Rediffusion

Bouveresse au prisme de Musil : l’essai comme forme de pensée

Philosophe

En mai 2021 mourrait le philosophe Jacques Bouveresse. D’abord simple lecteur, puis devenu proche par les hasards de la vie, Jean-Claude Monod revient – en écho à l’« hommage philosophico-politique » qu’il a fait paraître au printemps – sur l’importance qu’accordait l’auteur de La Rime et la raison au problème du type d’écriture, de forme, de pensée qui est celui de l’essai. Rediffusion du 9 mai 2022

Il y a des livres qui sont comme le fruit d’une longue maturation, le résultat d’une élaboration patiente, dont l’auteur a conçu l’ordre, le plan, le développement, consignant les conclusions d’une recherche. Mais il y en a qui naissent plutôt sous le coup d’une émotion et s’écrivent d’un trait, et qui gardent quelque chose d’irréfléchi, de spontané, de moins « fini ». Dans le vaste genre des essais, les deux types d’ouvrages existent, ce que la souplesse propre à ce genre permet.

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Le bref ouvrage que je publie en hommage à Jacques Bouveresse, La Raison et la colère, appartient à la deuxième catégorie, la tristesse du soudain décès de l’auteur de La Rime et la raison s’étant épanchée en des pages dont j’ignorais si elles finiraient dans un tiroir ou sous une couverture brochée.

C’est aussi qu’en m’aventurant à mêler à des réflexions sur cette œuvre, que je n’avais pas cessé de lire depuis mes années d’apprentissage de la philosophie, des souvenirs de conversations et des témoignages sur un homme que les hasards de la vie m’avaient fait fréquenter sur un mode privé, je craignais d’enfreindre une certaine injonction au silence sur l’accessoire et la vie privée qui traverse aussi bien ses commentaires sur Wittgenstein que ses écrits sur la critique, par Karl Kraus, des empiétements de la presse sur la sphère privée des individus.

Mais il m’apparaît aujourd’hui que Bouveresse, au-delà de cette méfiance envers la place croissante du biographique dans la philosophie et de l’impression d’une sorte de « rigorisme de la vérité » (pour paraphraser Hans Blumenberg) qui peut se dégager de certaines de ses interventions, a fait une place importante au problème du type d’écriture, de forme, de pensée qui est celui de l’essai, notamment au prisme de l’un de ses auteurs favoris : Robert Musil.

« De l’essai, on peut dire qu’il soumet la pensée personnelle à un processus d’objectivation aussi poussé qu’il est possible, mais qui ne va cependant pas, pour des raisons qui tiennent à la nature de l’objet lui-même, jusqu’à la connaissance objective », note Bouveresse dans Les Voix de l’âme et les chemins de l’esprit, consacré à l’œuvre de Musil[1]. Bouveresse cite alors un passage de Musil dans lequel l’expression « j’aime quelque chose » apparaît comme le concentré de l’opération de l’essai. « “J’aime quelque chose”, observe Musil, contient tout autant de la subjectivité du moi que de l’objectivité du quelque chose[2] ! ».

L’essai se déploierait ainsi quelque part entre la « pensée personnelle » et la « pensée impersonnelle » – la difficulté propre à Musil étant qu’il tente aussi de construire une œuvre de romancier sur ce plan, en arrachant le roman « à l’emprise trop exclusive de l’affectivité et de la subjectivité “pures”[3]» et en mêlant au narratif des éléments de théorie sociale, psychologique, etc. – aboutissant à ce qu’on peut appeler un « roman essayiste ».

En rédigeant cet essai d’hommage à Bouveresse, je me suis aperçu que je tentais, d’un côté, d’effectuer un portrait fidèle de sa personnalité intellectuelle et morale (et politique), du moins de certains aspects, sans néanmoins effacer la « perspective » d’où je les avais perçus, c’est-à-dire aussi le fait que j’avais, au moment de notre rencontre, des intérêts philosophiques non seulement distincts des siens mais parfois opposés aux siens.

Or, le fait qu’une sympathie ou une amitié n’implique pas un accord sur tout est une chose évidente, mais dans l’ordre de la philosophie, il peut sembler que nous soyons voués à devoir choisir une orientation philosophique unique, à nous inscrire dans une perspective jugée irréconciliable avec une autre « école » ou avec les vues d’un autre auteur.

Et Bouveresse se demandait comment certains journalistes et parfois certains philosophes pouvaient célébrer des auteurs ou des positions philosophiques parfaitement contradictoires d’une semaine sur une autre, voire en même temps.

L’œcuménisme mou n’a pas grand-chose à faire en philosophie, et on sait que Bouveresse ne se privait pas de dire et d’écrire crûment qu’il tenait telle ou telle construction philosophique pour une imposture, tel ou tel usage détourné d’un théorème fameux pour aberrant, etc. Mais n’y a-t-il pas des domaines où l’on peut accorder crédit à des perspectives fortement divergentes, voire contradictoires ?

Je dois admettre que j’étais presque rassuré et heureux de constater que Bouveresse lui-même avait pu admirer des œuvres, expliquer des positions et commenter des philosophies assez éloignées les unes des autres – par exemple la vision très critique de la science et de la technique chez Kraus et Wittgenstein d’un côté, et leur défense par le Cercle de Vienne ou par Musil de l’autre[4] ; et qu’il attribuait à Wittgenstein lui-même des admirations contrastées, voire contradictoires, y compris à propos d’un même sujet (la religion par exemple, vue par Kierkegaard et par Gottfried Keller).

Bouveresse avait souligné que la question de la valeur éthique de la vie et des actes d’un philosophe ne comptait pas pour rien dans son appréciation.

Or en ce qui me concerne, tout en m’accordant avec bon nombre de positions de Bouveresse, avec sa défense d’une forme de rationalisme, avec son souci fondamental de l’argumentation et son refus des facilités rhétoriques, j’admirais aussi (et je puisais pour mes recherches dans) certaines pensées dont Bouveresse n’a pas caché, jusque dans sa leçon inaugurale au Collège de France, qu’il avait entretenu des « relations un peu difficiles et parfois même conflictuelles » avec elles – en l’occurrence l’œuvre de Foucault[5].

Néanmoins, cet antagonisme n’allait pourtant pas sans une certaine admiration de la part de Bouveresse pour l’engagement de Foucault et pour son caractère de « philosophe dissident[6]». Il en allait d’ailleurs de même pour Sartre, dont le primat absolu qu’il donnait à la politique le hérissait et dont la philosophie lui semblait bien trop centrée sur une vision idéalisée du « sujet libre », mais dont il admirait le courage dans l’engagement et la créativité philosophique, de même qu’un de ses maîtres, Canguilhem, avait pu être caustique sur la célébration du cogito par Sartre tout en ayant une réelle estime pour la générosité et le talent philosophique et littéraire de Sartre.

Dira-t-on que ces écarts, ces appréciations de l’homme et du philosophe, ne sont qu’anecdote et que la vraie philosophie n’en a que faire ? Bouveresse ne le pensait pas, d’une part parce qu’il avait souligné, dès La Rime et la raison, que la question de la valeur éthique de la vie et des actes d’un philosophe ne comptait pas pour rien dans son appréciation (y compris, négativement, pour l’appréciation de la philosophie de Heidegger, par exemple) ; d’autre part parce que son travail sur Musil comme sur Wittgenstein interdisait un tel rigorisme.

Bouveresse cite en effet une lettre de Musil à Karl Baedeker dans laquelle l’auteur de L’Homme sans qualités note ceci : « Je crois en effet que l’on peut contredire quelqu’un sans le rabaisser, et aussi que – surtout dans le domaine de “l’essayisme” au sens le plus large ! – plusieurs opinions doivent être valables en même temps. Cette validité, dans un rapport spécifique avec la subjectivité et la vérité, est donc un problème capital pour l’essai ; mais c’en est un en même temps pour notre devenir personnel[7]».

(Il est frappant pour moi que Musil pose ici la question de la validité « dans un rapport spécifique avec la subjectivité et la vérité », où l’on reconnaît un thème majeur des réflexions et des cours de Foucault au début des années 1980 : « subjectivité et vérité »).

L’essai, souligne Bouveresse, travaille à partir d’un « complexe constitué à la fois de sentiments, fondamentaux ou personnels, et de pensées », et peut d’autant plus agir sur de tels complexes et y introduire « un véritable bouleversement[8]». La pertinence de l’essai tient aussi à son rapport à une actualité, à un contexte, « sa logique n’est pas celle qui traite de relations objectives et immuables (…). Les contenus dont s’occupe l’essai sont plutôt comparables à des instantanés ».

Dans quelle mesure ce qui est dit ici de l’essai peut-il valoir aussi pour la discussion et la mobilisation de positions philosophiques ? Ça n’est sûrement pas applicable tel quel à des questions de philosophie théorique, de philosophie de la connaissance ou du langage – même si celles-ci peuvent aussi faire l’objet d’une évolution, d’une réévaluation continue.

Mais ça l’est bien davantage pour des questions qui portent sur le monde social, historique, politique, culturel, sur les évolutions du champ intellectuel, sur l’emprise du journalisme, telles que Bouveresse les a abordées de Rationalité et cynisme (1984) jusqu’à Le Mythe moderne du progrès (2017) et pour bon nombre des articles réunis, justement, dans les volumes d’Essais publiés aux éditions Agone. Le choix de ce titre général ne doit évidemment rien au hasard, en fonction même du type de sujets abordés dès les Essais I. Wittgenstein, la modernité, le progrès & le déclin[9].

Dans l’Avant-Propos, Bouveresse précise ainsi que les articles qui y sont rassemblés « ont trait à des aspects de la pensée Wittgenstein qui n’apparaissent pratiquement pas dans les textes philosophiques qu’il destinait à la publication et qui ont été considérés pendant longtemps comme relativement marginaux.

Le lecteur de ses écrits philosophiques se demande souvent avec une curiosité qu’ils ne permettent guère de satisfaire ce qu’ont pu être son attitude à l’égard du monde contemporain, sa réaction aux événements dramatiques qui ont bouleversé le monde et l’Europe pendant la période qu’il a vécue et ses prises de position sur des questions comme celles qui concernent la modernité et le progrès, l’art et la littérature d’hier et d’aujourd’hui, la morale, la politique, la religion ou la philosophie de l’histoire.

C’est de genre de choses qu’il est question principalement dans ce livre[10]». Or ce Wittgenstein très différent de celui que l’on connaît par ses livres publiés, mais dont la prise en compte a totalement transformé la compréhension que l’on pouvait avoir de sa philosophie, n’était accessible qu’à travers « des notes personnelles, des carnets (plus ou moins) intimes, les témoignages de ceux qui l’ont connu et les travaux de ses biographes[11]».

Bouveresse était devenu, au fil du temps, plus critique sur les effets et les dégâts de l’alliance de la technique et du capital.

Dans le cas de Bouveresse lui-même, comme chez Musil, les « essais » n’ont rien de « marginal », même si l’intitulé de sa chaire au Collège de France, Philosophie du langage et de la connaissance, indique sans doute où se trouvait à ses yeux le cœur « scientifique » et philosophique de son travail.

Mais il n’a cessé aussi d’intervenir sur des problèmes impliquant une prise de position subjective, et dans ce cadre, par exemple dans ses appréciations sur la place et les effets de la science et de la technique dans le monde actuel, Bouveresse, par le biais aussi de lectures de Wittgenstein, Musil, Russell, Kraus, Blumenberg, Sloterdijk, et sur un mode critique de Spengler ou Heidegger, a pu émettre des diagnostics qui peuvent sembler sinon « contradictoires », du moins en tension les uns avec les autres.

Il me semble ainsi que tout en restant profondément convaincu de la valeur essentielle de la science et de certains bienfaits de la technique pour nos vies, il était devenu, au fil du temps, plus critique sur les effets et les dégâts de l’alliance de la technique et du capital, en particulier au plan écologique, et s’était dans une certaine mesure rapproché de la vision « apocalyptique » de Wittgenstein et de Karl Kraus sur ces points.

À l’épreuve du temps et des événements, un philosophe procède ainsi à des retouches, des révisions, des réajustements face à des « périls » multiples dont l’évaluation peut changer, également parce que l’homme qui porte un regard sur ces changements change lui aussi.

C’est cette image d’une pensée vivante, attentive au présent, parfois colérique, souvent ironique, mais aussi traversée d’expressions d’admiration philosophique, esthétique, morale et politique, que j’ai tenté de restituer.

NDLR : Jean-Claude Monod a publié le 6 mai 2022 La Raison et la Colère. Un hommage philosophico-politique à Jacques Bouveresse aux Éditions du Seuil.

Cet article a été publié pour la première fois le 9 mai 2022 dans le quotidien AOC.


[1 Les Voix de l’âme et les chemins de l’esprit, Seuil, 2001, p. 406

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Ibid. p. 136

[5] La Demande philosophique, Éditions de l’éclat, 1996, p. 148

[6] Nietzsche contre Foucault, Sur la vérité, la connaissance et le pouvoir, Éditions Agone, 2016

[7] Cité in Les Voix de l’âme et les chemins de l’esprit, p. 414

[8] Ibid., p. 400

[9] Éditions Agone, 2000

[10] Essais I, p. V

[11] Ibid.

Jean-Claude Monod

Philosophe, Directeur de recherche en philosophie au CNRS

Notes

[1 Les Voix de l’âme et les chemins de l’esprit, Seuil, 2001, p. 406

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Ibid. p. 136

[5] La Demande philosophique, Éditions de l’éclat, 1996, p. 148

[6] Nietzsche contre Foucault, Sur la vérité, la connaissance et le pouvoir, Éditions Agone, 2016

[7] Cité in Les Voix de l’âme et les chemins de l’esprit, p. 414

[8] Ibid., p. 400

[9] Éditions Agone, 2000

[10] Essais I, p. V

[11] Ibid.