Rediffusion

Le blanchiment des images

Artiste et chercheur, Artiste et chercheuse

Par leur diffusion et leur utilisation massive, les banques d’images appartiennent manifestement à la catégorie des « technologies hégémoniques » : d’où l’intérêt de prêter un peu plus attention aux imaginaires qu’elles véhiculent. Une réflexion des artistes Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon au moment où s’ouvre leur exposition « Le culte du Nuage » dans le cadre de la Biennale Internationale du Design de Saint-Étienne. Rediffusion du 6 avril

Monoculture de l’image

Les photographies de banques d’images ou images de stock[1] tapissent tout notre univers visuel. Elles recouvrent les murs des villes, des transports, des écrans, des médias. Elles nourrissent les films les plus divers, les documentaires à la télévision, les publicités, les magazines, les rapports annuels d’entreprises, les articles « pièges à clics », les packagings alimentaires, les emballages de produits high-tech, les emails, les mèmes, les cartes de vœux personnalisées, les bâches de chantiers, les flancs des voitures de location…

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Au début du XXIe siècle, les images de stock sont soudain devenues ubiquitaires. Avec la diffusion en ligne et l’apparition de portails low cost – ou « microstocks » – tels que Shutterstock, iStockPhoto, Dreamstime, Fotolia ou Bigstockphoto[2] –, les catalogues grossissent dans des proportions inédites[3]. Les photographies, dessins, modélisations 3D et vidéos[4] sont produits à la chaîne et vendus à prix cassés (à partir de 25 cents). Leur utilisation massive les rend omniprésentes dans nos vies.

En 2021, le leader du marché, Shutterstock, propose plus d’un milliard de médias, dont 315 millions de photographies, un très grand nombre de vidéos, d’illustrations et de pistes sonores. Ces chiffres impressionnants sont atteints grâce au même système de plateforme qui est à l’origine du succès d’Uber, Airbnb ou Deliveroo et qui généralise le travail à la tâche – ou « tâcheronnisation ».

L’artiste Aniara Rodado désigne par l’expression « technologies hégémoniques[5] » des systèmes – qui ne sont pas nécessairement digitaux, ni machiniques – qui s’imposent à tous et partout, au détriment d’autres formes de médiation. Par leur diffusion et leur utilisation massive, les banques d’images appartiennent manifestement à cette catégorie : il est donc nécessaire d’observer plus en détail le monde qu’elles dépeignent.

Les images de stock semblent couvrir tous les champs du possible. Elles peuvent illustrer des situations parfaitement anodines (une personne âgée faisant ses courses, des élèves écoutant leur maîtresse, un chaton jouant avec de la laine [chercher « dreamstime kitten play wool »]…) ou que nous sommes moins habitués à voir représentées (une personne lisant sur le siège des toilettes, un pilote d’avion ivre…). D’autres donnent chair à des idées abstraites, comme la créativité, souvent à l’aide de photomontages (une femme regardant vers le haut et surmontée d’une ampoule), la colère (un homme au visage contrarié, dont les oreilles émettent de la fumée), la coopération (plusieurs mains se tenant les unes les autres pour former un cercle).

Il s’agit parfois de modélisations 3D (l’explication du circuit du sang dans le corps, des cartons de livraison volant dans le ciel…) ou de dessins métaphoriques (un personnage rabougri errant dans un paysage gris). Elles peuvent montrer des lieux, à la manière de cartes postales (Venise, le désert, une ruelle sombre…). Certaines sont très étranges, voire burlesques. De nombreux sites Internet s’amusent à répertorier les plus absurdes [chercher « weird stock photo »], comme cette photo d’un homme qui passe la main à travers l’écran de son ordinateur et tape à l’envers pendant qu’un chat surpris regarde au loin, ou cette femme jetant des spaghettis dans une forêt, ou encore Adolf Hitler avec des pommes de terre et une couverture de pique-nique en guise de robe [chercher « corbis hitler potatoes picnic blanket dress »][6], sans oublier les désormais classiques femmes riant seules avec des salades [chercher « women laughing alone with salad »][7], qui ont même inspiré un spectacle new-yorkais[8].

Pourtant, par-delà l’immense variété des sujets, un style particulier s’impose, un caractère étrangement reconnaissable, qui relève de l’évidence esthétique : « Voir une image de stock, c’est […] savoir que l’on voit une image de stock » comme le résume Megan Garber, autrice d’un article sur le « Tao de Shutterstock » dans le magazine étatsunien The Atlantic[9] : « L’une des caractéristiques les plus surprenantes de ces photos est la manière dont elles ont développé, en tant que genre, une sensibilité éditoriale unificatrice. »

Les images de stock forment donc un genre. Il semble que les auteurs ou les autrices de ces images aient découvert un vocabulaire universel, un style d’une efficacité redoutable, compréhensible par quiconque, qui convient à n’importe quelle situation, permet de tout évoquer, s’adapte à tout propos. Un style tellement efficace qu’il en vient à envahir l’espace graphique, et tend à remplacer l’ensemble des autres formes de langage visuel.

Mais pourquoi reconnaît-on au premier coup d’œil que l’on a affaire à ce genre en particulier ? Qu’est-ce qui fait exactement leur singularité, leur caractère ?

Il s’agit tout d’abord de les soumettre à une analyse esthétique, de les observer de plus près pour déterminer quelles sont leurs spécificités.

« Si vous souhaitez photographier une pomme pour une banque d’images, efforcez-vous de capturer la quintessence de la pomme, la personnification de la pomme, la pomme la plus croquante et la plus saine que le monde ait jamais vue. N’importe qui peut déposer une pomme sur un fond blanc et la photographier ; votre travail consiste à vous démarquer. L’angle de prise de vue donne l’impression que le fruit se tient droit et prêt à l’emploi. La feuille vert vif qui dépasse de la tige évoque la fraîcheur, comme si elle venait d’être cueillie. La peau n’a pas d’imperfection et la réflexion de la lumière la fait briller. […] Prenez cette pomme et mettez-la dans la main d’une charmante jeune femme allongée sous le soleil de fin d’été, et vous communiquerez efficacement un message de santé et de bonheur. »
Rob Sylvan, Taking Stock: Make money in microstock creating photos that sell, Peachpit Press, 2008 [chercher « istockphoto red apple with background »]

« C’est un groupe de cadres heureux, souriants et jeunes. Vous pouvez presque goûter le sentiment de réussite et de vigueur que cette image projette !
Le groupe est représentatif d’une société moderne et multiculturelle – une image positive d’inclusion.
La composition de l’image est simple et épurée ; la simplicité fait vendre.
Les mannequins regardent directement le spectateur d’un air engageant. Comme il n’y a rien d’autre dans la photographie, le spectateur est attiré à l’intérieur.
L’image est prise sur un fond blanc pur. Les images sur fond blanc pur […] sont très populaires car elles n’entrent pas en conflit avec la palette de couleurs ou le fond choisi par l’acheteur. […]
Les modèles sont élégamment vêtus de vêtements sobres et raisonnablement coordonnés. ».
Douglas Freer, How to Make Money from Your Digital Images, Focal Press, 2008 [chercher « fotolia business team »]

Tropes

Les images de stock sont, certes, extraordinairement nombreuses, mais cette masse dissimule une quantité frappante de répétitions des mêmes sujets, des mêmes situations et des mêmes procédés. De multiples photographes apportent des contributions similaires et redondantes.

Si l’on cherche, par exemple, une photo d’un ou d’une employé(e) de call center [chercher « stock photo call center employee »], on trouvera des milliers de visages en gros plan, toujours souriants, sur un fond blanc, gris clair, ou devant des cloisons vitrées floues. Aucune des personnes photographiées n’est un véritable employé de call center. Il s’agit de figurants engagés pour une séance en studio ou en prises de vue réelle dans des bureaux. Ils ont été habillés, maquillés et dirigés pour incarner des employés. Ils portent tous le même accessoire qui permet de signifier leur métier : un casque muni d’un micro. Le costume-cravate ou le tailleur est de rigueur, les cheveux sont proprement coupés, le maquillage discret, la ligne du sourire est soulignée par la courbe de la tige du micro qui émerge du casque. La personnalité du modèle est effacée par l’accumulation d’archétypes (sur)signifiant « employé de call center ». Tout a été mis en œuvre pour que la compréhension soit immédiate et dénuée d’équivoque.

La photo eût-elle été moins générique, elle ne serait pas aussi efficace. Pour s’en convaincre, il suffit de se rendre sur l’un des rares sites de photographies de stock libres de droit (par exemple Pixabay.com [chercher « pixabay call center employee » ]), alimenté par des photographes qui ne maîtrisent pas totalement les codes du genre. On y trouve des modèles au visage trop particulier (qu’on pourrait imaginer reconnaître dans la rue), des vêtements moins appropriés (une chemise aux rayures voyantes, ou d’une taille trop grande), des fonds pas assez neutres (un papier peint), des éclairages moins harmonieux (aux ombres trop franches), etc.

Imaginons maintenant une image d’un véritable employé de call center photographié sur son lieu de travail – on pourrait la trouver sur Corbis.com [chercher « corbis call center employee »]. La personne serait moins souriante, moins maquillée, habillée dans un style moins entrepreneurial, le décor serait moins bien éclairé… Cette image « réelle » transmettrait un message fort différent : elle évoquerait peut-être un reportage, mais ne ferait pas l’affaire d’un journaliste cherchant à illustrer un article, car elle ne donnerait pas l’idée archétypale de la fonction. L’image de stock, plus lisse, ne décrit pas un être humain ou une situation en particulier, mais communique les qualités associées à cette fonction : sourire, communication, écoute, gentillesse… Elle peut également communiquer l’inverse, d’ailleurs : les stocks sont pleins de photographies d’employés grincheux, énervés, mal habillés, etc., qui illustrent d’autres tropes[10] [chercher « india call center employee »].

Le caractère commun aux images de stock serait donc la simplification, la réduction à l’archétype : il s’agit d’exprimer une situation en une seule image, pour la rendre en un seul mouvement lisible, transmissible et digestible au sein des dispositifs de communication et de publicité, pour mieux s’insérer dans la grande machinerie productiviste : elles sont l’équivalent photographique de l’emoji.

Les photographes de stock créent des figures narratives plus lisibles. Les plus efficaces – commercialement parlant – agissent comme des aimants qui attirent à elles les personnes à la recherche d’images illustratives. Le but est que le client se dise : « Ah oui, c’était exactement cela que je cherchais ! » Or, si cela correspond si bien à ce que l’on cherchait, c’est qu’on en avait déjà l’idée en tête.

En réalité, elles ne font que traduire, sous la forme la plus directe possible, des images qui existaient déjà dans le cerveau : l’idée d’un employé de call center ou de tout autre sujet. C’est le monde de la réduction à l’archétype. Comme l’affirmait le célèbre slogan de la chaîne d’hôtels Holiday Inn dans les années 1970 : « The best surprise is no surprise ».

Offuscation

Il existe une immense quantité de photos de stock montrant des employés de call center, mais cette masse peut se réduire à un petit nombre de catégories : les employés de call center souriants, les employés de call center désagréables, les employés de call center endormis, les employés de call center en pause déjeuner, etc. Chacune de ces catégories contient de très nombreuses images – mais interchangeables.

Pour reprendre l’exemple, cité plus haut, des employés de call center souriants, ces photographies sont génériques car leur message est globalement identique. Mais elles pourraient néanmoins convenir à des clients très différents : une entreprise voulant mettre en avant son service après-vente, un web designer cherchant à illustrer une page d’un site, un journaliste écrivant un article sur un incendie dans un open space, un sociologue préparant une présentation Powerpoint sur les travailleurs du clic, un pasteur créant une affiche inspirante, etc. L’image se prêtera docilement à toutes ces utilisations. Un petit nombre de stéréotypes interchangeables permettent d’illustrer comme par magie une grande diversité des situations.

Nous serions bien en peine de décrire précisément une seule des personnes figurant sur ces photos. Il s’agit toujours de personnes différentes, même si elles paraissent identiques. Malgré la masse des images produites, rien ne permet vraiment de lire la singularité des sujets, des personnes ou des lieux – ce n’est pas utile pour le message transmis. Nous ne retenons de ces images que l’idée : on identifie l’archétype, mais on oublie la singularité. L’effet de répétition des images génériques s’accompagne d’un effet de brouillage. La singularité se perd dans la multiplicité des occurrences. Pour le dire différemment, l’archétype invisibilise la singularité.

C’est son but.

Il existe un nom pour la stratégie qui consiste, pour dissimuler une information, à la fondre dans une masse d’informations similaires (plutôt que de la supprimer ou de la déguiser, par exemple) : c’est l’offuscation.

Comme on le verra dans la suite de ce texte, le dispositif esthétique de la photographie de stock peut être vu tout entier comme un dispositif de dissimulation par offuscation. Quelque chose se cache dans la masse des images.

Style international / Hors-sol

Notre espèce a développé à la surface du globe une grande variété de cultures, de manières de s’alimenter, de parler, de s’habiller, de prier, de s’exprimer, de créer… Les banques d’images reformatent tout sur leur passage : les gestes, les attitudes des modèles, les expressions des visages… et propagent une vague d’uniformité qui balaye les spécificités culturelles. Elles illustrent ce que signifie de vivre un monde unifié, aseptisé, uniformisé. On peut y voir une réduction d’échelle mondiale à un mode de vie normé, une hyper normalisation. Elles répandent une propagande automatisée : comment devrait-on vivre, ou comment imagine-t-on que l’on devrait vivre.

Bien entendu (est-il même besoin de le souligner ?), les images de stock présentent une immense sur-représentation de modèles et de comportements étasuniens.

Ultra prévisible, la banque d’images incarne l’esthétique qui correspond le mieux au style international. En moins d’un siècle, celui-ci a dégringolé d’une mode architecturale sophistiquée (l’exposition de Henry-Russell Hitchcock et Philip Johnson au MoMA de New York, qui célèbre son acte de naissance en 1932) à l’étagère Billy d’Ikea, qui incarne la norme universelle en version jetable.

Le mode de vie international se détache de l’environnement. Il aplanit chaque chose sur son passage. Il est offshore, hors-sol : c’est l’équivalent de la monoculture agricole, ou de l’industrie qui produit de l’identique du pôle Nord au pôle Sud, en Afrique ou en Asie… Le mode de vie monotone implique des comportements monotones, comme un aéroport international où nous voyons nos gestes et nos attitudes sans cesse contraints. Comme l’aéroport, les stocks d’images multiplient l’identique, cherchent la neutralité, exotisent et amélipoulanisent le réel[11]. Ils proposent l’illustration des activités les plus diverses de la société humaine, dans un milieu dont la biodiversité serait réduite à des paysages composés d’une unique variété de gazon.

Hygiénisme de l’image

Un autre caractère frappant des images de stock est leur hygiène visuelle. Même celles qui décrivent des réalités déplaisantes (guerre, meurtre, pollution, maladie, manifestations…) sont rendues acceptables par l’éclairage professionnel, la haute résolution, le cadrage soigné et le mouvement sirupeux d’un système de normes et de standards qui transforment tout ce qui est visible en hygiène du regard.

La guerre fait couler des flaques de sang aux contours bien délimités. Le meurtrier et sa victime présentent des visages indifférents. La pollution reste propre. La maladie n’enlève pas leur assurance aux acteurs bien portants [chercher « shutterstock sad sick old person »]. Les manifestations sont vidées de toute friction. Le réel est reproduit en studio avec des couleurs assorties. Faux rebelles, faux consommateurs, faux amoureux, les figurants ne croient manifestement pas à ce qu’ils sont censés représenter. Le sexe est dénué d’érotisme [chercher « shutterstock sex »]. Tout est comme désamorcé.

Cette esthétique qui vide de sens toute action est très proche d’une imagerie candide qu’on pourrait associer aux publicités des années 1950, aux illustrations des romans à l’eau de rose, aux dessins des périodiques évangélistes, aux revues catholiques des années 1930 ou aux visuels pédagogiques des manuels scolaires.

Novlangue

À l’ère des fake news et du fact-checking, à une époque que l’on qualifie de « post-vérité », il est intrigant que les photographies de stock n’éveillent pas plus l’intérêt des penseurs. Peut-être croit-on ces images trop évidemment fausses, naïves, voire ridicules, pour présenter de l’intérêt : comment pourraient-elles duper qui que ce soit ? Mais elles produisent pourtant une vision du monde extrêmement pernicieuse, que nous savons fausse mais que nous ne questionnons pas. Trop habitués à ce type de faux discours, nous l’acceptons tel quel. L’adjectif « faux », d’ailleurs, est sans doute trop imprécis pour décrire leur caractère. Même si nous n’y croyons pas, nous faisons semblant. On pourrait d’ailleurs les qualifier globalement de rêve éveillé.

Cette propagande par l’image, peut-être justement parce qu’on ne la perçoit pas comme dangereuse, nous atteint bien plus sûrement et plus immédiatement. Les images, rappelle Mona Chollet dans Beauté fatale, sont « encore plus redoutables [que les mots] car elles se faufilent dans le cerveau à notre insu, précédant et déjouant toute réflexion, toute démarche critique. Il est à peu près impossible d’échapper à leur matraquage.[12] »

Prenons par exemple les multiples images qui illustrent la livraison à domicile [chercher « shutterstock receiving delivery »]. Des livreurs souriants, jeunes, beaux, bien coiffés, bien habillés et fraîchement sortis de la douche portent des colis tout propres à des clients tout aussi souriants. Tout le monde sourit sur chaque photo. Ces images sont vicieuses, car elles apportent une sorte de moralité perverse, une moralité de bonnes intentions : « Regardez : ce que vous faites c’est magnifique ! Vous faites bien de commander vos produits, vos repas ! »

Bien sûr, il y a ici un gigantesque hors-champ. L’image ne dit rien sur les conditions de production des objets, les matières synthétiques sales, le transport en porte-containers, les conditions de travail des livreurs, la pollution engendrée par la surproduction… Aucun recyclage tel qu’il se pratique aujourd’hui ne pourra désintoxiquer ces objets, pour la plupart d’entre eux inutiles.

Pour croire que notre mode de vie est soutenable, en effet, il faut oublier l’extractivisme, la pollution, la délocalisation généralisée, l’uberisation du travail, la domination néocoloniale et patriarcale…

Pourquoi oublions-nous si facilement ? Comment expliquer la disjonction mentale entre notre mode de vie et les systèmes opaques, oppressifs et massifs sur lesquels il repose ?

Cet oubli ne relève pas de la magie, mais plutôt de l’illusionnisme. Tout comme l’angoisse écologique est calmée par la couche superficielle de l’écologie qu’on nomme greenwashing, l’angoisse de l’imprévisible est atténuée par les images de stock. Elles servent à diffuser dans les médias des clichés sur les maux de notre monde. Par le remplacement systématique de toute chose par sa version nettoyée, elles forment un immense dispositif de nettoyage, qui fait écran au réel.

Dans ces images qui ne conservent du réel que la surface, qui s’affirment sans cesse comme fausses, rien n’est désagréable à regarder, rien n’est insupportable, rien ne peut rendre compte de la catastrophe climatique en cours. Ces images contribuent à faire oublier tout ce qui dérange, pour le remplacer par un équivalent lisse et nettoyé, un monde où même le conflit se réduit à une simple surface [chercher « stock photo holding earth »].

Sur le sujet de l’écologie, que les images de stock illustrent par millions, il ne reste que la parade, le geste, le symbole : des personnes souriantes et multiethniques portant un t-shirt « Volunteer » et ramassant des déchets sur la plage [chercher « stock photo smiling eco volunteer »], une femme au large sourire portant un t-shirt vert orné d’un logo aux trois flèches disposées en cercle, des manifestants sympathiques brandissant une pancarte « There is no planet B », des enfants peignant des slogans écologistes, des grands-parents souriants jetant des objets dans le bac de recyclage et autres attitudes donnant faussement l’idée que tout est recyclable et lavable, que tout peut se réparer, faisant oublier le drame sous-jacent de la crise climatique.

Ces images se veulent neutres, purement illustratives. Mais cette neutralité est un leurre. Vinciane Despret explique, dans Penser comme un rat[13], l’erreur méthodologique classique de l’expérimentateur qui croit pertinent, face au rat de laboratoire, d’adopter un comportement « neutre » pour ne pas fausser l’expérience en cours. Mais, du point de vue du rat, cette neutralité existe-t-elle ? Au contraire, le rat ne trouve-t-il pas surprenant, voire anormal, qu’un être vivant le place dans une situation étrange puis, contre toute logique, reste coi ? Le rat ne modifie-t-il pas alors son propre comportement du fait de cette attitude incompréhensible ? La « neutralité » de l’expérimentateur n’existe pas. Il a délibérément placé le rat dans une situation singulière, et fait mine de croire que celle-ci est neutre. Mais en réalité, il est le seul à y croire.

Il en va de même des banques d’images. Le vide qu’elles incarnent n’est pas du tout neutre : quelque chose n’est pas présent et c’est anormal. Ce qui est absent a bel et bien été enlevé. Loin d’être neutres, leur esthétique vise en réalité à masquer tous les problèmes. Elles pratiquent une vaste opération consistant à vider de leur substance toutes sortes de situations.

Ce qui manque ici, ce qui est caché, c’est tout simplement la profondeur du réel. Ces images participent d’un immense processus de nettoyage du réel. Elles sont parfaitement adaptées à la communication d’entreprise, à la publicité, à la presse…

Ce sont des images qui ont gommé toute forme de responsabilité du message qu’elles transmettent. Car elles transmettent bel et bien, toutes, un méta-message, toujours le même, hautement nocif : l’annulation de la responsabilité.

À la manière des slogans de 1984[14] (« La guerre, c’est la paix. La liberté, c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force. »), les photos de stock nous enrobent d’une novlangue nettoyée du mal et de la laideur, où les livraisons à domicile fabriquent un monde beau et souriant, où le tri des déchets va sauver le monde, et ainsi de suite. Elles racontent ainsi comment la société se montre à elle-même – comment, par l’image, elle cherche à s’extirper de ses contradictions, par une sorte de volte-face.

Images de crise

Les banques d’images participent de cette chaîne amnésique. Elles contribuent à une forme d’hypnose, un rituel qui consiste autant à laver le cerveau, à le débarrasser des affects et à donner l’impression que tout est léger et volatile, que rien n’est grave.

On y trouve des poings levés, des fausses manifestations, des jeunes brandissant des pancartes (souvent vides, pour que l’acheteur de l’image puisse y apposer le slogan de son choix [chercher « stock photo street protesters empty signes »]) … L’écologie, mais aussi la révolte, deviennent affaire d’aspirants mannequins. Les déchets sont beaux et les manifestations souriantes. Il n’est aucunement question de remettre en cause un modèle de production ou de consommation, mais plutôt de créer des parades et des mascarades.

On pourrait voir ces fausses actions comme des niaiseries risibles, mais le rire est jaune ; car ces images sont utilisées dans tous les médias et servent à illustrer des articles partout à travers le monde qui finalement ridiculisent des combats et les vident de leur substance.

La particularité de ces techniques d’invisibilisation, comme on l’a vu plus haut (« Offuscation ») est qu’elles ne consistent pas à cacher, mais au contraire à montrer un maximum d’images vidées de tout sens, et qui sombrent aussitôt dans l’oubli.

Même leur ubiquité participe de cet anéantissement : on ne sait plus d’où elles proviennent, puisqu’on les retrouve partout, elles ne font que circuler, telle cette femme qui sourit en t-shirt vert, vue des milliards de fois dans toute la planète, semblable à mille autres modèles ayant posé dans la même attitude, dont les t-shirts étaient peut-être bleus ou jaunes, les traits légèrement différents, le sourire un peu plus appuyé ou un peu moins convaincu, mais qui incarnent le même message – et dont on ne retient pas le visage, dont on ne se souvient même pas les avoir vues quelques minutes après les avoir croisées.

Le nombre d’images qui traitent de la crise écologique forme un stock considérable. Mais ces images qui dénoncent un monde en crise ne vont pas le sauver pour autant car, ironie du sort, le stockage en ligne et la diffusion de ce stock sans cesse croissant pèse lourd énergétiquement.

Ces images sont faites pour passer inaperçues. Le sujet qu’elles font mine d’incarner s’éclipse lui aussi. C’est sans importance lorsqu’il s’agit d’illustrer un article sur les différentes manières de cuire un œuf, mais cela pose question lorsqu’elles traitent de sujets de société, qu’elles contribuent à faire oublier. Elles procèdent à une industrialisation de l’amnésie.

En médecine le mot crise désigne la manifestation aiguë d’une maladie. Sans crise, la maladie peut parfois rester invisible. Mais lors de la crise, elle s’impose au regard : ce qui était latent devient manifeste. Les divers procédés d’invisibilisation empêchent le latent de devenir manifeste. Ils empêchent la crise d’exploser. Ce qui est lavé est désactivé.

Images cannibales

Extatique et autosuffisant, le monde des images de stocks donne la sensation étrange d’une infinité de matières pour décrire le monde jusqu’aux milliers d’années à venir, un peu comme si toutes ces images échangées dans les serveurs n’avaient plus besoin du réel pour nous représenter.

La rubrique « textures et arrière-plans » propose un voyage à travers les macros de chips, frites, popcorns, huile, pistaches, chocolats, glaces, cassoulets, mayonnaise, chantilly, nervures végétales, steaks, saucisses, agrumes, moisissures, crevasses, plastiques, bactéries… Toutes ces matières ont vocation à se fondre progressivement dans les bouches ouvertes d’indénombrables hommes et femmes ingurgitant toutes les nourritures.

Il est tentant de finir ce tour par la rubrique « cannibale » des stocks d’images, en contemplant des hommes et des femmes d’affaires en télétravail : certains sont nus dans des cascades d’autres se dévorent entre eux. La rubrique « futur préhistorique », quant à elle, montre des humains habillés de peaux de bêtes, brandissant des os de mammouths en sortant de leur grotte pour pénétrer dans un open space et s’extasier sur les images de stock s’affichant sur leurs portables [chercher « primitive neanderthal people couple travelling through time working in contemporary office playing with gadgets interacting new things »].

 

NDA : Cet article portant sur les photographies de banques d’images, il nous semblait essentiel de l’illustrer et comme AOC est une revue de texte seul, pour accompagner le propos, nous avons donc placé des liens hypertextes entre crochets renvoyant à des résultats de recherches d’images sur Duckduckgo ou Google. Les résultats varieront d’un lecteur à l’autre en fonction de son historique, de sa position géographique, de la date… Aucun problème à cela, bien au contraire : plutôt que de montrer telle ou telle image en particulier, il s’agit de pointer des faisceaux de sens, des tendances – pour mieux pénétrer dans la logique du stock.

 

Cet article a été publié pour la première fois le 6 avril 2022 dans le quotidien AOC.


[1] L’expression étasunienne « images de stock » est à la fois plus précise et plus parlante. Dans cet article, il s’agit en réalité d’analyser ce que l’on nomme les « microstocks » (cf. plus bas).

[2] Toutes créées dans les années 2000, elles prennent la suite des conglomérats de type Corbis (créée en 1989) ou Getty (créée en 1995), plus chères et plus spécialisées dans les photos d’actualité et les images historiques.

[3] Le recours massif aux images de stock coïncide également avec la complexification du droit à l’image et l’hétérogénéité des licences suivant les pays, qui rendent difficile la tâche des éditeurs et utilisateurs. L’achat d’images de stock permet de se prémunir de tout risque.

[4] Ici, nous nous intéresserons plus spécifiquement aux photographies.

[5] Dans sa thèse de doctorat actuellement en cours d’écriture.

[6] Ces exemples sont tirés de la compilation : « 50 Weirdest Stock Photos You Won’t Be Able to Unsee »

[7] Voir aussi le Tumblr « women laughing alone with salad »

[8] Sheila Callaghan, Women Laughing Alone with Salad.

[9] Megan Garber, « The Tao of Shutterstock: What Makes a Stock Photo a Stock Photo? And how do photographers know that I’ll need a picture of the sun streaming through clouds? », The Atlantic, 18 mai 2012.

[10] Le mot est utilisé ici dans son sens anglais, pour désigner une figure récurrente, qu’il s’agisse d’un procédé narratif, d’une image ou d’un motif cinématographique.

[11] AMÉLIPOULANISER v. tr. dérivé de Le fabuleux destin d’Amélie Poulain. Montrer la vie comme s’il s’agissait d’une carte postale. Syn.: auto-exotiser.

[12] Mona Chollet, Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, La Découverte, 2012, p.34.

[13] Vinciane Despret, Penser comme un rat, Quae, 2016.

[14] George Orwell, 1984, Secker and Warburg, 1949.

Stéphane Degoutin

Artiste et chercheur, Enseignant à l'École des Arts Décoratifs de Paris (ENSAD)

Gwenola Wagon

Artiste et chercheuse, Maître de conférences en Arts plastiques à l'Université Paris 8

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Notes

[1] L’expression étasunienne « images de stock » est à la fois plus précise et plus parlante. Dans cet article, il s’agit en réalité d’analyser ce que l’on nomme les « microstocks » (cf. plus bas).

[2] Toutes créées dans les années 2000, elles prennent la suite des conglomérats de type Corbis (créée en 1989) ou Getty (créée en 1995), plus chères et plus spécialisées dans les photos d’actualité et les images historiques.

[3] Le recours massif aux images de stock coïncide également avec la complexification du droit à l’image et l’hétérogénéité des licences suivant les pays, qui rendent difficile la tâche des éditeurs et utilisateurs. L’achat d’images de stock permet de se prémunir de tout risque.

[4] Ici, nous nous intéresserons plus spécifiquement aux photographies.

[5] Dans sa thèse de doctorat actuellement en cours d’écriture.

[6] Ces exemples sont tirés de la compilation : « 50 Weirdest Stock Photos You Won’t Be Able to Unsee »

[7] Voir aussi le Tumblr « women laughing alone with salad »

[8] Sheila Callaghan, Women Laughing Alone with Salad.

[9] Megan Garber, « The Tao of Shutterstock: What Makes a Stock Photo a Stock Photo? And how do photographers know that I’ll need a picture of the sun streaming through clouds? », The Atlantic, 18 mai 2012.

[10] Le mot est utilisé ici dans son sens anglais, pour désigner une figure récurrente, qu’il s’agisse d’un procédé narratif, d’une image ou d’un motif cinématographique.

[11] AMÉLIPOULANISER v. tr. dérivé de Le fabuleux destin d’Amélie Poulain. Montrer la vie comme s’il s’agissait d’une carte postale. Syn.: auto-exotiser.

[12] Mona Chollet, Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, La Découverte, 2012, p.34.

[13] Vinciane Despret, Penser comme un rat, Quae, 2016.

[14] George Orwell, 1984, Secker and Warburg, 1949.