Un drôle de paroissien – sur Bruno Latour et la religion
Cela fait un peu plus d’un mois que Bruno Latour nous a quittés. La vague des hommages et des retours sur son immense œuvre est toujours forte. Ayant été à la fois son collègue pendant 40 ans et un ami très proche, je dois dire que j’ai hésité à prendre moi aussi la plume. L’exercice est délicat, si l’on veut éviter à la fois la tentation de se grandir soi-même en parlant de lui, et celle de prétendre résumer son travail en quelques pages – mieux vaut sans doute prendre le risque de le trahir, pour le faire vivre.
Mais de fait, sa disparition a fait lever tant de textes au style si divers, certains très forts, si justes, si beaux, si émouvants, à côté d’efforts plus modestes, tout aussi valables, faits pour manifester ce qu’on avait compris ou appris de lui, que je me suis dit que l’une de ses maximes, « Nous sommes là pour faire penser, non pour penser à la place des autres », avait bien fonctionné. Cet auteur si prolixe, au style souvent provocateur, a réussi à produire l’effet qu’il voulait obtenir : faire réagir et, de plus en plus, face à Gaïa, nous aider à retrouver une capacité d’action collective.
J’ai pu assister à la messe d’enterrement solennelle que la famille de Latour, ses amis et l’aumônier de la Pitié Salpêtrière ont organisée, avant le rituel plus intime de l’enterrement lui-même, dans le village où il aimait se retirer. La messe d’enterrement avait sans nul doute été une belle cérémonie. Sa démesure même rendait hommage à la grandeur de Latour. La foule a été émue, la vaste nef à huit chœurs en étoile était parfaitement adaptée à ce dernier hommage, comme si l’on pouvait le rencontrer depuis de multiples facettes.
Habile à la tâche, le prêtre avec qui, avant ces derniers instants, il avait dialogué depuis de longues années, notamment au fil des rencontres organisées au Collège des Bernardins, a signalé avec malice les pensées peu orthodoxes de Latour, tout en le rapatriant sans réserves dans l’Église catholique et romaine, dont il aurait toujours été un fidèle croyant. Il a aussi mentionné que Bruno était désespéré de n’avoir pas su convertir ses proches.
Mon propos n’est pas de prendre mes distances d’infidèle par rapport à cette grand-messe célébrée autour du cercueil, mais, sans disqualifier celle qu’en a donnée l’officiant, de proposer d’autres versions du rapport à la fois si central et si complexe de Latour à la religion. Plus exactement, à la religion catholique, qui a été celle de son enfance et de son milieu familial, et aussi, à la fin de sa vie, celle du Pape François, dont il avait tant apprécié l’encyclique « Laudato Si’ ».
Le vocabulaire compte et, en entendant l’homélie, les mots employés m’ont frappé, à des titres divers. Celui de croyant, attribué à quelqu’un qui a si souvent dit que la religion ne consistait pas à croire en Dieu. Celui de « désespéré », surtout. Inquiet, oui, une inquiétude bien réelle l’habitait face à la situation inédite dans laquelle nous sommes. Lassé par la maladie, à la fin, oui, il l’était aussi. Mais désespéré, ce sentiment défaitiste, marqué par le renoncement à lutter, qui dirige plus vers l’enfer que vers le paradis, voilà un qualificatif à l’opposé du Bruno que j’ai toujours connu, tout à fait épargné par l’ennuyeux esprit de sérieux, avec son rire jovial et le sourire un peu ironique qu’il avait aux lèvres, sur lui-même autant que sur les autres, même dans ses moments difficiles.
Être inquiet, ne pas trouver le repos, ce n’est pas désespérer. Au contraire, cela pousse à agir, non dans la panique de l’instant, mais en prenant son temps, pour réaliser ce qu’il faut faire, au magnifique double sens du mot réaliser : le déterminer et l’accomplir.
Or, c’est exactement ce programme que Latour a entrepris de mettre en action, lorsqu’un an après la publication d’Où atterrir ?, en 2017, il a appris qu’il avait un cancer incurable, non seulement comme auparavant, par son travail de chercheur, mais en faisant de la vraie politique : à partir d’enquêtes et de descriptions de situations concrètes, montrer une direction, convaincre, mobiliser ceux avec qui agir, comment et pour quoi agir, avant de mieux définir ceux contre qui se battre.
Tout au long de la progression de sa longue maladie, j’ai été impressionné par sa lucidité, la conscience précise qu’il avait de ce que, en un temps limité, sans flonflon ni trémolo, il lui restait à faire. Et plus encore par sa capacité à l’avoir en effet réalisé ! Peu d’intellectuels peuvent se targuer d’avoir mené si loin ce travail de conversion. Car il s’agissait aussi de cela, sans doute : engager la religion, elle aussi, dans une nécessaire redirection.
« Conversion »… le prêtre a donc parlé aussi de ce geste. Et cette fois, « convertir » est un mot que Latour aimait bien prononcer, en couple avec « sauver », et donc en lui donnant sa pleine connotation religieuse. Mais convertir à quoi ? à la religion catholique, comme s’il s’agissait d’adhésion à une secte ? ou la convertir elle-même, cette religion ? ou convertir à d’autres façons de penser et de vivre la présence des humains sur terre, que leur activité même met en danger ? voire « convertir », tout court ? convertir sans qu’on sache jamais l’objet d’une telle opération, sinon qu’il y a eu une transformation de soi, non pas seulement intellectuelle ou dogmatique, comme à propos d’une opinion, mais vitale, sensible, émotionnelle, ressentie dans tout son être, faisant voir le monde autrement, et n’ayant de sens que si elle engage dans des actes… Seuls des actes peuvent en effet nous sauver – qu’il s’agisse de se sauver, au sens de la pitoyable fuite vers la Lune ou vers Mars des milliardaires que Bruno aimait railler, ou de trouver un salut commun, qu’on soit ou non « croyant ».
Réhabilitant Gaïa, Latour rejette vigoureusement l’idée d’une terre offerte à l’homme par Dieu pour qu’il l’exploite.
Il me semble nécessaire d’expliquer pourquoi c’est le rapport de Latour à la religion que je voulais reprendre ici. Nous vivons dans un pays qui est de culture catholique, et elle est encore très présente. C’est aussi le pays où la laïcité et l’athéisme sont le plus importants. Les situations inédites que cela crée méritent d’être analysées : ainsi de la messe d’enterrement elle-même.
Certes, une fois qu’on s’est éloigné du navire comme une bouteille à la mer, les rituels et les paroles de ces offices semblent s’être vidés de leur sens ; les croyants eux-mêmes, désormais minoritaires dans leur propre église, ont dû apprendre à vivre ces curieux moments où, comme dans la chapelle de la Pitié, la plupart des lèvres de ceux qui devraient former une assemblée restent immobiles pendant les prières, et la « communion » à la fin de l’office ne fait plus communier qu’une petite minorité de fidèles. Tout se passe comme si les dimensions mondaine et religieuse désormais étanches de ces rituels, leur liant ayant précipité, se superposaient sans se troubler et sans que rien de cela ne soit explicité : l’important est que, croyant ou non, chacun y trouve la force émotive et collective qu’il en attend – et en effet, c’est bien le cas.
Bruno Latour lui-même était catholique, sans le crier sur les toits, sans le cacher non plus. Le sujet est délicat, et on comprend la raison de cette réserve : le danger de voir ses thèses réduites à cette adhésion. « Il parle de redirection écologique et de Gaïa, mais en fait il nous recase le Bon Dieu », diront les uns, tandis que les autres se réjouiront de la célébrité de l’un des leurs, alors que les fidèles sont tous les jours moins nombreux, sans regarder de trop près les écrits de Latour, alors que ceux-ci sont loin de gémir sur un ici-bas qui serait une vallée de larmes pour des fidèles n’aspirant qu’à accéder au Royaume des Cieux.
Plus généralement, ce n’est pas pour rien que la religion d’un homme public est un sujet sensible en France, depuis les lois de 1905 : bien au-delà de la séparation de l’Église et de l’État, la volonté d’apaisement souhaitée de part et d’autre a conduit à un pacte tacite faisant de l’appartenance religieuse une affaire strictement privée, un choix personnel, intime, ne regardant pas les autres – alors que bien sûr, elle est tout aussi collective, publique et sociale qu’une opinion politique, par exemple. Il faut croire que, des guerres de religion au petit père Combes en passant par la Révolution française, la religion a soulevé plus de passions et laissé encore plus de traumatismes que la politique, qui elle non plus n’y est pourtant pas allée de main morte.
De cette prudence sociale, qui n’a en aucune façon été dictée par la loi, résulte un silence républicain sur le sujet, lorsqu’on veut rester correct : tout se passe comme si, au nom de la paix sociale, cette privatisation du religieux satisfaisait tout le monde. Mais on n’en pense pas moins, et ce sous-entendu généralisé à propos de la religion d’un personnage connu n’est pas sans conséquence : il laisse place à l’allusion plus ou moins perfide, ou à l’inverse à des apostrophes agressives faites sur le mode de la dénonciation d’une vérité cachée (« Bruno Latour : le nouveau curé de la gauche… », cf. Charlie Hebdo). Il me semble qu’aujourd’hui, alors même que les menaces qui pèsent sur le monde ont redonné aux religions leur pouvoir de mobilisation – et que c’est souvent pour le pire –, il serait plus avisé d’oser débattre ouvertement et publiquement de ces questions.
Dans cette perspective, je vais formuler quatre points de vue possibles sur l’attachement bien réel et intime de Latour au catholicisme. Ils ont tous leurs raisons d’être défendus et leurs limites, tout en semblant être assez peu compatibles. Il ne s’agit pas de trancher pour savoir si Bruno était ou n’était pas catholique – ce serait très mal dit –, ni même vraiment de se demander comment ou en quoi il l’était : c’est plutôt qu’il l’était totalement sous certains aspects, et qu’il ne l’était pas du tout sous de nombreux autres, qui l’auraient en d’autres temps conduit droit au bûcher. Avant de conclure, je n’en prendrai pas moins parti, en insistant sur celui qui selon moi est à la fois le plus proche de la posture de Latour, et le plus intéressant pour un non-croyant.
Abordons la question sous un premier angle, le plus facile : le catholicisme de Latour, c’est d’abord celui de sa jeunesse, celui de sa famille, celui de son milieu. Cela compte, l’enfance, nul besoin de se faire baptiser sociologue pour le comprendre ! En outre, ce sentiment inédit que partagent les catholiques, d’être désormais minoritaires non seulement dans le pays et parfois donc dans leurs églises, mais souvent même dans leur propre foyer, ne doit pas faire oublier la réciproque : même sans poser directement la question de la foi, le fait que la France ait été si longtemps la fille aînée de l’église marque bien sûr nos conceptions du monde, quitte à les critiquer.
Et cela, d’autant plus si l’on a été élevé dans une famille pratiquante. Même si l’on s’en écarte plus tard, un tel catholicisme culturel reste très présent, je puis en témoigner, moi qui ai aussi été élevé dans une famille de bourgeois catholiques de province : ce sont des réflexes, une familiarité avec les mots, les rites, des débats, voire des plaisanteries codées… des antipathies instinctives, aussi – on est plus fidèle à ses rejets qu’à ses adhésions.
Un bon exemple est celui de l’institution, de la croyance en la nécessité d’un collectif organisé, du respect circonspect de la hiérarchie, si bien nommée, avec ses règles et ses sanctions, même si elle peut se tromper, et il en va de même pour l’importance des médiations : tout cela s’oppose aussi bien à l’idée d’un libre-arbitre individuel qu’à celle d’un dialogue direct de la masse des fidèles avec Dieu. Si Latour se disait catholique, et non seulement chrétien, c’est bien à de telles options qu’il adhérait. Lui est resté dans cette maison, il a continué à y habiter, il s’y sentait bien, comme chez lui. Je m’en suis éloigné, mais cela nous reste commun.
Pour autant, si ces filiations religieuses avec un passé familial ont toujours orienté sa pensée et qu’il est intéressant de les retrouver reformulées dans ses thèses, peut-on raisonnablement en rester là, et réduire la fidélité de Latour envers la religion de son enfance à une sorte de confort que lui apporterait ce refuge culturel ? Lui-même, en résumant sur Arte son œuvre comme n’ayant été au fond qu’une inlassable exégèse des inscriptions, de Péguy au climat, de l’analyse des sciences et des techniques à la mise à plat des tonalités propres de chacun de nos modes d’existence, il a très clairement signifié la continuité entre son travail théorique et la persistance de son attachement à l’église catholique, malgré tous ses défauts – ou peut-être à cause d’eux…
Deuxième prise de vue : à la lecture de ses textes, c’est en effet un tout autre portrait de Bruno qui se dessine, tout aussi frappant, et pour le coup, c’est celui d’un drôle de paroissien : non seulement il ne se contente pas de bouder le Royaume des Cieux, mais il nous demande de ré-atterrir, de regarder vers le bas au contraire, vers le sol, et non vers cet « au-delà » auquel il ne croit pas. Réhabilitant Gaïa – une définition du vivant qui lie la biologie, l’évolution et la géologie –, il rejette vigoureusement l’idée d’une terre offerte à l’homme par Dieu pour qu’il l’exploite et la fasse fructifier.
Il s’intéresse autant aux ontologies sauvages qui relient étroitement les plantes, les animaux, les humains et les esprits, ce qui l’a fait traiter d’animiste, qu’aux expériences de l’ethnopsychiatrie capables de soigner des migrants non pas en plongeant dans leur intimité mais, au contraire, en les reconnectant à leurs ancêtres. Dans son Enquête sur les modes d’existence, un véritable manifeste pluraliste, à côté du mode REL qui redéfinit le religieux, il laisse toute sa place au mode MET, rempli de mauvais sorts, d’esprits et de sorciers, aux effets tout aussi réels. Il avait d’ailleurs déjà été accusé d’animisme pour ses travaux sur les sciences et les techniques, parce que, avec Michel Callon et John Law, il osait prêter aux choses une agentivité.
Plus directement encore, ce Bruno pas très catholique plaisantait volontiers en répétant que la religion aurait dû s’arrêter avec Moïse ! Iconoclaste envers les iconoclastes, il ne manquait aucune occasion de manifester sa sympathie pour ce temps révolu où des dieux multiples et rivaux (et des deux sexes) habitaient sur terre et se mêlaient à la nature et aux humains : ce polythéisme était peut-être simplement une autre appellation de son pluralisme radical, celui qu’il tirera de William James et mettra en œuvre dans l’Enquête…
Lorsque récemment Émilie Hache, au Collège des Bernardins, a modestement suggéré à l’Église une redirection féministe, et pour cela d’oublier le péché originel, de renier le monothéisme machiste, et de reconnaître que le sang du Christ (ceci est mon corps, ceci est mon sang) est un détournement des menstrues excluant du divin toute trace du féminin, Latour l’a applaudie des deux mains, notamment à cause de ce que cela requérait : oublier l’idée de création pour retrouver celle de génération. Lui-même était passionné par la longue et meurtrière histoire de la naissance du monothéisme autour de la Méditerranée.
Alors qu’une vingtaine d’années plus tôt, nous avions tous lu avec passion, et une certaine méfiance, les spéculations inspirées de René Girard sur le désir mimétique et le bouc émissaire, aussi suggestives que monomaniaques, je me souviens de l’effet de sidération que la lecture du Moïse l’Égyptien de Jan Assmann en 2001, puis du Prix du monothéisme, avait eu sur nous. Au-delà du débat sur la violence du monothéisme, je pense que, pour le dire de façon un peu grandiloquente, le choc venait du fait qu’avec ces travaux d’une précision d’orfèvre, la question de l’existence de Dieu sortait de la théologie, tout autant que d’un plaidoyer pour l’athéisme : ni vérité révélée, ni illusion à défaire, elle entrait dans l’histoire. Que ce soit « nous », les humains – les futurs « modernes » de Latour – qui ayons créé un Dieu unique et non l’inverse, la question prenait là une consistance tout à fait inédite.
Montrer que le monothéisme est le fruit d’un long processus d’invention, ce n’est pas vouloir revenir au polythéisme.
Mais cette formule peut être développée dans deux directions, et cela ouvre au troisième point de vue sur la religion de Bruno Latour, celui que je propose. On peut comprendre ce retournement comme un pur exercice de sciences sociales, congédiant la question même de l’existence de Dieu pour en faire un objet d’analyse, en effet plein d’intérêt pour les sociologues, les anthropologues et les historiens – quitte à cantonner à nouveau l’éventuelle foi religieuse du chercheur dans l’espace intime de ses convictions personnelles, ou à régler la question dans une préface qui l’affiche tout en la mettant soigneusement à distance.
C’est là un constructivisme de premier degré. Toute sa vie, à propos des sciences et de leur vérité, Latour s’est battu avec acharnement non pas pour ou contre le constructivisme, mais pour conserver ce mot en le prenant au sérieux : ce n’est pas parce qu’une réalité doit être produite, fabriquée, montée grâce à une foule de textes, d’instruments, de bâtiments et d’institutions, qu’elle n’existe pas « en soi », comme si, tant que sa vérité autonome n’était pas reconnue indépendamment des échafaudages de sa production, elle n’était qu’une illusion. La Nature n’est pas la science : elle ne le devient que si l’on commence à la mesurer, à produire des chiffres, à isoler ses composants, etc. Bref, à en faire une chaîne d’inscriptions performatives : la réalité même en sort définitivement transformée.
Pourquoi ne pas transposer à la religion cette même conception positive, ou plutôt « instauratrice » ? Le parallèle avec la science est là aussi instructif : montrer que l’invention de la science n’est pas la découverte d’une réalité externe, comme les Modernes se la sont représentée, mais le résultat d’un travail de construction méthodique, ce n’est pas la nier, ni prétendre que les sauvages la détenaient déjà, non plus que rêver inversement de revenir aux si riches savoirs pratiques desdits sauvages.
De même, montrer que le monothéisme n’est pas la reconnaissance, enfin, du seul vrai Dieu, Créateur du monde, mais le fruit d’un long processus d’invention, ce n’est pas vouloir revenir au polythéisme. Certes, faire admettre à l’Église tout comme au croyant de base que ce n’est pas Dieu qui nous a créés mais nous qui l’avons créé, et que ce n’est pas pour cela qu’il n’existe pas, l’affaire est encore moins simple qu’avec la science !
Mais on peut le dire avec plus de diplomatie, et surtout de façon moins binaire et avec plus d’exactitude : ce n’est pas tant de « nous » qu’il s’agit, mais d’une longue suite d’expériences vécues, individuelles et collectives, dans laquelle ont été mêlés tous les éléments qui font la vie et la mort, la nature et les humains qui l’exploitent, nos rapports aux autres vivants comme nos combats entre peuples ; et il ne s’est pas non plus agi de « créer » Dieu, mais de reconnaître que ce Dieu s’est instauré avec nous, et que réciproquement, non sans semer le parcours de toutes les abominations que le diable peut inventer, il nous a faits autres, en donnant corps à une série indéfinie d’exigences nouvelles, qui nous dépassaient. Un tel Dieu, qui ne peut se juger lui aussi qu’à ce qu’il est capable de faire faire, et qui alors en effet agit et fait agir, il se peut aussi qu’il ait fait son temps et qu’il disparaisse à jamais.
Paul Veyne peut nous aider à dénouer ce paradoxe, lui qui a montré que le christianisme n’est pas né en Palestine, mais quand les citoyens romains ont été sensibles à l’attrait si nouveau d’une religion qui parlait d’amour du prochain, de grâce et de charité, de renoncement à la violence, de sacrifice de soi, de la grandeur du faible et de la misère du riche, inversant toutes les valeurs guerrières de son temps. J’évoquais la tonalité propre de chaque mode d’existence : « Dieu est amour », remplacez la justice par la charité, un philosophe, un homme politique, un sociologue ne parle pas sur ce ton !
Cet enthousiasme, au sens le plus étymologique du mot, ni la raison, ni le droit, ni même une simple éthique ne saurait le porter. C’est mon argument : que porte le religieux, que ne portent pas les autres modes d’existence ? Moi-même, je ne saurais trop quoi répondre, mais ce sont bien les mots-clés que Latour met en avant, lui qui voulait non pas condamner les modernes mais les « convertir » et les « sauver », avec ce qu’ils ont apporté, en les débarrassant de la façon dont ils se représentent eux-mêmes, qui les conduit à une impasse désespérante.
Avec ces termes, convertir et sauver, il ne s’agit ni de vrai ou de faux, ni de juste ou d’injuste, ni de logique ou de raisonnement, ni de sagesse ou d’intérêt, ni de pouvoir ou d’ordre social, ni même du bien et du mal, ce que l’éthique peut fort bien penser, mais de cette indéfinissable exigence en présence de l’autre, qu’en effet le christianisme institué a su historiquement mettre au cœur de nos inquiétudes, même et surtout si nous ne cessons de l’écarter, et malgré la kyrielle des désastres que les humains ont su aussi imaginer à partir de cette religion. Que cet appel reste vivant, même si Dieu est mort entretemps, c’est peut-être ce que je chercherais à retenir de la fidélité de Bruno Latour à sa religion.
Il y a enfin une quatrième lecture de cette fidélité, que le prêtre ait simplement, banalement eu raison d’accueillir Bruno dans son Église : celui-ci, malgré tous ses doutes et ses critiques, malgré toutes ses propres faiblesses, a été jusqu’à la fin un bon chrétien. Ce débat ne manquera pas de rebondir : les uns, croyants, pour mieux appréhender et partager leur religion, d’autres pour mieux comprendre Latour en intégrant son catholicisme à ses thèses ; certains, enfin, pour démasquer son véritable propos, celui d’un prophète, et le disqualifier comme chercheur. Je laisse donc la parole à d’autres, sans savoir si, au-delà du fait qu’il vit toujours à travers son œuvre, Bruno lui-même continuera à vivre jusqu’à la fin des siècles. De cela, ni moi ni personne ne pourrons jamais rien dire.