Rediffusion

« Le » ou « la » Covid, that is (not) the question

Linguiste angliciste

Depuis le début de la crise sanitaire, on voit naître de nouveaux emplois, voire de nouveaux mots, pour désigner de nouvelles réalités, plutôt désagréables. En tête de liste : « Covid ». Avec à la clé, très vite, la question de savoir si l’on devait dire le ou la covid ? Bien qu’infime, cette variation linguistique révèle de grands enjeux. Rediffusion du 21 septembre 2020.

Hier, à 19h, dans la pharmacie de mon quartier. Dans la queue, devant moi, une jeune femme serrée dans un tailleur chic, derrière moi, un vieux à l’hygiène douteuse et au masque mal posé (« J’arrive pas à respirer, moi, avec cette connerie », ahane-t-il dans mon dos). Mon pharmacien, de la buée plein ses lunettes, suant et fatigué, s’excuse auprès de la jeune femme. Il est désolé, il n’a pas eu le temps de coller l’affichette sur la vitrine mais il est à court de gel hydroalcoolique.

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La jeune femme se fâche et lance en partant : « Vous croyez que j’ai que ça à faire, moi, la queue dans les pharmacies ! » Puis, au vieux mal masqué, qu’elle trouve sur son chemin, elle balance : « Et vous, ça vous amuse de mettre votre masque de travers, vous voulez vraiment mourir de la covid ? Y a pas que les jeunes qu’il faut éduquer ! »

Tandis que la porte coulissante se referme derrière elle, le vieux marmonne : « Non madame, je ne veux pas mourir de la covid moi, je préfère encore mourir du covid ! »… Et il s’en va à son tour, dignement, son masque sur le menton (sans doute était-il lui aussi venu quérir du gel, en conclus-je).

Me voilà seule avec le pharmacien, qui commente, découragé : « C’est vrai, “le” ou “la” covid, même moi je sais plus quoi dire. J’ai toujours dit “le” covid, mais depuis qu’à la radio ils se mettent à dire “la”, je suis perdu. Ce matin je me suis même fait corriger par un client ! Alors que j’ai quand même autre chose à faire que recevoir des leçons de morale linguistique… Vous en pensez quoi, vous ? »

J’en pense qu’il faudra peut-être, bientôt, comme dans Schtroumpf vert et vert schtroumpf (1973), tracer une frontière sur le sol de la France métropolitaine pour nous départager : d’un côté, ceux qui disent le covid (et tire-bouchschtroumpf), de l’autre, les partisans de la covid (et du schtroumpf-bouchon). En respectant le mètre de distanciation sociale, bien sûr, chaque camp aspergera l’autre de jets de gel hydroalcoolique et l’invectivera : « Mauvais parleur, va ! », « Ouais c’est ça et moi je t’achèterai un Bescherelle ! » Les indécis, aussi, seront conspués. « Choisis ton camp, hé, lâcheur ! Covid, c’est soit masculin, soit féminin ! »

Que s’est-il passé pour qu’on en arrive là ? Surtout, quels grands enjeux cette infime variation linguistique révèle-t-elle ? Qui, en fin de compte, décide de la langue ? À quel âge est-on assez grand pour parler comme on l’entend ?

Du coronavirus au Covid

C’est une expérience linguistique inédite et une (maigre) consolation à la période sombre que nous traversons : depuis quelques mois, on voit naître de nouveaux emplois, voire de nouveaux mots, pour désigner de nouvelles réalités, plutôt désagréables. Du « confinement », mot qui existait mais s’appliquait (las) à des situations délimitées par un espace étroit (cellule de prison, chambre d’hôpital), aux « anti-masques » et/ou « covidiots » (comme nos stockeurs forcenés de papier toilette et de coquillettes, geste primitif de survie assimilé en néerlandais à la pratique dite du hamster, hamsteren). Parmi ces mots nouveaux, il y eut le mot « Covid ».

Proclamé le 11 février 2020 par l’organisation mondiale World Health Organization (dite OMS en français) comme le nouveau nom de la maladie causée par le coronavirus (SRAS-CoV-2), COVID-19, est donc, d’abord, un mot anglais. Plus précisément, c’est un acronyme, c’est-à-dire un mot constitué par les initiales (voire les premières syllabes) de plusieurs mots et prononcé comme un mot normal (pas comme un sigle, où l’on entend encore les initiales, comme dans la SNCF, difficile à prononcer comme un mot par ailleurs). Covid est en fait l’abréviation des deux mots anglais COronaVIrus et Disease, dont on a retenu les syllabes Co, Vi et la lettre initiale, D.

Avant ce 11 février, en français (de France et d’ailleurs), on parlait, tout simplement, du “coronavirus” (bien qu’on eût vaguement compris que c’en était un particulièrement offensif). Le Covid-19, tout juste né, est ainsi reçu et perçu par les francophones (et les anglophones, le Times titrant le 12 février que « l’OMS a donné au nouveau coronavirus son nom officiel, COVID-19 ») comme le synonyme du coronavirus. C’est donc en tant que tel qu’on se met tous à l’employer (parfois même sans majuscule, le covid), et non comme le nom d’une réalité causée par le virus et qui en serait distincte. C’est ce qui s’appelle un glissement métonymique, de la cause à l’effet, fait linguistique très fréquent, notamment dans les noms de maladie : on dit bien « j’ai attrapé la grippe, et non le virus de la grippe ». En se protégeant du covid, on se protège du virus qui le cause, on craint le covid comme on craint son agent infectieux. Dans les faits, dans la pratique de la maladie, il n’y a donc guère de différence.

Genre des choses : l’arbitraire dans la langue

En anglais, il n’existe pas d’alternance entre le genre grammatical masculin et féminin dans les articles et les noms d’inanimés (il en existe dans certains mots faisant référence aux êtres sexués, comme les pronoms he and she). Les anglophones disent Covid ou the covid, identifiant ainsi une notion pure : Love is what you need, (the) Covid is what you don’t.

En français, on s’est tous mis à dire spontanément le Covid, au masculin, sans doute pour deux raisons : celle tout juste énoncée, que le covid s’entendait comme le virus. Mais aussi, car le genre grammatical masculin, en français, est le genre par défaut, le genre de base, parfois dit « non marqué » et bien plus utilisé que le féminin (déséquilibre révélant une volonté politique d’invisibilisation sexiste selon les féministes et le Haut Conseil à l’égalité entre les hommes et les femmes, auquel l’écriture inclusive remédie en s’adressant à tou·t·es). Pourtant, la plupart du temps, les marques de l’alternance féminin/masculin n’ont rien à voir avec le sexe (lire à ce propos Le féminin et le masculin dans la langue, sous la direction de Danièle Manesse et Gilles Siouffi).

Pourquoi « maladie » est-il au féminin en français ? La réponse n’est pas logique, elle est historique : la langue suit des habitudes, hérite de comportements plus ou moins réguliers, que l’on peut (ou non) ériger en règles. « Maladie » est au féminin en raison de son suffixe « -ie », qui entraîne le féminin, comme le faisait le suffixe latin -ia dont « -ie » est issu, comme le faisait le suffixe grec -ία dont –ia est issu. Mais pourquoi diable le suffixe grec exprimait-il le féminin ? Pour le savoir, autant aller consulter la Pythie (au féminin).

Le nom du meuble sur lequel je pose mon ordinateur, en français « une table » (féminin), n’a pas de genre grammatical en anglais, table. En espagnol, c’est encore un nom féminin, una mesa, mais en russe, un nom masculin, stol. « La poire » est au féminin en français, pourtant elle vient du latin pirus, qui dans sa forme féminine désigne le poirier, et dans sa forme neutre, pirum, le fruit. Lorsqu’il s’agit de faire référence à des entités non genrées, il est impossible de trouver une motivation à la répartition que font certaines langues entre le masculin ou le féminin. De même qu’il est impossible, le plus souvent, d’expliquer pourquoi tel mot s’applique à telle chose, pourquoi le mot “poire” désigne ce fruit jaune paille, vert ou rouge terre, plaisir juteux de l’automne (à moins de sombrer dans des tautologies, et dire qu’il est en forme de poire).

C’est ce que Ferdinand de Saussure, dans ses Cours de linguistique générale, appelle « le principe fondamental de l’arbitraire du signe » dans la langue. Bien sûr, l’arbitraire devient relatif, nuance Saussure, dès que les mots se construisent et s’agencent, ainsi une grande partie du lexique et presque toute la grammaire sont-elles, elles, motivées. « Dix-neuf », composé de « dix » et « neuf », est moins arbitraire que « vingt », et le « poirier » donne la poire de même que l’« abricotier » donne l’abricot. Une certaine régulation intervient au milieu du chaos.

Évidences construites et autorités linguistiques

On oublie que les noms et genres de nos choses sont le plus souvent arbitraires tant il est rare d’assister à la naissance d’un mot. Sans doute 99 % de notre lexique nous est-il enseigné, comme une évidence, lorsque nous sommes enfants. Or ce qui semble une évidence au moment où nous balbutions notre première « poire » et notre première « table » est en réalité un état donné de la langue résultant de quelques milliers d’années d’évolution linguistique plus ou moins cohérente. L’enfant qui apprend à marcher sans tomber exulte d’une joie pure et se met aussitôt à courir. Vite, il oublie qu’une fois sur deux, il tombait. Vite, les processus d’acquisition, les pas de côté sont refoulés.

Même les règles d’orthographe et de grammaire enseignées dans la sueur et la révolte nous semblent, une fois acquises, par une mutation alchimique digne de la pierre philosophale qui transmue le plomb en or, gravées dans le marbre. Plus nous avons souffert d’apprendre une règle, plus nous y tenons. Nous sommes juchés sur nos socles tels des parangons de certitude linguistique, gare à qui veut nous en déboulonner, gare à qui ose parler autrement. Nous fichons des petits coups de pied à toute cette foule de maltraitant·e·s de la langue, telle ma professeure d’anglais de 5e B, dont la permanente grise exhalait la naphtaline et la rigueur britannique, et qui, de sa règle en fer rouillé, nous frappait les bouts des doigts lorsque nous récitions nos verbes irréguliers de travers, break, broke, broked, aïe !

Car il y a une grande jouissance à posséder une langue, une plus grande jouissance encore à l’inventer ex nihilo. Celui qui nomme, l’auteur·e d’un mot, fait l’expérience de l’autorité pure. L’autorité (du latin auctor, celui qui augmente la confiance, lui-même du verbe augeo, augmenter) c’est ce qui se porte garant de, répond absolument d’une chose. Toutes celles et ceux qui ont passé neuf mois à contempler un ventre qui s’arrondit en hésitant sur le prénom à donner savent à la fois l’ampleur inouïe de l’arbitraire (pourquoi Fernand et pas Cunégond ou Brahim ?), mais aussi le geste absolu d’autorité au moment fatidique, quand la sage-femme, devant le bébé vagissant, vous tance : « Enfin, il est grand temps de se décider ! »

Heu…. Fernand-Brahim !

Hé ben voilà, c’était pas compliqué !!! C’est très beau, ça, Fernand-Brahim !

Par la suite, il ne viendra plus jamais à quiconque l’idée de contester votre autorité linguistique. Que ce soit dans la salle de soins où papa ému donne son premier bain au bébé (enfin, à Fernand-Brahim). Ou encore devant le faire-part, lorsque le nom est imprimé en petites lettres roses sur le papier crème.

Seulement voilà, il n’est pas si courant de pouvoir nommer (ou accorder) quoi que ce soit selon son désir (souvent par ailleurs déjà compromis par l’autre autorité potentielle du couple). Sans compromis, elle, l’Académie française communique le 7 mai 2020 sur son site officiel au sujet de “la covid”, dont l’usage au féminin, déjà pratiqué au Canada francophone, serait plus recommandable. L’Académie… ou peut-être, en l’absence de décision collégiale, “son” secrétaire perpétuel (je ne décline pas, car elle ne le souhaite pas), madame Hélène Carrère d’Encausse. Il semble en effet, d’après l’enquête menée par le journaliste Frédéric Martel pour son émission Soft Power du 17 mai 2020, que cette dernière n’ait pas consulté certains Académiciens avant de publier ce rappel.

Il est cocasse que Madame Carrère d’Encausse, peu connue pour son ouverture à la féminisation du lexique, à qui personne, pour une fois, ne demandait de concéder une marque visible au féminin, tente un geste d’autorité prescriptive en faveur du féminin de covid. Peut-être le secrétaire perpétuel a-t-elle en fait des affinités secrètes avec le français québécois, peut-être tombe-t-elle en amour et préfère-t-elle, la fin de semaine (le week-end), prendre une marche (de take a walk) que d’aller se promener (surtout s’il y a de la congestion et qu’elle n’a pas envie de chauffer son char).

Régulation et désir d’identité

La recommandation de l’Académie française suit en réalité celle de l’Office québécois de la langue française, qui, lui, a sévi assez tôt pour que l’usage commun (en français canadien) en soit modifié (début mars).

La « règle », qui est un fait régulier constaté, et a, à ce titre, vocation à décrire plus qu’à prescrire, s’énonce ainsi : les acronymes anglais s’emploient généralement au genre du nom tête (mot de base) du groupe, nom tête qui serait le leur s’ils étaient traduits. C’est donc d’après d’une traduction potentielle qu’il faudrait accorder l’acronyme. Il faudrait donc dire « la » Covid car l’anglais disease, s’il était traduit, le serait sans doute par le nom féminin « maladie ». Dire « le covid » est ainsi répertorié comme un emploi « fautif » par l’Académie française. Il est vrai que c’est ce qui se passe pour « le » FBI, (nom tête, s’il était traduit, « bureau »), et « la » CIA (nom tête, « agence »). Mais quid de « laser », acronyme oublié, de Light Amplification by Stimulated Emission of Radiation, puisqu’on dit « une » amplification ? Quid de « radar », acronyme anglais de RAdio Detection And Ranging ? « La » détection, donc « la » radar ! Exemples : « Flûte, j’étais à 90km/h et y avait une radar !! » Ou encore : « Je l’ai dans la radar, ce secrétaire ».

Tout va bien si on nous donne les règles avant de jouer. Mais si on s’est habitué à nos pratiques, et si les règles sont peu fondées, c’est plus compliqué. Dans ses statuts de 1635, à sa création, il est écrit que l’Académie française a pour principe de donner à la langue des « règles certaines ». Reconnaissons que cette mission est des plus incertaines, et aussi qu’il est fort certain que l’institution pense très certainement, lorsqu’elle résiste aux nouveaux usages, défendre la langue française.

Au Québec, les autorités linguistiques sont plus réactives, et elles sont plus suivies. Comme le soulignent certains experts du français canadien, la langue française est peut-être « la seule référence collective » du Québec (Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise), voire la seule valeur partagée par les francophones du Canada, isolés parmi leurs voisins très majoritairement anglophones. La menace de l’invasion anglophone, si menace il y a, y est vécue avec plus d’intensité, et c’est pour y faire face qu’une véritable politique linguistique est née à la fin des années 60 et 70, avec en 1977 l’adoption de la Charte de la langue française, qui fait du français la seule langue officielle de la province.

Aussi les francophones canadiens marquent-ils davantage leur différence linguistique. Dans les infimes variations que leur langue s’efforce de faire exister contre l’anglais américain se lit un besoin identitaire fort. L’enjeu n’est pas linguistique, il est politique. Pourquoi, me direz-vous, existerait-on davantage en disant « j’ai attrapé la covid » et « j’ai trouvé une job » que leurs versions au masculin? Parce que, me semble-t-il, dans cette marque du féminin (genre plus « marqué », si vous me suivez toujours) s’exprime une plus grande différence d’avec la neutralité de l’anglais, le féminin étant, en français, comme une valeur ajoutée (ajoutée par les suffixes « -trice » à « autrice », « -esse » à « maîtresse », etc).

L’école, c’est fini (je ne crois pas que j’y retournerai un jour)

L’inconfort provoqué par le rappel de cette « règle » est semblable à celui qu’on éprouve lorsqu’on est en train de descendre un escalier et qu’on en prend soudain conscience : on vacille, on perd l’équilibre. Nous voici face à un dilemme linguistique. Grâce à Dieu, nous ne sommes pas Hamlet, et il ne s’agit pas encore de choisir si l’on doit être ou n’être pas. Doit-on suivre « la règle » , le comportement régulier, que recommande notre institution prestigieuse, et se défaire d’une habitude langagière déjà installée en automatisme ? Doit-on en faire fi ? Dans ce conflit d’autorité, suivrai-je mon usage spontané ou la régulation a posteriori ?

Libre à nous de choisir. Mais qu’on laisse en paix celles et ceux qui veulent continuer à dire « le », qu’on laisse en paix mon pharmacien, nous ne sommes plus à l’école. Faisons, linguistiquement, comme on préfère. Et réjouissons-nous de parler une langue qui est encore assez vivante pour évoluer sans cesse, réjouissons-nous que ses mouvements et débats nous intéressent.

NDLR : Julie Neveux fait paraître ces jours-ci Je parle comme je suis aux éditions Grasset.

Cet article a été publié pour la première fois le 21 septembre 2020 dans le quotidien AOC.


Julie Neveux

Linguiste angliciste, Maîtresse de Conférences en linguistique à l'Université de Paris-Sorbonne