous devrions commencer à cesser de faire de l’Amazonie notre alibi pour continuer à déboiser nos villes. Il faudra arrêter de penser que la forêt est à l’extérieur, au loin, à la campagne, dans un autre pays, sur un autre continent. Chaque fois que vous êtes dans une ville, vous êtes dans une forêt qui ne veut pas l’admettre. Un léviathan très complexe d’hommes et d’arbres.


Emanuele Coccia

Philosophe, Maître de conférences à l'EHESS

Mots-clés

Climat