Rediffusion

Qu’est-ce qui est vivant dans le « spectacle vivant » ?

Metteure en scène

Face à l’irréalité mensongère de la vie matérielle, le vivant dans le spectacle se dresse et s’invite souvent par effraction là où on ne l’attend jamais. Assister à un grand nombre de représentations de son propre spectacle, c’est comprendre, dans une sensation étrange de douce impuissance, que finalement le spectacle nous échappe parce qu’il se met à vivre une vie autonome. Rediffusion du 23 janvier 2020

Début juillet 2013, Théâtre du fil de l’eau de Pantin : nous sommes en filage pour Le début de quelque chose. La création est prévue 8 jours plus tard au Festival d’Avignon. Elios Noël joue l’un des personnages principaux : durant une scène de danse, il saute de quelques centimètres comme cela a déjà été répété sans difficultés de nombreuses fois. Mais cette fois : mauvaise reprise au sol, il tombe et ne peut pas se relever. La répétition est interrompue, le Samu appelé. Verdict sans appel : rupture du tendon d’Achille, interdiction de mettre le pied à terre pendant plusieurs mois et prévoir une longue rééducation.

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À l’angoisse de toute création, à la fébrilité d’être programmés à Avignon, s’ajoute maintenant la situation inédite d’un comédien gravement blessé. Entre l’attente de l’opération et la nécessité de trouver une solution artistique d’urgence, ces quelques journées de juillet sont terriblement angoissantes. Finalement, nous partons tous pour Avignon. Le 14 juillet, au Gymnase du lycée Mistral, la générale du spectacle a lieu avec la distribution au complet. Elios Noël, soutenu par toute l’équipe, jouera en fauteuil roulant du 15 au 20 juillet.

Le vivant dans le spectacle s’invite souvent par effraction là où on ne l’attend jamais, par la blessure et la fragilité des corps.

Achille, trempé par sa mère Tétis dans le Styx, est devenu invulnérable sauf en son talon qui n’a pas été immergé car elle le tenait à cet endroit. Il sera vaincu par Pâris qui y décocha sa flèche fatale.

Alors, l’interprète, acteur, danseur, circassien, talon d’Achille du spectacle vivant ? La métaphore laisserait dire que l’unique zone de fragilité d’un spectacle serait située dans le corps vivant des interprètes. Dans un spectacle, il est bien plus fréquent de devoir faire face à un problème technique qu’à une défaillance humaine…

Ce que peut et parfois ce que ne peut plus le corps de l’interprète – corps qui se brise, se blesse, se bloque, s’enroue, devient aphone – n’est que la face délicate de cette irréductible présence physique sur scène : concrète, perturbante, subversive parce que réelle.

Ce qui nous regarde, créé en 2016, est un spectacle de théâtre documentaire, poétique et politique, conçu avec Sébastien Lepotvin, sur les perceptions du voile en France. Dans une séquence du spectacle, la comédienne se joue des postures aguicheuses d’une femme objet sur support publicitaire.

Le moment est drôle, beaucoup de spectateurs rient. Puis d’un coup elle fait sauter les boutons pressions de sa chemise, se retrouve torse nu et propose comme tenue de femme « vraiment émancipée » un voile porté topless.

À ce moment précis, au milieu du public, je sentais très physiquement quelque chose circuler : indémêlable cocktail de surprise, gênes diverses, sourires, bouche bée de certaines jeunes filles, mains devant les yeux, parfois baissés vers le sol. Je me souviens de certaines phrases entendues depuis la salle « non… elle l’a fait, elle a pas honte ! » ou encore « je peux même pas regarder ».

Lors de mes rencontres avec des lycéen·ne·s et collégien·ne·s revenait invariablement l’expression de leur trouble face à cette présence concrète d’un corps qui produisait un effet sur eux. La surexposition de la jeunesse aux corps féminins dénudés dans l’iconographie publicitaire, les images hyper-sexualisées des photos posées sur Instagram ou les postures lascives des chanteuses de RnB n’empêchent donc pas la vivacité des réactions face à la présence réelle du corps sur scène.

Le spectacle nous échappe parce qu’il se met à vivre une vie autonome.

Le regard froid, auto-situé dans la sphère purement esthétique, du spectateur averti face au corps nu n’est que la face instruite d’un autre regard, souvent jeune, ou éloigné de la pratique culturelle, et qui rappelle l’intensité de ce qui se joue alors.

La présence d’un·e interprète est bien de l’ordre de l’aura, tout en refusant à la notion son éventuelle nostalgie religieuse. Sans ouvrir la discussion sur la perte effective de l’aura dans le cinéma par rapport au théâtre, et débattre de la thèse célèbre de Walter Benjamin, il est incontestable que la présence de l’interprète sur scène est une expérience qui relève de la communication des corps vivants entre eux.

Le processus des répétitions interdit la mythification d’une spontanéité du vivant sur un plateau. Rien ne coule de source sur scène, aucun geste, aucune forme n’est l’expression d’une salve de vie brute et sauvage : tout geste, tout déplacement, toute parole, quelle que soit la violence ou la passion qui s’exprime, ont été cherchés et formés. Mais cette mise en œuvre de l’artifice ne vise pas autre chose que de retrouver la vie, la spontanéité, l’expression libre, imprévisible, inédite et inouïe d’une présence singulière.

Au fur et à mesure des représentations, l’exigence de faire des « notes » aux acteurs témoigne de notre travail d’artisan du vivant : continuer à resserrer, redresser, élaguer, tailler, arroser, éclairer.

Tout un jeu entre vie et artifice, spontanéité et répétition, redite et invention. Mais assister à un grand nombre de représentations de son spectacle c’est comprendre, dans une sensation étrange de douce impuissance, que finalement le spectacle nous échappe parce qu’il se met à vivre une vie autonome.

Dans le corps de l’acteur se joue l’irréductible écart entre différence et répétition de la mise en scène. D’une représentation à l’autre, le spectacle semble identique à lui-même, et pourtant ne cesse de se décaler imperceptiblement : une manière trop abrupte de rentrer dans le jeu, la diction qui devient chantante, un bras qui s’arrondit là où le corps devrait être tendu ou au contraire une grâce inattendue, une présence nouvelle, un geste imprévisible une incroyable justesse, une fantaisie irrésistible.

Le « je ne sais quoi » et le « presque rien » analysés par Vladimir Jankelevitch sont le miracle vivant du théâtre, tout ce qui ne cesse d’échapper aux acteurs, de nous échapper, ce qui « se passe », ce qui se noue entre le plateau et la salle. La vibration d’une salle est une réalité, ce qui circule entre un public et les acteurs est une réalité, la qualité de silence, d’attention et d’émotions sont des réalités.

Le théâtre comme expérience à vivre impose un rapport intempestif à l’époque. Là où nous devrions quantifier et rendre compte, nous avons besoin de chercher et de ne pas compter ; là où nous devrions être efficaces, l’art exige que nous puissions tenter et échouer ; là où l’époque attend la livraison de produits et de marques, le théâtre propose des aventures sensibles à vivre et des expériences de pensée à éprouver ; là où il s’agit de produire et de vendre des produits, l’œuvre scénique élargit la compréhension de ce qu’est être humain dans une expérience collective et partagée.

Le théâtre est traversé par le sentiment de sa propre fin, la conscience de sa durée limitée. Il se sait mortel. Face à la surenchère actuelle pour la conservation de toutes les images, le stockage de toutes les données, face à cette tendance exponentielle et morbide de produire des espaces virtuels de stockages éternels des datas de nos existences, le spectacle vivant oppose un artisanat radical et une temporalité humaine.

Un spectacle s’arrête, les tournées les plus longues prennent fin, les décors sont stockés pendant un temps et le plus souvent détruits, les interprètes vieillissent sans être immortalisés, forever young, par la caméra.

Il existe déjà aujourd’hui des cimetières virtuels, des comptes Facebook de défunts qui n’ont pas été désactivés (2,3 milliards de comptes existent aujourd’hui dans le monde et 8 000 utilisateurs meurent chaque jour), des « clouds » qui promettent de conserver toutes nos données dans des limbes numériques.

L’irréalité mensongère de la vie matérielle contemporaine vendue comme mobilité, connexion et vitesse pures, s’efforce de faire oublier les coulisses sordides de l’exploitation des damnés de la terre qui produisent nos biens 2.0 au prix de la souffrance des corps et de la dilapidation des ressources naturelles.

Il est impossible de ne pas situer le théâtre en ce moment où le vivant est attaqué de tous côtés.

À cela s’oppose un archaïsme essentiel du théâtre qui nous lie à la manufacture, à l’habileté manuelle, au travail matériel des corps et des choses. Alors qu’il fait grand jour dehors, j’aime profondément cette immersion des matinées réservées à la technique : dans la pénombre et le silence, face au plateau nu, le travail de la lumière et du son d’un spectacle s’élaborent pendant que dans l’atelier de construction de décor se travaillent le bois, le métal et d’autres matières.

Un chef constructeur m’a appris récemment un très beau verbe ancien : « chantourner », travailler le bois pour lui donner une forme arrondie. C’était une opération de menuiserie très délicate pour réaliser l’effet visuel voulu dans le décor en forme de diorama final de la création de Que viennent les barbares en 2019.

La fabrication des simulacres au théâtre, quelle que soit la technicité contemporaine qui peut intervenir par ailleurs, exige l’ici et maintenant de la manipulation humaine et la confrontation concrète à la matière. C’est du simulacre de l’artisanat que naissent les miracles de la scène.

Antoine Vitez rapprochait ces deux mots : « Moi, profondément matérialiste, pour qui les miracles sont irréalisables, je crois que le théâtre a justement été inventé pour les représenter. Le théâtre, c’est le simulacre : il y a même un rapport d’assonance entre miracle et simulacre ».

On ne cesse de mourir sur scène et le théâtre lui-même ne cesse de mourir à la fin de chaque représentation. Mais l’incroyable beauté du théâtre, son miracle, c’est d’être l’art de la mémoire par excellence qui n’est au fond que la poursuite de la vie humaine par d’autres moyens….

Mémoire prodigieuse et toujours faillible de l’acteur. Mémoire des personnages incarnés par tant d’acteurs qui se fondent dans les rôles. Mémoire des spectacles vus et jamais repris, élevés au rang de mythes. Demeurent alors des images, réinventées parfois, des sensations, des états émotionnels. Quand un spectacle revient, quand plusieurs années, 10, 15 ou 20 ans plus tard, un spectacle est repris, c’est le temps devenu matière, la beauté terriblement humaine de la vie qui a passé et qui est toujours là.

Le remake au cinéma est sans rapport avec la transmission d’une grande partition dansée, le maintien au répertoire d’un spectacle, sa reprise par les interprètes historiques ou par de nouveaux corps.

Dans un théâtre, nous sommes rassemblés autour de formes et de récits qui questionnent le sens du « nous », pour faire l’expérience de la pluralité du « nous », de ce qui fait lien sans faire identité, de ce qui fait société sans faire communauté.

Après chaque drame national ou chaque montée des extrêmes politiques aux élections, s’écrivent des pages et des pages sur les fractures et replis qui divisent la société française. Pourtant, des menaces de plus en plus ciblées, répétées et profondes s’exercent sur celles et ceux qui fabriquent l’éducation, la solidarité, le soin et la culture dans notre société. Impossible donc de ne pas situer le théâtre en ce moment où le vivant est attaqué de tous côtés par les intérêts liés de la prédation privée et de la tentation autoritaire du pouvoir politique de passer en force.

Être vivant, c’est ne pas pouvoir se passer des autres ; c’est ce que le théâtre réalise dans le travail visible et invisible de tous ses travailleurs, sur la scène et autour de la scène, dans la création des spectacles et dans le lien fondamental pour faire venir, accueillir et réunir. Les théâtres sont des lieux de vie sensible qu’il faut plus que jamais inventer et défendre comme des refuges pour les luttes poétiques, des espaces à préserver pour des rituels sans religions mais pas sans esprits ni forces agissantes.

Cet article a été publié pour la première fois le 23 janvier 2020 dans le quotidien AOC en prélude à La Nuit des idées du 30 janvier 2020 sur le thème « Être vivant ».


Myriam Marzouki

Metteure en scène