Rediffusion

Habiter la Terre au temps des pandémies

Politiste

Contrairement à ce que l’on peut entendre, l’épidémie de Covid-19 n’a pas été une « chance pour le climat ». Les conséquences sur l’environnement pourraient même s’avérer désastreuses, et il semble illusoire de vouloir appliquer au changement climatique les mêmes mesures que celles qu’on applique actuellement contre le coronavirus. Il nous faudra au contraire retrouver le sens de ce que nous avons en commun, au-delà de nos frontières nationales, pour garder la Terre respirable par tous. Rediffusion du 9 avril 2020.

Le cygne noir est un animal rare, présent surtout en Australie. C’est un animal tellement rare qu’en prospective, un cygne noir désigne un événement dont la probabilité de survenance est très faible, mais dont les conséquences sont catastrophiques[1]. On pourra toujours dire que la pandémie du Covid-19 était prévisible, que nous aurions dû être alertés par l’épidémie de SARS, que plusieurs articles scientifiques nous avaient mis en garde, que les rapports de la CIA l’avaient envisagée, que Bill Gates nous avait prévenus… Certes. Reste que nous n’étions pas préparés, et que cette crise a eu des conséquences très improbables, dont je me souviendrai.

Je me souviendrai de tous ces morts, décédés du Covid-19, d’un AVC ou d’un cancer, que leurs proches n’ont pas pu entourer dans leurs derniers instants. Je me souviendrai que les caissières de supermarché, dont on annonçait depuis des années le remplacement par des caisses automatiques, étaient désormais considérées comme des travailleuses essentielles. Je me souviendrai que le Financial Times recommandait un impôt sur la fortune, dans un éditorial. Je me souviendrai que la Tunisie a expulsé 30 Italiens, et pas l’inverse. Je me souviendrai que la valeur de capitalisation boursière d’une entreprise de visioconférences (Zoom en l’occurrence), avait dépassé celle de toutes les compagnies aériennes américaines. Je me souviendrai qu’on avait installé un hôpital de campagne au milieu de Central Park, à New York. Je me souviendrai que des pays européens se volaient des masques médicaux sur des tarmacs d’aéroports. Je me souviendrai que les émissions de gaz à effet de serre étaient en chute libre. Je me souviendrai que les canards étaient revenus dans les rues de Paris, et les cygnes dans les canaux de Venise. Tout cela était tellement improbable, il y a un mois encore, que je n’aurais pas cru le voir un jour dans ma vie.

Aujourd’hui, chacun se prend à imaginer, à rêver, à inventer le monde d’après. On se dit que le monde ne pourra plus jamais être comme avant, et qu’il faudra transformer la reprise en opportunité, pour ne pas « gâcher une crise », selon la savoureuse expression de Bruno Latour. Qu’il faudra faire le bilan de ce à quoi l’on tient, comme il nous y invite.

Déjà, les projets affluent : une cinquantaine de députés mettent en ligne une consultation, les tirés au sort de la Convention citoyenne pour le climat avancent des propositions, partout fleurissent des appels et des manifestes à ne pas repartir comme avant. C’est utile et nécessaire, et je ne voudrais sûrement pas refroidir ces ardeurs. Mais je sais aussi que l’aspiration première de beaucoup, après le confinement, sera simplement de reprendre leur vie d’avant, de revenir à la normale. De rouvrir son commerce, de retrouver ses collègues, ou tout simplement de retrouver du travail. Il est urgent et important de penser la suite, mais c’est aussi, à bien des égards, un privilège que peu peuvent se permettre.

Mon propos, ici, n’est pas de dire ce que devrait être le monde d’après – même si j’ai évidemment quelques idées sur la question – mais de nous mettre en garde, collectivement, contre les écueils qui pourraient empêcher ce monde d’advenir. En particulier si nous nous enfermons dans l’idée fausse et dangereuse selon laquelle cette crise serait « bonne pour le climat », ou si nous tirons du confinement la leçon qu’il faudrait à présent « faire pareil pour le climat ». Je voudrais essayer d’expliquer pourquoi, aussi simplement que possible.

Ce qui nous arrive est une catastrophe pour le climat

À l’heure où j’écris ces lignes, les émissions mondiales de gaz à effet de serre sont en chute libre. Nous sommes bien au-delà des objectifs de l’Accord de Paris, qui requièrent une réduction annuelle comprise entre 2,7% par an (pour arriver à +2°C maximum à 2100) et 7,6% par an (pour arriver à +1,5°C). Des mesures de santé publique ont un effet bien plus significatif que des politiques environnementales sur la baisse des émissions. Pour ne prendre qu’un exemple emblématique, la trafic aérien mondial a été réduit de deux tiers au mois de mars 2020 : même dans leurs rêves les plus fous, les promoteurs d’une taxe sur le kérosène ne pouvaient espérer un tel résultat.

Pour autant, nous commettrions une grave erreur de penser que cette crise est une aubaine pour le climat. Sans doute en conserverons-nous certaines habitudes, comme un recours plus grand au télétravail. Mais au bout du compte, je crains que cette crise ne soit surtout une bombe à retardement pour le climat, et voici pourquoi.

En premier lieu, l’Histoire nous apprend, hélas, que les baisses d’émissions de gaz à effet de serre liées aux crises sont toujours suivies d’un rebond. C’était le cas après la crise économique et financière de 2008-2009, et les émissions de la Chine, premier pays à avoir pratiqué le confinement, sont désormais quasiment revenues à leur niveau des années précédentes. Plusieurs économistes, comme Christian de Perthuis ou Michael Liebreich, font néanmoins l’hypothèse que les années 2021 et suivantes ne suffiront pas à compenser la baisse des émissions observées en 2020, et que 2019 pourrait avoir marqué le pic des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Je le souhaite ardemment, mais je crains de ne pas en être aussi sûr qu’eux, au vu des deux éléments qui suivent.

Deuxièmement, à la sortie du confinement, les gouvernements vont devoir mettre en place des plans de relance inédits, et injecter dans l’économie des milliards de dollars, d’euros et de yuans. Ils vont ainsi disposer d’un instrument massif de planification de l’économie, eux qui se plaignaient depuis des années de ne plus guère avoir de capacité d’intervention sur l’économie. Pour reprendre les termes de l’économiste Esther Duflo, c’est un grand moment keynésien : jamais, dans l’Histoire récente, les gouvernements n’avaient-ils eu un tel pouvoir d’intervention sur l’économie. Qu’en feront-ils ? S’agira-t-il de rebattre les cartes, comme le New Deal de F.D. Roosevelt après la Grande Dépression, ou s’agira-t-il de relancer la machine comme avant ?

Pour l’instant, tout laisse hélas à penser que ces plans de sauvetage s’apparenteront surtout à une bouée de sauvetage inespérée pour des industries liées aux énergies fossiles, qui ont été durement touchées par la crise. Et comment serait-il audible de vouloir imposer à ces industries des contraintes environnementales plus strictes, alors qu’elles seront déjà exsangues ? À l’annonce du plan de relance de l’économie américaine voté par le Congrès fin mars, ce sont les cours boursiers des compagnies pétrolières, gazières et aériennes (et même des croisiéristes !) qui ont bondi. À l’heure où j’écris ces lignes, début avril, des centaines de supertankers sont stationnés sur tous les océans du monde, remplis à ras-bord de pétrole, dans l’attente d’une remontée des cours.

Pis encore, et c’est mon troisième point, de nombreux gouvernements et entreprises vont désormais utiliser la crise comme prétexte pour demander (et parfois obtenir) un renoncement aux politiques environnementales. Le Green New Deal européen, qui est pourtant exactement ce qu’il faudrait à la sortie de la crise, est désormais sous pression, menacé par les gouvernements tchèque et polonais, qui réclament son abandon. L’Agence américaine de Protection de l’Environnement, l’EPA, a suspendu jusqu’à nouvel ordre l’application des règlementations environnementales sur le territoire américain, dans l’espoir – notamment – de sauver la très polluante industrie du gaz de schiste. L’industrie pétrolière essaie à présent de tirer avantage de la situation pour achever la construction du controversé pipe-line Keystone XL, qui relie l’Alberta canadien au Texas américain.

Bien sûr tout n’est pas encore joué, et les choses peuvent encore basculer dans l’autre sens, a fortiori si la Commission européenne se ressaisit et parvient à donner une nouvelle amplitude à son Green New Deal, comme cela est urgemment nécessaire. Mais nous serions aveugles si nous ne voyions pas la puissance des forces contraires, à la fois économiques et politiques, qui ne voudront pas que la crise soit l’occasion de faire émerger une économie moins carbonée. Et si nous continuons à répéter que la crise est « bonne pour le climat », nous perdrons aussi la bataille de l’opinion.

D’abord parce qu’il est indécent de dire une chose pareille, à l’heure où tant de familles souffrent de la maladie ou du confinement, et à l’heure où tant d’autres se dévouent corps et âme face à l’urgence sanitaire. Mais aussi parce qu’en le disant, on imprime dans l’esprit du public l’idée qu’une lutte efficace contre le changement climatique impose la mise à l’arrêt de l’économie, et le confinement généralisé. Il y aurait alors fort à parier qu’une fois la crise derrière nous, toute politique climatique ne provoque une réaction épidermique de rejet. Personne ne se souviendra de cette période de confinement comme d’une époque bénie où nous réduisions efficacement nos émissions de gaz à effet de serre…

La crise du coronavirus et le changement climatique sont de faux jumeaux

Même si l’on accepte que la crise actuelle ait des conséquences potentiellement catastrophiques pour le climat, nombreux sont aussi ceux qui pensent qu’il faudrait alors appliquer au changement climatique les mêmes mesures que celles qu’on applique actuellement contre le coronavirus. Les deux combats ont naturellement de puissantes caractéristiques communes : leur caractère mondial, leur urgence, les alertes scientifiques… Et la grande leçon de cette crise, c’est qu’il est possible aux gouvernements, malgré ce qu’ils avaient souvent prétendu, de prendre en très peu de temps des mesures radicales et incroyablement coûteuses, face à ce qu’ils perçoivent comme un danger imminent. Pour autant, faut-il appliquer les mêmes mesures contre le changement climatique ? Je ne le crois pas, parce que les deux problèmes sont fondamentalement différents.

Si nous sommes prêts à mettre en place contre le coronavirus des mesures radicales que nous n’avons jamais été capables de mettre en place contre le changement climatique, c’est avant tout parce que nous avons bien davantage peur du virus que du réchauffement global. Pourquoi ? Parce que nous percevons le virus comme un danger proche et immédiat – ce qu’il est – alors que nous percevons le changement climatique comme un danger distant et lointain – ce qu’il n’est pas.

En effet, alors que nous guettons chaque jour l’évolution des courbes de décès, d’infections et d’hospitalisations pour le Covid-19, les courbes de l’évolution du climat nous indiquent des horizons et des objectifs lointains, à 2050 ou 2100, bien au-delà de l’espérance de vie de beaucoup d’entre-nous. Alors que nous craignons de contracter la maladie personnellement, nous avons le sentiment que le changement climatique touchera d’abord les autres, dans des pays lointains, et que nous serons relativement épargnés. La pandémie du coronavirus a d’abord touché des régions très industrielles, et n’a pas épargné les riches et les puissants : jamais nous n’imaginerions Tom Hanks, le Prince Albert de Monaco ou Boris Johnson parmi les victimes les plus connues du changement climatique…

De ceci, il ressort que nous pouvons espérer une protection immédiate, pour nous-mêmes, des gestes-barrières que nous appliquons face au coronavirus. Pas pour le changement climatique : l’effet des mesures que nous prendrons se fera sentir dans le futur, et d’abord dans les pays les plus vulnérables. Nous ne pouvons pas en espérer un bénéfice immédiat et pour nous-mêmes.

Surtout, si nous acceptons les mesures drastiques de confinement, c’est parce que nous savons qu’elles sont provisoires. Plus longtemps elles seront appliquées, moins nous aurons tendance à les respecter. C’est le propre d’une crise : elle est éphémère, avant un retour à la normale. En ce sens, le changement climatique n’est pas une crise : c’est une transformation irréversible, sans retour en arrière. Il n’y aura pas de vaccin, pas de baisse de la température ni du niveau des océans, pas de retour à la normale. En tout cas pas avant très longtemps : nous avons tous des plans pour l’après-confinement, mais nous ne pouvons pas en faire pour l’après-changement climatique. Ce n’est pas une année blanche, ou quelques semaines de confinement, qui vont résoudre le problème : cela nécessite des transformations structurelles, que nous pourrons porter dans la durée ; pas des mesures conjoncturelles et temporaires.

La maladie n’est pas une malédiction

Le coronavirus et le changement climatique n’appellent pas les mêmes réponses. Pour autant, nous pouvons puiser dans la crise actuelle un certain nombre de leçons quant à la manière dont nous pouvons combattre efficacement le changement climatique. Elles passeront d’abord par un inventaire rigoureux du monde d’avant, et pas seulement par l’invention du monde d’après. Si un si grand nombre de virus en circulation, aujourd’hui, sont des zoonoses, c’est-à-dire des maladies transmises des animaux aux humains, cela tient largement à ce que nous faisons subir depuis des années à la biodiversité de la Terre, de la déforestation à l’élevage intensif.

La crise elle-même fournit son lot de leçons, sur le sens de l’État, du commun, des services publics ou de la solidarité. Pour que nous puissions les mettre à profit, il faudra à tout prix nous prémunir des discours naturalistes ou messianiques, qui voudraient nous faire croire que la nature « reprend ses droits » ou que le coronavirus est un « message que nous envoie la Terre ». Si nous sommes dans cette situation, qui est d’ailleurs vécue très différemment selon les pays, c’est avant tout parce que nous n’y étions pas préparés : nous avions des réserves stratégiques de pétrole, mais nous n’avions pas de réserves stratégiques de masques, ni suffisamment de réactifs pour les tests.

Ces discours naturalistes, qui voudraient voir dans la maladie une forme de malédiction « terrestre », ne nous seront d’aucune aide pour la suite. Au contraire, ils serviront demain à valider les projets des survivalistes et des nationalistes, qui se rejoignent sur bien des aspects : la limitation des échanges, la fermeture des frontières et un monde où chacun vivrait claquemuré chez soi, dans des communautés autarciques.

Si nous voulons, demain, pouvoir habiter la Terre au temps des pandémies, il nous faudra développer davantage de mécanismes de coopération internationale, en particulier pour protéger les plus vulnérables. La crise a permis l’émergence de formidables mécanismes de solidarité au sein de nos sociétés, qui servent principalement à protéger les plus âgés et les plus fragiles. Mais ces mécanismes restent pour l’instant largement confinés à l’intérieur de nos frontières nationales. Les organisations internationales, comme l’Union européenne, sont considérablement affaiblies, et la coopération internationale est en lambeaux : on a vu des pays se voler l’un à l’autre des cargaisons de masques sur des tarmacs d’aéroports. Face à cette crise mondiale, nous assistons à une myriade de réponses nationales, souvent très différentes les unes des autres.

Paradoxalement, les mesures sanitaires d’isolement, de fermeture et de confinement, qui nous sont imposées par la crise, sont aussi l’exact opposé des mesures à appliquer pour lutter contre le changement climatique, et pour nous prémunir de futures épidémies. Il nous faudra retrouver le sens de ce que nous avons en commun au-delà de nos frontières nationales, pour garder la Terre respirable par tous : c’est à cette condition, et à cette condition seulement, que nous pourrons l’habiter durablement.

Cet article a été publié pour la première fois le 9 avril 2020 dans le quotidien AOC.


[1] Cette théorie a été développée par l’essayiste Nassim Nicholas Taleb, dans un essai homonyme (Random House, 2007).

François Gemenne

Politiste, Chercheur qualifié du FNRS à l’Université de Liège, enseigne les politiques du climat et les migrations internationales à Sciences Po Paris et à l’Université Libre de Bruxelles

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Notes

[1] Cette théorie a été développée par l’essayiste Nassim Nicholas Taleb, dans un essai homonyme (Random House, 2007).