Politique

Les testicules du castor : du néolibéralisme au fascisme ?

Philosophe, juriste

Dans la fable d’Ésope, citée par Gramsci, le castor s’arrache les testicules pour sauver sa vie. Et si le bloc néolibéral était mûr pour la castration volontaire ? La dissolution de l’Assemblée nationale prononcée par Emmanuel Macron en réponse à la déroute de son camp aux élections européennes semble l’indiquer.

« Le castor, poursuivi par des chasseurs qui veulent lui arracher les testicules, d’où l’on extrait des médicaments, s’arrache lui-même les testicules pour sauver sa vie »[1].

Comme le castor, le bloc néolibéral est pragmatique. Entre sa vie et ses testicules, il n’hésitera jamais à sacrifier les secondes pour préserver ce qu’il peut de la première. Antonio Gramsci en avait parfaitement conscience et c’est à ce titre qu’il a fait mention de cette fable d’Ésope dans le troisième de ses cahiers de prison.

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Il en avait lui-même fait l’expérience directe, quand la bourgeoisie italienne acculée, prise en étau entre le bouillonnement ouvrier du Biennio Rosso et la montée en puissance du fascisme, choisit de livrer les clés du régime parlementaire transalpin aux forces réactionnaires. Politiquement, le fascisme vient à l’existence à ce moment-là, quand la bourgeoisie accepte de pactiser, d’abandonner son rôle de direction politique effective, afin de préserver une part de ses aspirations hégémoniques. En ce sens, Gramsci nous dit que le fascisme historique comme les formules fascistes qui continuent de surgir ne sont pas des phénomène naturels ou culturels propres à un peuple ou un autre ; ce sont des produits sociaux, les résultantes d’un ensemble de conditions qui se cristallisent dans l’indignité humaine et politique des classes dirigeantes[2].

Nous vivons un moment de ce type. Comme lors de l’entre-deux-guerres, la classe bourgeoise est en pleine désintégration hégémonique, elle est « “saturée” : non seulement elle ne s’élargit plus, mais elle se désagrège ; non seulement elle n’assimile pas de nouveaux éléments, mais elle perd une partie d’elle-même »[3]. Est-elle donc mûre pour la castration volontaire ? La dissolution de l’Assemblée nationale prononcée par Emmanuel Macron en réponse à la déroute de son camp aux élections européennes semble l’indiquer.

Dans le meilleur des cas, cette décision traduit une cécité incommensurable au sentiment de détestation que son auteur et sa politique inspirent à une immense partie de la population française. Dans le pire des cas, elle traduit une démarche tactique coupable : mettre l’extrême-droite au pouvoir avec l’espoir secret que son expérience du pouvoir en dégoûte les électeurs d’ici au cycle électoral de 2027. Difficile, en suivant cette lecture, de ne pas s’accorder avec François Ruffin déclarant qu’on a mis « un taré à la tête de l’État ». Il suffit d’ailleurs de regarder autour de soi pour se rendre compte de l’inanité du choix fait par le président de la République : nul besoin d’en revenir aux années 1930, sous nos yeux l’extrême-droite gouverne en Italie comme elle a gouverné aux États-Unis ou au Brésil et chaque fois son accession au pouvoir lui a permis de consolider son assise sociale.

De fait, la fable du castor est loin d’être derrière nous. Confronté à l’irréfutabilité de sa propre crise existentielle, le bloc néolibéral français cherche à maintenir son hégémonie au prix d’une solution explicitement régressive. Et sa radicalisation autoritaire ces dernières années a déjà ouvert des possibles inimaginables jusqu’à présent dans l’hypothèse où l’extrême-droite arriverait au pouvoir en juillet prochain : sur le plan de l’usage des forces de l’ordre, du détournement disciplinaire des procédures parlementaires, de l’installation d’une irresponsabilité politique des représentants frappés par des enquêtes judiciaires ou du mépris des corps intermédiaires, l’illibéralisation est déjà en marche. Reste à voir si celle-ci se poursuivra, et sous quelle forme.

Revenir aux racines de la crise

Alors que l’extrême-droite n’a jamais été aussi proche d’une victoire depuis des décennies, l’heure est à la construction d’une résistance démocratique puissante. Celle-ci demande un diagnostic clair des origines de la crise.

Pendant près de trente ans, le monde a vécu sous l’empire d’un bloc historique[4] pleinement néolibéral. La déferlante est partie du monde anglo-saxon, où la dérégulation et l’imposition de l’idée-marché en principe premier de toutes choses ont été explicitement revendiquées. À l’inverse, la vague s’est imposée en Europe sans tambours ni trompettes par le truchement d’une conversion tacite des élites sociales-démocrates continentales à l’inéluctabilité du régime capitaliste[5], et elle a été alternativement accompagnée par les majorités de gauche et de droite sous des formes plus ou moins douces[6].

C’est donc sous la forme d’une révolution passive que le néolibéralisme a avancé. Il a été une révolution sans révolution, un processus objectif de transformation des structures socio-économiques fondamentales conduit « par le haut »[7]. Avec pour conséquence, une double dynamique de retrait et de repositionnement des électeurs des anciens partis de gouvernement, échaudés par cette révolution furtive jamais assumée[8]. Le résultat est un pays fracturé, figé dans une crise politique multiforme. Majorités de plus en plus mal élues, classes subalternes durablement retirées du jeu politique et extrême-droite au plus haut en sont les symptômes.

En 2017, cette crise a rencontré une conjoncture politique chaotique, ouvrant un espace central pour la réunification des fractions les plus libérales des deux camps. Sept ans plus tard, parce qu’il a porté un projet politique minoritaire masqué derrière un discours pseudo-progressiste attrape-tout en totale contradiction avec ses actes, le macronisme n’a fait que prolonger la crise politique qu’il était censé résoudre. Non seulement il a travesti sa vérité politique sous un vernis pragmatiste qui n’en est pas moins idéologique, mais il a discrédité toutes les autres options idéologiques au prétexte d’un réalisme qui a eu pour principal effet de susciter la montée du sentiment nationaliste.

Ce phénomène ne se limite pas à la France. Depuis dix ans, bien des alternances instituées entre gauche et droite libérales se sont transformées en crises de consentement qui ont débouché sur des phénomènes de réactions autoritaires et nationalistes, ou des tentatives de poursuite du développement néolibéral par le biais de grandes coalitions consensuelles. Le cas de l’Italie est exemplaire : après près d’une décennie de gouvernements du non-choix, sous la houlette d’experts comme Mario Monti, de sociaux-démocrates comme Enrico Letta ou de personnalités centristes comme Matteo Renzi et Mario Draghi, le pays a progressivement basculé jusqu’à aboutir au gouvernement néofasciste de Giorgia Meloni.

Au fond, toute l’économie du macronisme est résumée dans la célèbre réplique de Tancrède à son oncle, le Prince Salina, dans Le Guépard de Lampedusa[9] : « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change ». À la manière du Risorgimento italien, quand la vieillie aristocratie italienne s’est ralliée à l’unification bourgeoise pour préserver sa place, l’ordre néolibéral français s’est paré des habits du nouveau monde pour assurer sa continuité.

Le paysage politique a changé ; mais dans les faits les structures de domination sont restées. Comme le met en images le somptueux bal qui clôt l’adaptation cinématographique du Guépard par Visconti, allégorie parfaite d’une rupture de façade dont le Prince Salina synthétise parfaitement la portée : « Savez-vous ce qui se passe dans le pays ? Il ne se passe rien. Seulement une inversion de classes ». La clé de lecture de notre présent politique est là : on nous annonçait la Révolution, nous avons eu la Restauration. Désormais, c’est la Réaction qui se profile.

La responsabilité historique du macronisme

La croissance régulière de l’abstention est le fait politique le plus important des dernières décennies. Dans le même temps, l’extrême-droite s’est hissée par trois fois au second tour de la présidentielle, elle a renforcé son ancrage et, après être parvenue à faire élire près de 90 députés lors des dernières élections législatives, elle semble en passe de réunir une majorité au sein du prochain Parlement. Cette situation est le résultat de quarante ans d’échecs des partis de gauche et de droite. Le baril de poudre était prêt, le macronisme a fait le choix d’y mettre le feu.

La première explication de la transformation du rempart auto-proclamé à l’extrême-droite en marchepied tient à sa nature profonde. Fondamentalement, la conviction qui résume la personnalité historique du macronisme est qu’il n’existe pas de réalité autre que celle à laquelle il se réfère : d’un côté, des agents rationnels qui l’acceptent, de l’autre, des agents irrationnels qui se placent en dehors de la réalité[10]. Dans ce cadre, la délibération politique ne peut que porter autour d’objets et d’enjeux considérés comme appartenant au domaine de la réalité telle que la construit le système marché.

Au royaume de la vérité économique, il n’est plus de place pour le débat politique, reste uniquement la recherche de consensus sur la manière de résoudre des problèmes considérés comme existants (la compétitivité des entreprises, l’attractivité du pays, le coût du travail, le financement des retraites, la dette, etc.). En s’érigeant en phare incontestable de la vérité économique, le camp présidentiel a renvoyé toutes les alternatives exprimées à la déraison, aux marges du système délibératif. Pour le dire simplement, la stratégie politique du bloc néolibéral se résume à un mortifère « moi ou le chaos » qui, à force d’étouffer le débat républicain, a contraint à la toxicité les énergies politiques qui doivent nécessairement s’exprimer pour faire société politiquement. D’un côté, la République néolibérale, de l’autre le magma des radicaux, des séditieux et des factieux. Avec un seul gagnant : l’extrême-droite, désignée comme le seul véritable adversaire.

La seconde explication porte sur l’état de déliquescence du bloc néolibéral. Alors que l’hégémonie correspond au moment où un système économique donné, servant les intérêts d’une classe particulière, se trouve soutenu, légitimé, renforcé et modifié en retour par la superstructure politique, idéologique, intellectuelle et morale d’une époque[11], son délitement entraîne à l’inverse un surcroît de coercition[12]. Or, le parti néolibéral n’est plus dirigeant mais seulement dominant. En témoignent la quadripartition du spectre politique – entre écosocialisme, néolibéralisme, néofascisme et abstentionnisme. C’est pourquoi sa pratique politique n’a cessé de se raidir : le recul des libertés publiques et la militarisation de la police ne sont pas apparues avec la réforme des retraites, on en trouve les premiers germes avec la crise des « Gilets jaunes ». De la même manière que le passage en force comme méthode politique date des premiers jours du macronisme, quand à peine élu il a mené une première déconstruction du code du travail à coups d’ordonnances.

Les années suivantes n’ont fait qu’accentuer le libéralisme autoritaire de la « majorité » à mesure que son absence d’assise sociale majoritaire devenait de plus en plus manifeste. Incapable de reconstruire une position hégémonique, le macronisme a attisé la colère et légitimé un mode d’exercice du pouvoir dont l’extrême-droite pourra se saisir sans la moindre de difficultés.

À cela, il faut ajouter que le macronisme a aussi organisé une légitimation historique des idées mêmes de l’extrême-droite. Durcissement du droit d’asile, projets de maîtrise drastique de l’immigration instaurant une forme de préférence nationale, agitation de débats sur la fraude sociale empreints de racisme, etc. : face à la crise profonde du paradigme néolibéral, son incapacité à répondre au ralentissement de la croissance et la nécessité d’en revenir à un interventionnisme capable de soutenir le taux de profit privé, le néolibéralisme renoue avec les racines réactionnaires et autoritaires, son versant moral qu’Hayek résumait par une opposition entre les « sauvages » et les « civilisés »[13]. Un propos qui résonne étrangement avec les paniques morales en tous genres que la Macronie entretient autour du wokisme, de l’ensauvagement et de la décivilisation, et dont le seul effet pratique est d’alimenter le camp réactionnaire. Si l’on est bien loin des promesses initiales du macronisme, la bourgeoisie capitaliste française n’est pas la première à emprunter ce terrain glissant. Son cheminement est par endroits analogue à la transformation interne qu’a connu le Fidesz hongrois, laquelle a par suite « inspiré » d’autres formations libérales et pro-business européennes, à l’instar de la Lega de Matteo Salvini ou de l’ÖVP sous la houlette de Sebastian Kurz.

L’hybridation qui se prépare

Le nouvel ennemi désigné de la classe dominante atteste de cette lecture volontairement alarmiste. Désormais, le diable est à gauche ; quitte à ce qu’il faille normaliser l’extrême-droite par contraste. Qu’ils en soient conscients ou non (quoique l’insistance du premier des macronistes à rabrouer qui voudrait ramener le lepénisme à ses racines pétainistes suggère une stratégie délibérée), en traitant les frontistes comme ils le font tout en accusant la NUPES de flirter avec l’insurrection violente, les grands modernisateurs ont déroulé le tapis rouge à l’extrême-droite. Et ils ont prévu de continuer, comme l’indique leur engagement à faire barrage contre les candidats de gauche soi-disant situés hors de « l’arc républicain » lors des élections qui viennent.

Ainsi, en se rangeant aux thématiques identitaires et déclinistes de l’extrême-droite, en validant la menace fantasmagorique d’une alliance objective entre rouges et verts déterminés à renverser les institutions dissoudre l’ordre républicain et faire de la France le Venezuela de l’Europe, le bloc bourgeois s’est d’ores et déjà arraché un testicule. Comme le diagnostiquait Theodor W. Adorno, le retour de ce « lexique de l’effroi » contre des menaces fantasmées[14] signale un trait caractéristique des processus de fascisation. Car c’est bien de cela qu’il s’agit.

Longtemps, derrière la confusion ambiante, le sens de la marche a pu rester flou pour beaucoup. Ce temps est derrière nous. Si le bloc néolibéral, par sa politique comme par son style, nourrit la dynamique du Front National et de ses affidés, s’il en est désormais le premier carburant, alors il faut assumer qu’il est un allié objectif d’une fascisation de l’arène politique. Ce parce qu’au-delà de la formule historique concrète du fascisme italien, il faut saisir ce qu’est le fascisme du point de vue instrumental, c’est-à-dire, avant toute chose, la continuation du capitalisme par temps de crise, sa dégénérescence autoritaire en phase de déliquescence de son hégémonie politique.

Et, quoi que l’on en dise, les conditions sociales du fascisme sont bien là : qu’on parle de la concentration excessive du capital, de la crainte perpétuelle d’un déclassement parmi les couches moyennes de la société, de la peur agitée d’un ennemi extérieur qui nous menacerait d’un grand remplacement ou de la crise démocratique qui éloigne de plus en plus de citoyens de la politique à mesure que l’élite dirigeante semble déterminée à imposer ses réformes à marche forcée.

Bien sûr, il y aurait matière à pérorer des jours sur la pertinence du mot, comme ce fut le cas quand Mme Meloni est devenue présidente du conseil italien. Bien sûr, d’un point de vue purement analytique, les extrêmes-droites contemporaines n’ont rien à voir avec le fascisme mussolinien. Pour autant, en termes politiques, l’idée du fascisme, au sens d’une autoritarisation nationaliste du champ politique, comme solution de dernier recours des forces capitalistes conserve toute sa pertinence. La dérive généralisée des droites européennes constatée ces dernières années montre qu’un verrou mental a sauté.

Plutôt que de s’alarmer d’une supposée radicalité des gauches, voilà ce dont les commentateurs politiques devraient s’inquiéter. À l’opposé du poncif qui voudrait faire des deux extrêmes de l’échiquier politique les deux faces d’une même pièce, il faudrait s’inquiéter des similitudes de plus en plus criantes entre libéralisme et nationalisme : refus du clivage gauche-droite, capitalisme viscéral, rejet des libertés syndicales et du « désordre », mépris des contre-pouvoirs, stigmatisation de la figure de l’étranger, confusionnisme idéologique, culte des simplifications, assouplissements, et autres allègements, contrôle des assistés et répression des contestations.

Cette jonction libérale-autoritaire est d’ailleurs perceptible dans le débat public depuis plusieurs années. Raphaël Enthoven, commentateur autorisé s’il en est, ne publiait-il pas début juin 2021 une série de tweets dans laquelle il annonçait qu’en cas de second tour opposant Jean-Luc Mélenchon à Marine Le Pen, il irait « à 19h59 voter pour Marine Le Pen en [se] disant, sans y croire, “Plutôt Trump que Chavez” », comme un écho au tristement célèbre « plutôt Hitler que le Front populaire » ?

« La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés », diagnostiquait Gramsci dans le passage qui reste probablement le plus célèbre des Cahiers de Prison[15]. Souvent traduite avec des formulations plus aguicheuses évoquant des « monstres » surgissant dans un « clair-obscur » politico-idéologico-historique, cette remarque pointe les pathologies qui émergent dans les phases de déstabilisation profonde d’un bloc historique hégémonique. La dérive politique du camp néolibéral en est un : à la fois manifestation de la crise et indicateur de son niveau d’avancement.

Comment résister ?

Maintenant que le diagnostic est posé, la tâche doit être de construire l’alternative politique, la poussée contre-hégémonique qui permettra de ramener le débat public et politique sur les rives du dialogue, de la démocratie et du respect des libertés publiques. La dissolution pyromane décidée dimanche dernier exige qu’une résistance civique se constitue. Dans ses Thèses de Lyon, Gramsci tirait une leçon de la marche sur Rome qui battait en brèche l’idée que la contre-révolution aurait simplement remporté une victoire sur la révolution et insistait au contraire sur la faiblesse et la résignation des forces de résistance. C’est précisément ce dont la gauche doit se prémunir : même si l’avenir semble bouché, l’espoir d’une alternance heureuse subsiste.

Aussi, alors que certains à gauche appellent déjà à un nouveau front populaire pour les élections législatives de juin 2024, peut-être serait-il judicieux de s’inspirer de son illustre prédécesseur pour conjurer enfin le spectre de la division.

Premièrement, rappelons-nous que le Front populaire fut une réaction avant d’être un élan réfléchi, un sursaut unitaire contre le 6 février 1934 ; c’est ensuite qu’il devint un projet concerté pour la République sociale.

Deuxièmement, il est venu des travailleurs avant de venir des politiques : la grève générale du 12 juin en défense de la République a été initiée par la CGT, alors même que celle-ci avait pour tradition de se tenir éloignée de la politique depuis l’adoption de la Charte d’Amiens en 1906.

Troisièmement, il était un Front, c’est-à-dire une coalition agrégeant des forces plurielles : le visage du 12 juin 1934 était d’abord celui de deux cortèges formés sur des interprétations différentes du sens de la menace fasciste, celui de la CGT et de la SFIO insistant sur le danger institutionnel pour la République, et celui de la CGT-U et du PC y voyant la forme ultime d’une domination capitaliste en déclin, qui finirent malgré tout par fusionner ; jusqu’à conduire quelques semaines plus tard à un rapprochement concerté des socialistes et des communistes, et enfin au ralliement des radicaux.

Quatrièmement, le Front populaire s’est construit pas-à-pas, d’abord dans les luttes sociales antifascistes, ensuite dans le travail des forces politiques, enfin dans les alliances concrètes aux élections municipales avant de parvenir au gouvernement.

Pour terminer, il a acté la méthode du réformisme : pas de grand soir mais des promesses de transformations concrètes, et un mot d’ordre clair, « Pain, Paix, Liberté », capable de retenir le basculement des classes moyennes dans le fascisme.

La marche est haute et rien n’indique que les partis de gauche trouveront enfin le courage de la franchir dans la durée. Pourtant, quiconque s’est déjà aventuré sur un marché plutôt que de se replier sur son noyau de militants sait ce que demandent les électeurs de gauche : l’unité et le respect. Les bases de ce rassemblement sont claires : les derniers scrutins présidentiel et législatifs ont tranché la question du programme pour l’essentiel. Et il faut le dire, on doit à La France Insoumise d’avoir remis la gauche sur les rails et autour d’un projet ambitieux après des décennies de dérive néolibérale.

Mais de la même manière, les résultats des autres partis et les nombreuses réticences que peut susciter la France Insoumise envoient un message alternatif sur la méthode. Chacun doit discuter sur un pied d’égalité et cesser de chercher à imposer sa marque sur l’union des gauches. De même qu’il faut sérieusement remettre en cause la stratégie d’agitation permanente des insoumis, faute de quoi aucun front à vocation hégémonique ne franchira le seuil de la majorité électorale. Ce d’autant plus que la gauche devra aussi rallier les tenants d’un libéralisme démocratique et républicain pour espérer une victoire. Le seul chemin est donc dans l’alliance de la radicalité des propositions et de la modération des discours. Sinon, la stratégie de diabolisation de la NUPES orchestrée par le bloc néolibéral-réactionnaire pourra prospérer.

Des divergences existent évidemment, des divergences nombreuses même, mais elles ne doivent pas éclipser la force de ces combats communs. Surtout que la diabolisation intense dont la gauche ne cesse de faire l’objet démontre le danger qu’elle représente pour la classe dominante. Si on cite souvent le couple théorique de la guerre de mouvement et de la guerre de position mobilisé par Gramsci comme critère d’interprétation des modalités de la lutte hégémonique[16], on parle moins souvent du moment où le siège s’installe. Or, après des décennies d’ancrage du néolibéralisme qui ont vu alterner les poussées tactiques (guerre de mouvement) et les luttes serrées annonciatrices d’un gain stratégique pour un camp ou l’autre (guerre de position), le front français est définitivement entré en siège et c’est le virage pris ces derniers mois par les forces dominantes qui nous l’indique.

Puisque l’hégémonie néolibérale montre qu’elle est en mesure de s’effondrer sur elle-même, mais qu’aucune contre-hégémonie ne se distingue, « seules comptent les positions décisives ». Ainsi que le résume Gramsci : « En politique le siège est réciproque, malgré toutes les apparences, et le seul fait que celui qui domine doit faire étalage de toutes ses ressources montre le jugement qu’il porte sur l’adversaire »[17]. Face à l’urgence économique, sociale et écologique d’un renversement global de l’hégémonie néolibérale, doublée d’une dégénérescence autoritaire de l’ordre dominant qui le voit maintenant prendre le risque de laisser à l’extrême-droite les clés de notre destin et ainsi de voir un recul majeur sur la démocratie et les droits fondamentaux, les gauches ont la responsabilité historique d’être à la hauteur de la crainte qu’elles inspirent au bloc dominant pour faire triompher les idéaux de justice, de solidarité, et d’autonomie.

Un chemin existe. Simplement, le temps presse et il demande de mettre les querelles de chapelles et d’égos de côté. Autrement, le castor s’arrachera les testicules pour de bon, et c’est tout l’édifice républicain qui sera menacé.

NDLR : Nils Enderlin a coordonné Leur Europe et la Nôtre (Textuel, mai 2024), livre d’analyse et de proposition d’Attac et de la Fondation Copernic en vue des élections européennes.


[1] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Tome 1, Gallimard, 1996, vol. 3, par. 42.

[2] Antonio Gramsci, op. cit., 1996, vol. 3, par. 42.

[3] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Tome 2, Gallimard, 1983, vol. 8, par. 2.

[4] L’idée de bloc historique a été forgée par Antonio Gramsci pour se distinguer de la tendance au déterminisme économique des premiers marxismes comme pour discréditer l’idéalisme bourgeois et son aveuglement face aux inégalités matérielles du monde. Elle traduit l’imbrication étroite entre un système économique et une superstructure idéologique et institutionnelle hégémonique sur une période donnée. (Antonio Gramsci, op. cit., 1983, vol. 7, par. 21 ; Antonio Gramsci, op. cit., 1983, vol. 8, par. 182 ; Antonio Gramsci, op. cit., 1983, vol. 8, par. 240 ; Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Tome 3, 1978, vol. 10, partie I, par. 13 ; Antonio Gramsci, op. cit., Gallimard, 1978, vol. 13, par. 10).

[5] En France, les données collectées par le Chapell Hill Expert Survey illustrent cette droitisation progressive du PS lors des périodes où il était au gouvernement.

[6] Stuart Hall, Le Populisme autoritaire. Puissance de la droite et impuissance de la gauche au temps du thatchérisme et du blairisme, Éditions Amsterdam, 2008 ; Jérôme Vidal, La Fabrique de l’impuissance 1. La gauche, les intellectuels et le libéralisme sécuritaire, Éditions Amsterdam, 2008.

[7] Antonio Gramsci, op. cit., 1996, vol. 4, par. 57 ; Antonio Gramsci, op. cit., 1978, vol. 10, partie II, par. 41, note XIV ; Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Tome 5, Gallimard, 1992, vol. 19, par. 24 ; . Antonio Gramsci, op. cit., 1992, vol. 25, par. 5.

[8] Charles Masquelier, « Theorising French neoliberalism: The technocratic elite, decentralised collective bargaining and France’s ‘passive neoliberal revolution », European Journal of Social Theory, 2021;24(1):65-85.

[9] Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Le Guépard, 1958 : « Se vogliamo che tutto rimanga come è, bisogna che tutto cambi » (traduction Fanette Roche-Pézard, 1959).

[10] Wendy Brown, Défaire le démos, Éditions Amsterdam, 2018, p. 71.

[11] Antonio Gramsci, op. cit., 1996, vol. 4, par. 38 ; v. aussi Antonio Gramsci, op. cit., 1978, vol. 13, par. 17.

[12] Antonio Gramsci, op. cit., 1992, vol. 19, par. 24.

[13] Friedrich von Hayek, Droit, législation et liberté, PUF, novembre 2013.

[14] Theodor W. Adorno, Le Nouvel extrémisme de droite, Climats, 2019, pp. 39-43 : « il n’existe plus aujourd’hui de Parti communiste en Allemagne, et du même coup le communisme a vraiment pris une sorte de caractère mythique, j’entends par là qu’il est devenu totalement abstrait ; Or cette singulière abstraction débouche quant à elle sur une situation où l’on classe tout ce qui ne nous convient pas dans la catégorie caoutchouteuse du ‘communisme’ avant de le rejeter en tant que tel ».

[15] Antonio Gramsci, op. cit., 1996, vol. 3, par. 34.

[16] V. entre autres : Antonio Gramsci, op. cit., 1983, vol. 7, par. 16.

[17] Antonio Gramsci, op. cit., 1983, vol. 6, par. 138.

Nils Enderlin

Philosophe, juriste, Doctorant à l’Université de Strasbourg

Notes

[1] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Tome 1, Gallimard, 1996, vol. 3, par. 42.

[2] Antonio Gramsci, op. cit., 1996, vol. 3, par. 42.

[3] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Tome 2, Gallimard, 1983, vol. 8, par. 2.

[4] L’idée de bloc historique a été forgée par Antonio Gramsci pour se distinguer de la tendance au déterminisme économique des premiers marxismes comme pour discréditer l’idéalisme bourgeois et son aveuglement face aux inégalités matérielles du monde. Elle traduit l’imbrication étroite entre un système économique et une superstructure idéologique et institutionnelle hégémonique sur une période donnée. (Antonio Gramsci, op. cit., 1983, vol. 7, par. 21 ; Antonio Gramsci, op. cit., 1983, vol. 8, par. 182 ; Antonio Gramsci, op. cit., 1983, vol. 8, par. 240 ; Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Tome 3, 1978, vol. 10, partie I, par. 13 ; Antonio Gramsci, op. cit., Gallimard, 1978, vol. 13, par. 10).

[5] En France, les données collectées par le Chapell Hill Expert Survey illustrent cette droitisation progressive du PS lors des périodes où il était au gouvernement.

[6] Stuart Hall, Le Populisme autoritaire. Puissance de la droite et impuissance de la gauche au temps du thatchérisme et du blairisme, Éditions Amsterdam, 2008 ; Jérôme Vidal, La Fabrique de l’impuissance 1. La gauche, les intellectuels et le libéralisme sécuritaire, Éditions Amsterdam, 2008.

[7] Antonio Gramsci, op. cit., 1996, vol. 4, par. 57 ; Antonio Gramsci, op. cit., 1978, vol. 10, partie II, par. 41, note XIV ; Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Tome 5, Gallimard, 1992, vol. 19, par. 24 ; . Antonio Gramsci, op. cit., 1992, vol. 25, par. 5.

[8] Charles Masquelier, « Theorising French neoliberalism: The technocratic elite, decentralised collective bargaining and France’s ‘passive neoliberal revolution », European Journal of Social Theory, 2021;24(1):65-85.

[9] Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Le Guépard, 1958 : « Se vogliamo che tutto rimanga come è, bisogna che tutto cambi » (traduction Fanette Roche-Pézard, 1959).

[10] Wendy Brown, Défaire le démos, Éditions Amsterdam, 2018, p. 71.

[11] Antonio Gramsci, op. cit., 1996, vol. 4, par. 38 ; v. aussi Antonio Gramsci, op. cit., 1978, vol. 13, par. 17.

[12] Antonio Gramsci, op. cit., 1992, vol. 19, par. 24.

[13] Friedrich von Hayek, Droit, législation et liberté, PUF, novembre 2013.

[14] Theodor W. Adorno, Le Nouvel extrémisme de droite, Climats, 2019, pp. 39-43 : « il n’existe plus aujourd’hui de Parti communiste en Allemagne, et du même coup le communisme a vraiment pris une sorte de caractère mythique, j’entends par là qu’il est devenu totalement abstrait ; Or cette singulière abstraction débouche quant à elle sur une situation où l’on classe tout ce qui ne nous convient pas dans la catégorie caoutchouteuse du ‘communisme’ avant de le rejeter en tant que tel ».

[15] Antonio Gramsci, op. cit., 1996, vol. 3, par. 34.

[16] V. entre autres : Antonio Gramsci, op. cit., 1983, vol. 7, par. 16.

[17] Antonio Gramsci, op. cit., 1983, vol. 6, par. 138.