Rediffusion

Parlez-moi d’amour…

Ecrivaine

En septembre, les regrets et deuils de certains inscrivaient Chirac mort au sein du fier roman national français. Au sein de ces mémoires, quid des identités outremers ? L’identification de tant à celui qui leur manifesta un amour pour le moins toxique ne peut manquer d’interroger. Rediffusion du 28 octobre 2019.

Il y a un mois Jacques Chirac a quitté cette vie pour l’autre ou pour le néant, nul ne saurait le dire. Il est frappant de constater combien la mort l’a soudain anobli, combien le souvenir qu’il laisse à un grand nombre semble être celui de l’amour. Ce n’est pas à proprement parler un bilan politique, mais cela compte, et que peut-on opposer à l’amour ? Jacques Chirac a donc aimé, passionnément : la bonne bouffe, le cul des vaches, les pommes, la bière, la compagnie des gens ordinaires, s’attachant à ce que leur condition demeure inchangée.

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Jacques Chirac a tout particulièrement chéri les cultures lointaines, un musée en atteste, et se demander si l’activité de cette institution ne relève pas en partie du recel serait de très mauvais goût. Jacques Chirac a voué à l’Afrique une amour éperdu qui lui faisait dire que ses peuples n’étaient pas mûrs pour la démocratie, ce qui témoignait de la puissance de ses sentiments, de la profondeur de son respect, et justifiait la poursuite de politiques paternalistes quand elles ne furent pas meurtrières. C’est en ami de ce continent qu’il reconnut un peu tardivement que la France, lui devant une bonne part de sa richesse, devait avoir le bon sens de rendre à l’Afrique ce qu’elle lui avait pris. Il s’était gardé d’en rien faire durant ses deux mandats présidentiels, mais c’est encore notre inélégance qui nous le fait souligner.

Plus que tout, Jacques Chirac eut, pour les outremers, une ineffable affection, laquelle l’amena à faire attaquer au chalumeau la grotte d’Ouvéa où périrent donc 19 Kanaks, à signer le décret autorisant l’usage du chlordécone qui empoisonnerait pour des siècles les sols et les populations des Antilles, à s’assurer que les derniers essais nucléaires français fussent conduits non pas en Corrèze mais en Polynésie. Il est des amours bien coûteuses, éminemment toxiques, c’est le moins que l’on puisse dire.

Mais l’homme s’en est allé, et cela ne changera pas grand-chose de rappeler que le RPR fut un repaire de brigands, la Françafrique une association de malfaiteurs. Au bas mot. Puisque tant de Français tinrent à faire savoir combien ils s’identifiaient au trépassé, combien ce dernier incarnait à leurs yeux le pays, il ne serait pas inintéressant de s’interroger sur la signification concrète de tout cela. Pas en ce qui concerne l’Afrique qui est, après tout, maîtresse de ses choix comme de sa destinée. Mais au regard des outremers et de leurs populations, quel est le sens de cette identification massive à la figure de Jacques Chirac ? Que représentent, pour ces Français endeuillés, la Guyane, la Réunion, Mayotte, les Antilles, la Nouvelle-Calédonie ou la Polynésie ?

La question est loin d’être stupide, à l’heure où certains abreuvent le pays de discours sur son identité menacée, son mode de vie à préserver, les immigrés colonisateurs et les luttes à mener pour espérer être encore chez soi demain. Il s’agit de savoir ce que font les Français européens de ceux qui ne le sont pas, de comprendre la manière dont leurs compatriotes excentrés habitent l’imaginaire de tous autant que leurs préoccupations.

Faire preuve d’un semblant d’honnêteté quant à la définition de l’identité française telle que construite à travers l’histoire qui fit de ce pays un archipel sur le plan géographique, c’est reconnaître qu’elle est impossible sans l’inclusion de cultures définitivement non occidentales.

On ne le dit pas assez, la France n’est pas un pays exclusivement européen, en raison de toutes ces autres présences dont elle ne songe pas à se défaire. On ne sait trop quelle identité française il serait question de préserver pour un Kalina ou un Saramaka de la Guyane. Ces gens devinrent des Français malgré eux. Les uns, parce qu’une invasion migratoire en bonne et due forme prit un jour possession de leur territoire ancestral pour ne jamais le leur restituer, les autres parce qu’ils descendent d’insoumis qui s’affranchirent des chaînes de l’esclavage et se réfugièrent dans la forêt guyanaise.

On entend peu parler, en France hexagonale, de ces minorités historiques. Comme leurs sœurs des autres espaces ultramarins cités ici, elles ne sont ni blanches, ni de culture européenne, mais elles sont bien françaises. Comment se manifeste l’amour qu’on leur porte ? Pense-t-on leur devoir quoi que ce soit ? Ont-elles une autre utilité que celle de faire de la France une puissance maritime par ailleurs lanceuse de fusées qui ne s’envolent pas depuis la Creuse ni le Cantal ? S’identifie-t-on à ces populations françaises éloignées ? Sont-elles en droit d’incarner la France à l’intérieur et à l’extérieur ?

Faire preuve d’un semblant d’honnêteté quant à la définition de l’identité française telle que construite à travers l’histoire qui fit de ce pays un archipel sur le plan géographique, c’est reconnaître qu’elle est impossible sans l’inclusion de cultures définitivement non occidentales. Ceux qui évoquent une autre France qu’ils prétendent sauvegarder, parlent d’un pays fictionnel, d’un fantasme. Si même les résistants à la prétendue colonisation migratoire avaient gain de cause – c’est-à-dire, s’il était possible, au XXIe siècle, de faire main basse sur les biens de certains, tout en refusant de se confronter à la présence de leurs corps – la France resterait multi-ethnique et multiculturelle. Tel est le pays réel.

Il n’y a ni art d’être français, ni amour véritable de la France, qui n’appelle à présent, non pas une reconfiguration, mais une actualisation identitaire. Marianne devrait, depuis longtemps, avoir eu les traits d’une femme amérindienne de la Guyane, ceux d’une Kanak, ceux d’une descendante d’engagés indiens de la Réunion. Elle aurait dû avoir ce visage pour tous, pas uniquement dans sa province où il n’est pas certain que la chose se produisit jamais. Les parades du 14 juillet, sur les Champs-Élysées, devraient célébrer autre chose que la puissance militaire. Elles devraient fêter la fraternité entre ceux qui, sans s’être vraiment choisis, ne seront plus séparés.

L’amour tonitruant et onéreux de Jacques Chirac se révéla impuissant à accomplir cela, tout occupé qu’il était au clientélisme, à la consolidation de réseaux dont on ne s’étendra ni sur la nature, ni sur les actes. A chacun de ceux qui se compromirent pour et avec lui, il sut rester fidèle, il lui en coûta peu. Que comptent faire les autres, tous ces anonymes que gratitude et chagrin mêlés massèrent devant un cahier de condoléances ? Certains de ceux qui aimaient le mort avaient pris le train pour écrire un mot à sa postérité. C’est beau. Mais la vie continue, avec son empoisonnement des sols antillais au chlordécone, les préjudices des essais nucléaires, les suicides d’Amérindiens en Guyane. Tout cela, dans l’indifférence résolue de ce qui se donne fièrement le nom de : France métropolitaine.

Dans une France idéale, une France qui se serait enfin hissée à la hauteur des idéaux qu’elle professe, les citoyens se sauraient collectivement fils et filles de ceux qui opposèrent à la violence, la dignité de leurs mains nues et la permanence de leur combat pour la liberté.

L’amour entre concitoyens est plus qu’un sentiment, plus qu’une histoire d’affects individuels, de relations personnelles. Il s’agit avant tout d’une identification à l’autre, de la reconnaissance à cet autre d’une légitimité à dire et à être le pays partagé, du refus de la dégradation de ses conditions de vie, de la prise en compte de son regard et de ses apports dans la définition identitaire ou politique de la nation. Il s’agit de cette fraternité dont fait état la devise de la France, quelque chose qui se rapporte à la responsabilité de chacun dans le bien-être de tous.

En ce qui concerne la crise identitaire à l’œuvre en France européenne, il paraît évident qu’elle est en grande partie due à une ferme réticence à faire place à d’autres récits pour dire le pays. Certains devraient se soumettre à une vision particulière, faire la révérence devant le système qui brutalisa leurs aïeux et donc, se garder de rendre hommage à ces derniers. Par exemple, il est ardu d’honorer la puissance de vie des Subsahariens déportés et réduits en esclavage, de célébrer leurs révoltes, leurs résistances créatives et les cultures singulières qu’ils offrirent au monde, lorsque seuls les conquérants, les dominants, sont fondés à incarner la nation. C’est bien parce que la nation ne se reconnaît pas dans les personnes mises en esclavage que le moindre discours sur le sujet est entendu comme un appel à la repentance, une injonction culpabilisante.

Dans une France idéale, une France qui se serait enfin hissée à la hauteur des idéaux qu’elle professe, les citoyens se sauraient collectivement fils et filles de ceux qui opposèrent à la violence, la dignité de leurs mains nues et la permanence de leur combat pour la liberté. Ils se sauraient aussi héritiers des esclavagistes et, sans jouer les uns contre les autres, il leur serait possible, en toute objectivité, d’identifier ceux qui, dans ces deux catégories, représentèrent avec le plus de force les valeurs du pays actuel. Louis Delgrès ou Jean-Baptiste Colbert ? Ce n’est pas une question anodine…

Si les Français peuvent avoir des modes de vie différents puisqu’ils appartiennent à des espaces géographiques et culturels multiples, ils sont supposés partager les mêmes valeurs. C’est d’ailleurs parce que celles-ci avaient plus d’importance que la culture ou le phénotype qu’il fut décidé jadis d’associer les troupes coloniales à la guerre contre le nazisme. Quelle qu’aient été les modalités de l’intégration de colonisés à l’armée française et le sort qui leur fut fait par la suite, on peut considérer que la France d’alors accorda plus de prix à ses principes qu’à la race défendue par l’hitlérisme. Est-ce aussi le cas pour celle de notre temps ? On se le demande en entendant les lamentations de ceux qui rêvent encore d’empire et d’entre-soi culturel, en voyant la foule massée devant certain cahier de condoléances.

Les Français d’aujourd’hui ont des ancêtres divers, des ancêtres ayant pratiquement tous les traits du genre humain. Ce, sans même que soit évoquée l’histoire coloniale récente. Dans ce pays qui craque de toutes parts, l’heure sonne de parler d’amour politique. Aux minorités excentrées dont il est fait mention ici, il est demandé de faire silence sur l’histoire qui en a fait des membres du corps national, de ne pas passer leur temps à ressasser le souvenir de la violence qui les enfanta, de s’agenouiller devant la grandeur qui piétina autrefois leurs pères et de bien vouloir la servir. En retour, elles recevront des aides sociales, quelques subventions. Mais elles refusent dorénavant de mourir d’amour enchaînées, cette attitude s’étant révélée assez peu porteuse. D’où l’activisme de la Jeunesse autochtone de Guyane pour faire connaître les conditions de vie des indigènes de ce territoire ou les revendications antillaises pour les réparations des préjudices dus à l’esclavage, pour ne citer que ces exemples.

Et puisqu’on ne peut les menacer d’expulsion, les renvoyer d’où elles seraient venues, les assimiler à une culture européenne, il faudra bien aimer la France telle que ces populations contribuent à la façonner. Il faudra assumer de dire que leurs pères furent ceux de tous, réviser les notions d’héroïsme et de grandeur qui ne s’appliquent encore qu’aux agents de la conquête. Dès lors que la nation française a fait le choix de lier son destin à celui des peuples du monde, et sans prendre la peine de les consulter, elle s’est à la fois élargie et contrainte à des mutations de tous ordres. Ce qu’il lui faut désormais protéger, plus qu’un mode de vie unique, ce sont les valeurs qui la fondent. C’est souvent dans les outremers qu’elles sont les plus vivaces.

Cet article a été publié pour la première fois le 28 octobre 2019 dans AOC.


Léonora Miano

Ecrivaine