Cinéma

Ricky d’Ambrose : « J’ai imaginé ce film pendant deux décennies et l’ai tourné en trois semaines »

Critique

À New York, un petit groupe de jeunes cinéastes voue une grande admiration aux films Robert Bresson, Chantal Akerman ou Straub et Huillet. Parmi eux, Ricky D’Ambrose, dont le deuxième long métrage, The Cathedral, vient d’être présenté à l’occasion de la dernière édition du festival Entrevues de Belfort. Un film en forme d’histoire parallèle des États-Unis et de récit autobiographique ponctué d’archives d’époque, qui commence un peu avant la naissance de Jesse à la fin des années 1980 et se termine avec son départ pour l’université.

Il est, à New York, depuis une décennie, un îlot de jeunes cinéastes admirateurs de Robert Bresson, Chantal Akerman ou de Jean-Marie Straub et Danielle Huillet qui réalisent avec peu de moyens des films singuliers d’une profonde exigence formelle. Avec la rétrospective consacrée à Dan Sallitt au Journées cinématographiques dionysiennes en 2021 et depuis les sélections en festivals des films de Ted Fendt, Graham Swon ou Ricky d’Ambrose, ce secret est, heureusement, de moins en moins bien gardé.

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Lors de la dernière édition du festival Entrevues de Belfort qui vient de s’achever, ce dernier présentait son deuxième long métrage, The Cathedral, dont le titre abstrait et énigmatique peut évoquer l’édifice que représente la famille dans la société nord-américaine autant que la construction du film lui-même. Son récit autobiographique ponctué d’archives d’époque, couvre la vie de Jesse, commence un peu avant sa naissance à la fin des années 1980 et se termine à son départ pour l’université et dresse une histoire parallèle de son pays. Ce garçon silencieux grandit dans le New Jersey dans une classe moyenne qui lutte pour ne pas se voir reléguée à une caste moins favorisée. Dans le regard de cet enfant mutique, on devine la naissance d’une attention au monde qui est celle d’un cinéaste en devenir. En filmant des choses modestes – un anniversaire, un enterrement, la peinture d’œufs de Pâques – le cinéaste dessine les contours d’une grande fresque de l’Amérique de la fin de la Guerre froide à la guerre en Irak en même temps que le déclin mélancolique d’une famille normale. Il donne le sentiment de voir un récit d’une profonde ambition en même temps qu’une sensibilité profonde à la matière du film, comme si un scénario de James Gray avait été tourné par Kelly Reichardt. R.P

La genèse du projet de votre second long métrage est particulière. Depuis votre adolescence, vous pensiez à raconter l’histoire de votre famille, mais tout s’est accéléré brusquement et vous avez fait le film dans des délais records : trois semaines de tournage, une semaine et demie de montage, quelques mois d’écriture.
C’était effectivement un énorme avantage d’avoir envie depuis tant d’années de faire un film sur ma famille. J’ai pu imaginer le film précisément pendant deux décennies. Quand j’ai commencé à l’écrire puis à le tourner, c’était étonnamment rapide car j’avais de fait tout en tête. Cela m’a donné une relation intime avec ce matériau que je n’avais jamais eue et que je n’aurai sans doute plus jamais. Je travaille toujours assez rapidement, mais dans ce cas précis, j’étais pressé par les délais imposés par la bourse du Workshop de la Biennale de Venise qui étaient très courts. Cela m’a aussi donné la chance d’avoir une personne dédiée qui m’imposait des rendus à dates précises, ce qui est d’une très grande aide.
J’ai fait des courts métrages, mon premier long, Notes of an appeareance, a coûté environ 27 000$. Passer à 200 000$, c’est un saut significatif. Je sais pertinemment que ça n’est pas comme faire un film à 5 millions de dollars, mais c’est pourtant l’impression que j’ai eue. Avoir un département coiffure, costumes, c’était nouveau et c’était un luxe pour moi. J’étais tenu à des test anti-covid très réguliers par le Screen Actor’s Guild qui est le principal syndicat d’acteurs aux États-Unis. Je n’avais jamais eu ce genre de préoccupations sur un tournage et mon travail s’est mis à ressembler à celui d’un chef d’entreprise. L’argent sert à faire travailler tous ces gens. Mais il m’a aussi permis d’être fidèle à mon scénario. Cela m’a donné plus de liberté dans l’écriture et m’a permis d’imaginer une quinzaine de rôles parlants que je pourrais payer. Aucun financeur ne se serait intéressé à ce film. Il n’y a pas d’institution d’état ici pour aider financièrement le cinéma indépendant, contrairement aux politiques de soutien artistique qui existent dans la plupart des pays du monde. Sans la bourse de Venise, ce film n’aurait sans doute pas existé.

C’est à nouveau Graham Swon qui a produit ce film, comme pour votre premier long métrage.
Quand j’ai rencontré Graham, par un ami commun, Mathias Piñeiro, cinéaste argentin qui vit à New York une partie de l’année, je traversais une période très difficile liée à la production de mon premier long métrage. Mes difficultés venaient principalement de mon producteur de l’époque, qui avait étudié à NYU. Son idée conventionnelle du budget d’un film bloquait tout, empêchait de lancer le tournage et me frustrait. Quand j’ai fait lire le scénario à Graham, il s’est investi dans ce premier film puis il a produit les courts métrages que j’ai réalisés par la suite. Très peu de producteurs ont assez d’imagination pour rendre possibles des projets faits sans argent. Ceux qui ont étudié la production dans les universités américaines ont une idée figée de ce que doit être un film. On leur enseigne que faire un film pour moins de 500 000$ est un échec, parce qu’ils étudient dans des écoles qui sont assujetties à l’industrie cinématographique. Rencontrer Graham a été une alternative exaltante à cette idée commune. Nos cinéphilies sont proches. C’est très rare, aux États-Unis, de rencontrer quelqu’un qui adule un cinéma fait pour moins de 2 millions de dollars. Il fait lui-même des films, il vient de tourner son deuxième long métrage, après The World Is Full Of Secrets, donc il pense en cinéaste, ce qui est un état d’esprit très différent. Avoir un tel allié, c’est précieux, même s’il ne souhaite plus produire de films comme The Cathedral, pour si peu d’argent, ce que je peux comprendre.

Il y a deux lignes narratives dans The Cathedral : celle de l’enfance de Jesse et celle de l’Amérique dans laquelle il grandit. Comment avez-vous sélectionné les archives qui ponctuent le film ?
Les archives faisaient partie du scénario, à quelques exceptions près. En écrivant, j’avais deux colonnes qui représentaient deux lignes narratives : la vie de ma famille juste avant la rencontre de mes parents. Le film se termine en 2005, quand le fils part à l’Université. L’autre colonne listait des événements historiques qui se sont déroulés à cette époque et dont je me souviens. Je ne voulais surtout pas faire les « Greatest Hits » de l’histoire américaine de cette époque. Je n’ai pas montré le Bronco Chase de OJ Simpson, par exemple, ni le 11 septembre, ou encore la procédure d’impeachment contre Bill Clinton. Je cherchais à intégrer au film des événements qui correspondent à ce que Jesse, alors jeune enfant, perçoit du monde extérieur. Je tenais à ce que les images d’archives ne soient pas contextualisées par un poste de télé qui diffuse les infos. On sent évidemment la différence de matériau la plupart du temps, comme pour les images de la Guerre en Irak par exemple, comme pour le plan de Saddam Hussein ou celui de George Bush Sr. Ils fonctionnent comme les images qu’on voyait en boucle à la télé à l’époque. Toutes ces archives, Jesse a pu les voir. Elles constituent son regard sur le monde dans lequel il grandit. Je voulais un canevas d’événements qui caractérisent l’époque. Je voulais que cela reste impressionniste, mais que, considérées toutes ensemble, ces images représentent un certain portrait de l’Amérique à travers une série de désastres. L’histoire secondaire de The Cathedral c’est : qu’est ce que l’Amérique se racontait d’elle-même à cette époque ? Quelle mythologie elle s’est inventée à la fin des années Reagan, avec le consensus que la démocratie était conquise à jamais depuis la fin de la guerre froide ?

Vous citez notamment une déclaration de Bill Clinton qui est loin d’être anodine.
« We are fortunate to be alive at this moment of history » est la phrase par laquelle Bill Clinton a commencé son dernier discours sur l’état de l’Union devant le Congrès. La plupart des gens de ma génération ont pris très au sérieux ce sentiment que le nouveau millénaire est là, plein d’espoir et que les problèmes idéologiques sont derrière nous. Mais les attentats du 11 septembre 2001 nous ont fait entrer brutalement dans le XXIème siècle. Bien sûr, si on demande à quelqu’un qui vivait dans les Balkans ou au Rwanda, il n’a pas perçu cette époque comme un moment de prospérité. Mais pour l’enfant américain de classe moyenne que j’étais, et qu’est Jesse, c’est une évidence. Je voulais que l’on ressente cette tonalité dans l’arrière plan de son histoire.

La première archive est une publicité pour une pièce de collection, the Liberty Coin, qui commémore le centenaire de la Statue de la Liberté. Or, l’argent est central dans l’histoire de cette famille.
J’avais d’abord l’idée que juxtaposer cette commémoration de la statue de la Liberté avec le décès de l’oncle, atteint du SIDA donnait à l’ouverture du film un mélange de tons dans lequel le sentiment de paix cohabite avec une tristesse profonde. Mais évidemment, la portée de cette archive souligne que les échanges d’argent sont un poison constant qui pourrit les relations, rend le personnage du père incapable de mener son entreprise d’imprimerie, lui donnent une aigreur face à son statut social. Dans mes souvenirs, l’argent était une valeur omniprésente dans ma famille. Mais pour quelle famille ne l’est-il pas ? Cela occasionne beaucoup de chagrin, de brouilles mais c’est aussi une façon de désigner ce qui compte pour chacun des personnages, selon qu’ils achètent une maison, des cadeaux …

La voix-off de la narratrice donne accès aux sentiments de ce personnage mutique qu’est Jesse, mais elle offre également au récit une certaine rapidité. Elle contribue aussi à mettre l’émotion du spectateur à distance.
Je ne voulais pas que l’on pense que le narrateur pouvait être Jesse à un certain moment de sa vie. Récemment, j’ai interviewé James Gray à propos de son  film Armaggedon Time : il assume le fait qu’il s’agit de sa propre histoire, des souvenirs de sa jeunesse. Il ne ressent pas la nécessité de distinguer son personnage de lui-même. Moi, j’avais ce besoin de raconter mon histoire, mais tout en la mettant très à distance par la forme. À la fin du film, je voulais que demeure un sentiment de gâchis quand Richard écrit à son ex-femme qu’il n’est pas heureux de la tournure qu’a pris sa vie. L’émotion est indirecte, elle prend des chemins détournés. Excepté dans le plan séquence de l’exposé que fait Jesse en classe à propos d’une photo de famille est la scène qui me touche le plus dans le film. Je déplore que cette scène soit si explicite, cela m’embarrasse un petit peu. Mais elle est si liée à l’origine de la forme du film que je la conserve malgré ma gêne à son égard.
Quand j’ai pitché ce projet au Venice Workshop de la Biennale, la consigne était d’envoyer une vidéo de 45 minutes pour présenter le projet. J’ai tourné un plan fixe de la photo réelle qui a inspiré celle que l’on voit dans The Cathedral, et je l’ai commentée, comme le fait Jesse, de façon très personnelle mais aussi en y exprimant mes intentions artistiques, en particulier concernant la recherche de la lumière naturelle de la maison où j’ai vécu enfant et qui est devenue le décor principal du film.

Comment avez-vous travaillé la lumière naturelle avec votre chef opérateur Barton Cortright ?
Beaucoup de plans sont documentaires. Pendant la journée, il m’arrivait de voir une lumière qui me plaisait et j’appelais Bart pour qu’il vienne prendre ce plan qui se retrouverait ensuite quelque par dans le montage, vraisemblablement comme le contrechamp de ce que Jesse regarde. La lumière vient principalement des fenêtres. Cela rejoint ce dont je parlais au début de notre entretien sur la gestation du projet. C’est comme si j’avais réfléchi à la lumière de ce film depuis vingt ans ! C’était un atout incomparable de savoir avec précision comment serait le soleil qui entrerait par les fenêtres à telle heure du jour, comment il se diffuserait sur le parquet ou sur les murs … j’avais une familiarité avec tout cela que l’on ne peut pas avoir habituellement sur un tournage.

Comment avez-vous travaillé avec les acteurs qui sont d’une grande justesse alors qu’ils n’ont l’air de presque rien faire ?
Mon habitude avec les acteurs avait toujours été de ne surtout pas travailler avec eux ! Jusque là, j’ai fait jouer des amis, des connaissances qui me donnaient des performances, influencées par les films de Robert Bresson en particulier. Pour le meilleur ou pour le pire, la façon dont je leur demandais de se tenir, de parler, était inspirée par ce cinéma-là. L’inconvénient est que leur amplitude de jeu est très petite et je me sentais comme un marionnettiste qui manipulait leurs gestes. C’était nouveau cette fois-ci d’avoir des acteurs techniquement affutés, qui comprennent les ressorts de leur personnage… Brian d’Arcy James a une intuition profonde de qui est Richard, le père. Pour la scène de Noël, j’ai fait préparer pour chaque acteur des cadeaux qui correspondaient à l’époque de la séquence. En jouant la scène du déballage dans le salon, ils vivent aussi la surprise réelle de découvrir ce qui leur est offert. Dans le film, c’est un plan de moins d’une minute, mais j’ai tourné près de dix minutes, car c’était une réelle émotion de les regarder vivre ce moment qui, dans le scénario, se résumait à « ils ouvrent leurs cadeaux ». Je n’aurais pas écrit une telle scène si j’avais à nouveau travaillé avec des acteurs non professionnels.

Avez-vous le sentiment d’appartenir à une famille de cinéma ?
La plupart de mes amis cinéastes à New-York travaillent avec des ressources similaires aux miennes : je veux dire bien sûr avec la même échelle de budget, mais nous partageons aussi des techniciens ou des acteurs. Dan Salitt par exemple travaille de la même manière que moi. De façon superficielle, il y a sans conteste une parenté. Nous sommes des cinéastes qui travaillent au même endroit, au même moment, dans les mêmes conditions. Mais je pense que la proximité s’arrête là. La dernière chose dont j’ai envie, c’est de continuer à faire les mêmes choses indéfiniment. Même si je suis hors du radar de ce que l’industrie de ce pays nomme « cinéma commercial », j’aspire à ce que mes films soient vus le plus possible.


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