Rediffusion

Neutriser la langue, démasculiniser le neutre

Politiste

Le scandale déclenché par l’introduction du pronom iel dans le Robert relève davantage du trouble que ces trois lettres introduisent dans la perpétuelle routine binaire du genre que de la crainte d’un péril de la langue française. À côté de cette expérimentation linguistique, émerge la possibilité de neutriser le langage – et au-delà, notre rapport au monde – non pour nier les différences, mais pour leur laisser la possibilité d’advenir en dehors de tout binarisme et sans en faire le sujet principal de nos énoncés. Rediffusion du 20 janvier 2022

Cet automne, l’introduction du pronom iel dans le Robert a déchaîné l’ire des polémistes et politiques de tous bords. Les trois petites lettres de la discorde ont volé la vedette à bien d’autres sujets qui mériteraient pourtant d’inquiéter ministres, parlementaires et éditorialistes : entre autres, le déferlement ininterrompu de violences sexistes et sexuelles jusque dans les rangs de l’Assemblée nationale, la persistance du harcèlement scolaire qui mène des élèves de collège au suicide, ou encore, l’épuisement généralisé des personnels de santé et d’éducation.

Au lieu de cela, c’est l’ajout dans un dictionnaire, initiative privée qui regroupe plus de cinq cent mille mots, d’un néologisme introduisant en langue française un pronom personnel neutre de la troisième personne du singulier et du pluriel qui a déclenché la polémique. Dictionnaire qui, rappelons-le, n’a pas vocation à dicter la norme linguistique mais se contente de recenser les usages de la langue en constante évolution.

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On a donc dénoncé au nom du bon sens et de la beauté du français ces minorités qui veulent triturer la langue et modeler la société à leur image. Mais quel est donc vraiment ce scandale auquel on a entendu crier ? Était-ce la plainte des gardien·nes de la langue française et de ses règles ancestrales ? Des nouveaux mots font pourtant leur entrée dans les dictionnaires tous les ans sans donner lieu à des tribunes, des émissions télévisuelles ou radiophoniques, et autres déferlantes de tweets. Serait-ce la litanie des champion·nes de la liberté d’expression contre les censures du politiquement correcte et la tyrannie des minorités ? On ne voit toutefois pas bien la censure et la tyrannie dans le recensement par une entreprise privée d’un usage de la langue.

Et si le scandale de iel n’était pas plutôt, avant tout, d’introduire un trouble dans ce qui semble être la perpétuelle routine binaire du genre ?

Cette polémique suggère, une fois de plus, combien la dualité des sexes est un système confortable de représentation et d’organisation du monde, système auquel nous sommes affectivement très attaché·es. Au moins, de façon hégémonique. La langue française est un des signes de notre addiction à la dualité et les réquisitoires contre ce nouveau pronom confirment une aversion répandue pour ce qui pourrait toucher de près ou de loin à une indifférence de genre. Mais cette indifférence de genre est plus complexe qu’il n’y paraît. Le pronom iel a en fait deux usages distincts qui nous renseignent sur deux mécanismes de reproduction linguistiques de l’ordre du genre, d’une part l’impossibilité d’exister en français en dehors de la dualité féminin-masculin ou dans un quelconque entre deux, et d’autre part la primauté du masculin sur le féminin.

Dualité des genres, primauté du masculin

Le premier usage de iel en fait donc un pronom de la troisième personne du singulier ou du pluriel (iels) pour des personnes qui ne reconnaissent pas dans les pronoms féminin (elle, elles) ou masculins (il, ils). Ce néologisme vient ainsi pallier une carence grammaticale du français, faisant place dans la langue à des formes de vie ou des identités de genre non-binaires.

Il y a des hommes et des femmes, nous dit la langue et cela se retrouve dans les adjectifs, les pronoms personnels de la troisième personne du singulier et du pluriel, et de nombreux noms communs de métiers ou de statut. Il nous est presque impossible de parler d’une personne sans lui attribuer d’emblée un sexe. Même les pronoms personnels non-genrés (je, tu, nous, vous, on) sont vite rattrapés par des adjectifs ou des participes passés que l’on se doit d’accorder en genre et en nombre avec le sujet.

La langue, comme l’avait déjà noté Monique Wittig, porte la marque binaire du genre et cette marque participe à la construction des représentations et des croyances que nous entretenons à propos des autres et de nous-mêmes. L’omniprésence linguistique du genre génère des visions du monde dans lesquelles l’existence de deux groupes distincts est un aspect déterminant de nos vies. Or, cette distinction grammaticale s’accompagne aussi d’un ensemble de manières d’être, de domaines de l’existence, d’émotions et de valeurs qui sont réservés à l’un ou l’autre groupe et ordonnés hiérarchiquement, favorisant toujours ce qui est attribuable au masculin.

De fait, les mécanismes linguistiques du binarisme de genre ne s’arrêtent pas là. L’absence de genre neutre pour un grand nombre de formes linguistiques – adjectifs, pronoms, noms communs – pose un autre problème. Quelle forme utiliser, en effet, quand le genre des personnes que l’on évoque ne peut pas être identifié comme strictement féminin ou masculin, soit que le groupe est composé de femmes et d’hommes, soit qu’on ne sait pas exactement qui compose le groupe, soit encore, que nous parlons en général ?

On devine ici le second usage du pronom iel(s) servant à désigner des personnes ou des assemblées de personnes dont le genre n’est pas unitaire et ce afin d’éviter d’appliquer la règle en vigueur selon laquelle le masculin l’emporte sur le féminin. Non seulement il est bien difficile en français d’échapper à la dualité de genre, mais les règles actuelles de la grammaire font du masculin le neutre par défaut de la langue. Pour parler au pluriel quand il y a des femmes et des hommes, ou lorsque le genre de la personne n’est pas connu, l’usage veut que nous employions les formes masculines des mots.

Des militantes, des autrices et des chercheuses comme Eliane Viennot entreprennent depuis de nombreuses années d’y remédier en cherchant à démasculiniser les pratiques linguistiques. L’écriture dite inclusive ou non-sexiste luttent contre l’invisibilisation du féminin et des femmes en redonnant sa place à cette moitié de l’humanité que la langue française a tendance à oublier ou effacer. Elles ont ainsi remis au gout du jour les formes féminines anciennes de certains noms communs tombés dans l’oubli ou activement écartées par des linguistes masculins – professeuse, autrice, etc. Elles ont aussi incité à dédoubler les formes masculines et féminines, en ne se contentant plus de dire par exemple, « chers collègues » ou « les étudiants », mais en employant « chers collègues, chère collègues » ou « les étudiants et les étudiantes ».

Toutefois, d’autres tactiques pour démasculiniser la langue permettent non pas de rendre visibles le féminin et les femmes, mais au contraire de dégenrer nos usages linguistiques, en faisant de la différence des sexes un aspect non-pertinent d’une phrase ou d’une expression. On pense par exemple à l’utilisation de mots épicènes qui s’emploient de manière indifférenciée pour les hommes et les femmes. Ce sont des noms communs (personne, élève), des adjectifs (formidable, admirable), pronoms (nous, on, je) articles définis ou indéfinis (des, les), etc. Tenter d’écrire ou de parler de façon la plus épicène possible pourrait ainsi devenir un exercice de style.

Dans la catégorie des formes linguistiques qui démasculinisent autant qu’elles dégenrent la langue, il y aurait donc également le second usage de iel(s), voire même la pratique du point médian qui a elle aussi suscité de nombreuses critiques. Car si le point médian est généralement présenté comme une simple contraction permettant d’éviter le dédoublement des formes féminines et masculines, il contient, me semble-t-il, un autre effet plus radical. N’y a-t-il pas dans les mots altérés par le point médian (i.e. les étudiant·es, les lecteur·ices, ou les militant·es) au-delà de la simplification d’un dédoublement qui visibiliserait le masculin et le féminin, une mise en suspension de la nécessité de choisir un genre ?

Le point qui est en suspens entre deux niveaux de ligne incarne une forme d’abstention qui pourrait s’apparenter à une version démasculinisée du neutre. Une abstention différente aussi de la démarche qui consiste à abandonner toute recherche de neutre, au profit de l’expression du masculin et du féminin l’un après l’autre (les étudiants et les étudiantes, les lecteurs et les lectrices, les militantes et militants, etc.).

Neutriser ou neutraliser ?

Qui défend, toutefois, l’écriture non-sexiste ne promeut pas forcément une écriture non-genrée, le neutre ayant été trop longtemps associé à la prédominance du masculin. Ces expérimentations qui troublent la binarité, nous montrent néanmoins qu’il n’y a pas nécessairement à choisir entre un masculin faussement neutre et la prégnance insistante de la dualité des sexes. Émerge alors la possibilité d’un autre neutre, défait de la domination masculine, un neutre qui lutterait au contraire contre cette domination quand elle prend la forme d’une séparation stricte, répétée et omniprésente entre deux pôles complémentaires et hiérarchiquement ordonnés. Un neutre qui neutrise au lieu de neutraliser.

Neutriser désigne un processus actif d’altération des binarismes par la suspension des multiples façons dont ces binarismes se reproduisent, acquièrent réalité et importance et s’imposent à nous comme les seuls systèmes possibles de représentation et d’organisation du monde. Neutriser la langue implique donc d’élaborer des tactiques pour alléger l’importance de la différence dans nos énoncés tout en abandonnant la croyance que le masculin peut encore représenter le neutre sans exclure tout ce qui n’est pas associé à lui.

À l’inverse, la règle selon laquelle le masculin doit l’emporter sur le féminin neutralise. Elle gomme, efface, annule les potentialités de celleux qui diffèrent du modèle masculin. Faire du masculin la marque du neutre, c’est également légitimer les arrangements sociaux et les représentations culturelles qui, au-delà de la langue, accordent une plus grande valeur au masculin, à ses corps, ses intérêts, ses pratiques et octroient un large privilège matériel et symbolique à ceux qui l’incarnent. Le statuquo des relations entre les genres s’en trouve préservé et les possibilités de transformation et d’émancipation, neutralisées.

Dans un usage neutrisant de la langue comme celui des formules épicènes, des points médians ou des pronoms neutres utilisés dans leur fonction englobante (iel, mais aussi celleux, et d’autres encore), le genre des êtres évoqués n’a pas été gommé ou annulé pour atteindre un hors-sexe qui fait si peur à certain·es. C’est plutôt que, si sexe ou genre il y a, cela n’a pas d’importance ici et maintenant, cela ne figure pas dans les données nécessaires à l’énoncé.

Le genre devient alors une différence parmi d’autre, qui rejoint l’ensemble des différences qui peuvent exister, par exemple, entre des « personnes formidables » et qui ne sont pas marquées dans la formule elle-même – quel âge ont ces personnes, d’où viennent-elles, quelles sont leurs occupations ou leur trait de caractères, etc. Ce faisant, il devient envisageable que les personnes en question occupent des positions masculines, des positions féminines ou des positions alternatives, voire qu’elles en habitent plusieurs successivement.

Neutriser ce n’est pas ôter de la différence, modeler tout le monde à la même image, mais suspendre, laisser la possibilité aux différences d’exister sans les forcer ou les mener déjà dans tel ou tel binarisme. C’est leur laisser l’opportunité d’advenir sans en faire le sujet principal.

Le pronom iel(s), le langage épicène, le point médian, buttent bien sûr contre une langue latine très genrée. Le pronom iel ne fait-il pas encore trop écho aux consonances de il et elle pour être considéré comme un pronom vraiment neutre ? N’est-ce pas paradoxal de l’utiliser pour désigner des personnes non-binaires et pour parler en général ? Et d’ailleurs comment accorder les adjectifs et participes passés utilisés avec iel ? Comment traduire à l’oral le point médian ? Que faire de ces mots dont les formes masculines et féminines sont trop différentes pour être séparées par un tel point ?

Des expérimentations inventives sont en cours. Certain·es ont proposé de nouvelles terminaisons avec l’ajout, par exemple, d’un x à la fin des mots pour ne pas avoir à choisir entre le féminin, le masculin ou le point médian. D’autres pronoms sont parfois utilisés comme ul ou ol. Évidemment, on ne pourra pas défaire une fois pour toute et définitivement la langue française de la différence des sexes – la langue vit par ses usages et change avec eux. Mais ces pratiques linguistiques récentes ouvrent toutefois une brèche dans les rouages binaires du français.

Au-delà du langage

Ces considérations linguistiques nous apprennent ainsi que la différence de genre se déploie et se perpétue selon deux principes complémentaires qui dépassent le seul domaine du langage.

Un principe différenciant qui différencie avant tout les femmes, qui fait des femmes et du féminin une spécificité, en opposition aux hommes qui comme le dit Colette Guillaumin[1], « eux ne sont pas différents ». Là où le masculin recouvre le neutre et l’universel, les femmes elles sont le grand Autre, et tout ce qui a trait à elles de près ou de loin devient une marque de particularité. Dans nombres de sphères sociales, de la répartition des infrastructures de loisirs dans l’espace public à l’organisation du travail, en passant par certaines pratiques de santé, les corps et les modes de vie masculins constituent la norme, l’Alpha et l’Omega, le point de départ et celui d’arrivée.

Mais il y a également, derrière la différence et la singularité des femmes, une ligne de séparation stricte qui distingue les femmes et les hommes, un principe différenciant qui oblige à choisir entre l’une ou l’autre des identités et des positions. Les catégories de sexe à l’état-civil, les toilettes publiques séparées sont des preuves tangibles et matérielles de ce travail de différenciation. La frontière entre le masculin et le féminin s’incarne aussi dans l’ensemble des manières largement différenciées d’être, de s’habiller, de se comporter, et d’habiter le monde, qui nous sont ou non autorisées en fonction de notre état-civil.

Il y a ainsi deux façons de faire exister un système binaire – il est question ici du genre, mais on retrouvera le même type de pratique pour d’autres binarismes. Une première consiste à marquer explicitement la distinction entre ce qui appartient à l’un et ce qui appartient à l’autre. Les femmes d’un côté, les hommes de l’autre, il ou elle. La seconde implique plutôt d’arranger un lieu-dit, ou un moment T, de telle sorte qu’ils ne soient accueillants que pour les membres d’un des deux groupes et qu’ils excluent toutes les autres du domaine du possible, du visible et de l’intelligible, ou alors leur réserve une place marginale. Dans le premier cas, la frontière entre les deux termes est visible et explicite. Dans le second, elle constitue une ligne de démarcation plus insidieuse.

Pour atténuer les exclusions et les marginalisations, les limitations que créent ces frontières, on peut donc dans le premier cas, lever les interdits et les droits de douane entre un groupe et l’autre et permettre plus facilement le passage de l’un à l’autre, la possibilité de se retrouver alternativement et simultanément dans l’un et l’autre. C’est là l’œuvre du neutre qui neutrise et, dans le domaine du langage, des formules épicènes ou du point médian.

Mais il faudra alors s’assurer que cette suspension de la frontière ne résulte pas en une fausse neutralité qui finit par exclure un des termes du champ du visible. Car, la mainmise du masculin sur le neutre risque toujours de revenir à la charge. Il suffit de penser à la mode dite unisexe, pour voir que celle-ci se compose essentiellement de pièces du vestiaires masculins accessibles aux femmes. Une vraie neutrisation des pratiques de l’habillement impliquerait que les hommes aussi puissent adopter sans un risque élevé de sanctions sociales le vestiaire féminin et ses codes.

Dans le second cas, quand la différence est exclue au lieu d’être affirmée explicitement, la suspension passe d’abord par une démasculinisation du neutre. Un objet, une pratique, ou un espace ne sont réellement neutres que s’ils sont accessibles et accueillants pour tou·tes quel que soit notre genre reconnu ou supposé.

Les pratiques faussement neutres peuvent ainsi être transformées pour donner de la visibilité à celleux qui en avaient été exclu·es ou invisibilisé·es. Repenser par exemple les manières de faire et de dire l’histoire pour ne plus invisibiliser l’histoire des femmes ; inclure dans les programmes d’éducation sexuelle les vécus et les pratiques non-hétéros, ou non-cis ; instaurer des quotas quand les procédures indifférenciées de désignation et d’élection désignent et élisent toujours les mêmes groupes. Mais il arrive aussi que remédier aux exclusions d’un neutre masculinisé nous amène à renforcer la marque de la différence entre les groupes en rappelant qu’il y a bien des hommes et des femmes, des homos et des hétéros, et que ces différences sont structurantes et importantes.

Adopter un neutre suspensif et neutrisant, c’est grignoter tour à tour ces deux principes différenciant, transformer de manière inventive nos pratiques et nos organisations, afin d’y alléger le poids du binarisme, c’est-à-dire le défaire de son caractère structurant et inévitable, ainsi que de ses implications hiérarchiques et discriminantes.

NDLR : Lila Braunschweig a récemment publié Neutriser aux éditions Les Liens qui Libèrent.

Cet article a été publié pour la première fois le 20 janvier 2022 dans le quotidien AOC. 


[1] Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir : l’idée de nature, 1991

Lila Braunschweig

Politiste, Doctorante et enseignante à Sciences Po

Notes

[1] Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir : l’idée de nature, 1991