International

Des prix, des valeurs et des revenus au Maroc et en France

Sociologue

Comment comparer réellement son pouvoir d’achat avec celui de ses voisins ? Économiquement, on étudie les revenus et les prix. Mais ce calcul ne tient pas compte de facteurs sociaux comme les différentes valeurs et les échelles de distinction. Car la comparaison monétaire a une puissance universelle mais elle occulte la complexité des situations sociales aux yeux des intéressés eux-mêmes.

7 juin 2022. Nous avons rendez-vous avec Yacine à 18 heures 30 dans un café d’un quartier récent de Tanger. Ces soirées après le travail dans un café au décor moderne proche de son domicile semblent lui être familières. Ma collègue et moi le trouvons d’ailleurs attablé avec un ami qui travaille pour la compagnie de bus qui dessert la ville de Tanger. Nous avions pris contact avec lui par l’intermédiaire de Maryam qui travaille pour une association culturelle implantée dans la médina ;[1] elle aussi est venue nous rejoindre après son travail.

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Ces trois jeunes gens, qui n’ont pas dépassé la trentaine, sont représentatifs de la nouvelle couche moyenne tangéroise. Ils ont fait des études supérieures, parlent parfaitement le français et sans doute aussi l’anglais et ont déjà une riche expérience de la vie professionnelle qu’ils ont entamée avant même l’achèvement de leurs études dans le contexte économique dynamique qu’a connu le nord-ouest du Maroc, de Casablanca à Tanger, depuis une vingtaine d‘années.

Yacine, un jeune cadre marocain

Yacine travaille à Tanger dans une entreprise américaine de pièces pour l’aéronautique, dont un établissement industriel est installé depuis 2001 dans la zone franche de Tanger. Il détient un master en logistique et gestion de production de droit français obtenu à Casablanca dans une école privée qui a noué un partenariat avec l’université de Dunkerque. Il a un frère, informaticien qui, depuis 2018, travaille en France, à Strasbourg.

Mettant à profit sa bonne maîtrise du français, Yacine a, parallèlement au suivi de sa licence d’économie-gestion à Casablanca, travaillé dans des centres d’appels téléphoniques.[2] En 2018, l’entreprise dans laquelle il était employé a fermé son service francophone. Mis au chômage avec les indemnités de rigueur, il est alors embauché dans une entreprise commercialisant la fibre optique pour Orange et SFR. Embauché comme télévendeur, il devient vite superviseur d’une équipe de quinze personnes. C’est alors qu’il entame son master de logistique. Après un stage de trois mois dans l’établissement portuaire de Casablanca, il est recruté en septembre 2019 dans l’entreprise où il travaille encore aujourd’hui. Il y gère l’approvisionnement, fonction qu’il nous décrit très précisément.

Yacine nous dit qu’il a bénéficié professionnellement de l’épidémie de la Covid. Pendant la période de confinement, il a conservé son emploi et est retourné vivre chez ses parents à Casablanca, d’où il a travaillé à distance. Du fait de la réduction des commandes aéronautiques, puis des problèmes d’approvisionnement qui ont fait suite à l’épidémie et qui ne sont, à la date de l’entretien, pas encore résolus, son entreprise a licencié une partie du personnel, en sollicitant d’abord les départs volontaires, ce qui s’est révélé insuffisant. Il n’a pas été inquiété, comme il le craignait, étant le dernier entrant. Au contraire, sa cheffe directe, qui avait la charge d’un enfant handicapé, est partie en bénéficiant d’une indemnité de quatre-vingt mille euros[3]. L’entreprise a alors fusionné les services d’approvisionnement de ses deux établissements de Tanger sous l’autorité de la responsable de l’autre usine. Mais comme celle-ci a également démissionné pour entrer dans une autre entreprise, il s’est retrouvé, deux ans à peine après son recrutement, à un poste de haute responsabilité. Quand nous l’avons rencontré, il s’apprêtait à faire un voyage professionnel en France, à Toulouse, où son entreprise possède un établissement qu’elle s’apprête à fermer pour relocaliser l’activité à Tanger. Il était chargé de remettre de l’ordre dans le service d’achat toulousain avant le transfert à Tanger et ne semblait pas s’inquiéter du risque d’être mal reçu par ses collègues français …

Comme beaucoup de personnes que nous avons rencontrées, Yacine a un parcours familial compliqué entre les deux rives de la Méditerranée. Son grand-père a travaillé en France comme ouvrier agricole (vendanges) et dans le bâtiment. Son père a fait des études (d’informatique) en France, où il a vécu marié avec une Marocaine. Pour « mieux élever leurs enfants », ils sont rentrés en 1992 au Maroc, à Casablanca, où Yacine est né et où ils vivent toujours. Son frère ainé, en revanche, travaille depuis la fin de l’année 2018 à Strasbourg dans une entreprise informatique. Il y est marié avec une Marocaine avec lequel il a eu un enfant, actuellement à l’école maternelle.

Conflits de valeur

Nous entamons avec Yacine et ses amis une conversation sur la comparaison des salaires et des pouvoirs d’achat en France et au Maroc. Je lance le pari en lui disant qu’il gagne au Maroc environ cinq fois le salaire minimum légal, lequel est aujourd’hui, en brut, d’environ deux mille huit cents dirhams, soit deux cent quatre-vingt euros, alors qu’il est un tout jeune cadre. Il fait un rapide calcul et acquiesce. Je lui réponds que, au plus haut niveau salarial de la fonction publique, je ne gagne pas cinq fois le salaire minimum français. Je poursuis sur le cas de son frère : j’évalue son salaire à Strasbourg à deux fois le salaire minimum français. Nouveau calcul, nouvel acquiescement. Qui gagne le mieux sa vie ? Lui ou son frère ?

Ce n’est pas la première fois que nous avons ce type de conversations. Nous avons discuté avec de hauts cadres marocains de la zone franche qui touchent des salaires nominaux comparables à des salaires français pour le même niveau hiérarchique. Ils nous affirment que la vie est plus chère au Maroc, ce qui nous laisse perplexes. Ils gèrent un personnel payé au salaire minimum, lequel est à peine à un quart du salaire minimum français. Comment peuvent-ils penser que ces personnes arrivent à survivre avec un tel revenu, alors qu’ils sont eux-mêmes convaincus de disposer d’un pouvoir d’achat plus faible que leurs homologues en France ?[4] Quels sont ces prix plus élevés auxquels ils pensent ? Ils citent les supermarchés, où ils vont faire leurs courses faute de temps, le matériel électronique, les voitures de standing et, finalement, laissent transparaître le train de vie qu’ils s’imposent pour tenir « leur rang » au Maroc. Ce standard de vie n’est pas celui de leurs homologues en Europe, mais bien, en revanche, ceux des expatriés qui travaillent dans les entreprises internationales, qui jouissent d’une vie que l’on peut dire « coloniale ».

Yacine, de même, qui n’est à ce niveau de revenu (lequel peut atteindre vingt ou trente fois le salaire minimum marocain), se flatte de la situation sociale favorable du Maroc en comparaison des autres pays du Maghreb. Il évoque le cas des personnes qui y gagnent le salaire minimum et parviennent à s’en sortir, même s’il concède que c’est difficile ; c’est qu’une bonne partie de la population marocaine, ruraux, mais aussi travailleurs « informels » urbains ne bénéficient même pas du salaire minimum légal. En même temps, lui aussi prétend que la vie est plus chère au Maroc qu’en Europe, pas la nourriture, nous dit-il, « mais ce qui est technologie » : « Mon petit frère s’est acheté un ordinateur en France sept cents cinquante euros, il coûte ici mille six cents euros ; un Iphone, on peut l’avoir en France à mille cinq cents euros, ici … ».[5] La conversation tourne aussi autour du prix des vêtements. Quels vêtements ? Ceux de « marques » bien sûr, les mêmes qui sont valorisés par la jeunesse des quartiers populaires français.

À la gare maritime de Tanger, j’ai eu une longue conversation avec un « Marocain de l’étranger », que l’on désigne ici sous l’acronyme de MRE. Il a grandi en France, en Seine-Saint-Denis, a été en échec scolaire, puis a travaillé dans la restauration et, finalement, a monté avec un ami une entreprise gérant les déchets hospitaliers. Ils ont, nous dit-il, gagné beaucoup d’argent pendant l’épidémie, mais il a mal supporté le premier confinement. Quand le second s’est déclaré, il est retourné au Maroc, dans sa famille à Salé. Son associé a repris seul la direction de l’entreprise et lui verse une rente de mille cinq cents euros par mois, avec laquelle il vit « comme un nabab » (ce n’est pas son expression, mais bien son propos satisfait), puisqu’il a le gite et le couvert assurés dans sa famille. Tatoué des pieds à la tête (selon ses dires ; je ne vois que le drapeau marocain sur le dos de ses mains), il est alors habillé simplement avec une djellabah blanche. Mais, lui aussi, aime les marques : il me cite des noms que je ne connais même pas, avec les prix astronomiques qui y sont associés. Il déclare son regret de ne pas pouvoir sortir avec ses amis à Salé prendre des cafés à cinquante dirhams (cinq euros[6]), car ceux-ci n’auraient pas les moyens financiers de le suivre dans de telles expéditions. Quand je lui dis que je prends mon café à Paris au bistrot du coin à un euro vingt, il me réplique qu’il les paye également cinq euros à Châtelet où il va s’acheter ses habits de marque !

L’incompréhension est totale entre nous sur les valeurs, les prix et les revenus. Quand je lui dis qu’il y a une population marocaine largement aussi riche que les touristes (ce qu’il vient de me prouver), il s’apitoie sur la misère du petit peuple de Salé, comme si je l’ignorais, tout en m’expliquant qu’il sort des liasses de billets dans des endroits chics pour impressionner le service (il ne paye jamais par carte bleue). C’est l’archétype du « MRE » flambeur, aux ressources d’origine douteuse, qui nous a souvent été décrit par les Marocains.[7] Il parvient à faire valoir pour son bonheur au Maroc un revenu nominal qui serait faible en France. Il se plaint des nouvelles implantations balnéaires bétonnées, comme la marina de Tanger, qui seraient à ses dires destinées aux touristes européens riches. Je lui réponds que ce sont les Marocains qui les fréquentent, y compris sans doute les Marocains de l’étranger (nous avons été nous promener sur la marina de Tanger et y avons vu fort peu de touristes), quand les Européens préfèrent les ruelles pittoresques de la Médina à la recherche de l’imaginaire orientaliste.

Yacine a un tout autre profil social. Même s’il a des attaches en France, ce n’est pas un « Marocain de l’étranger ». Il représente, tout au contraire le profil-type de cette nouvelle classe moyenne marocaine « méritante », qui s’affirme par sa réussite à l’école et dans les grandes entreprises internationales où règne la méritocratie de la performance. Il sait que dans son entreprise, les opérateurs sont payés au salaire minimum et que beaucoup (mais il en ignore le nombre) ont été licenciés à cause de l’épidémie. Mais c’est la même incompréhension qui se manifeste ici entre nous sur l’échelle des valeurs et des ressources. Curieusement, il fait un détour par le Sénégal, où vit un de ses amis qui lui a dit que le salaire minimum y est à sept cents dirhams, mais, « si tu veux manger un tacos, c’est cent dirhams ; comment font les gens ? ». L’aveuglement est étonnant, car, de même, une large part des Marocains ne peuvent accéder à ce type de produits (tacos, hamburgers) appréciés par la jeunesse marocaine aisée, dont il fait partie. Au Maroc, un mac-do coûte soixante dirhams, alors qu’un tajine dans un petit restaurant ne coûte que trente-cinq à quarante dirhams.

Yacine a conscience que le rapport qualité/prix du mac-do est médiocre en comparaison de ce que peut lui fournir la restauration marocaine traditionnelle, mais il a besoin, nous dit-il, de « changer de cadre » de temps en temps. On l’entend bien. Si comme nous, il n’est pas forcément convaincu de la supériorité diététique et gustative du hamburger par rapport à la cuisine marocaine populaire, il goûte de pouvoir accéder aux produits de consommation occidentalisés, de même qu’il apprécie de posséder un iphone et des vêtements de marque, afin de tenir son rang. En conséquence, pour satisfaire son désir de « distinction », pour employer le langage de Pierre Bourdieu[8], il rogne son revenu disponible, alors qu’un touriste français, à la recherche de l’authenticité orientale, va vivre au Maroc bien meilleur marché qu’en France avec son pouvoir monétaire. L’incompréhension par Yacine du vécu français est tellement grande qu’il nous interroge sur les motivations que peuvent avoir ses collègues français installés à Tanger, alors qu’ils pourraient avoir le même poste en France. Nous lui expliquons que, sans même compter les primes d’expatriation éventuelle, avec un même revenu nominal qu’en France, ils trouvent ici un luxe qu’ils ne pourraient pas s’offrir en France :  se loger dans de grandes maisons, employer du personnel domestique, etc.

Nous revenons à la comparaison des situations sociales respectives de Yacine et de son frère. Il a admis mon calcul : même s’il gagne, en salaire nominal, presque deux fois moins que son frère, il gagne, en équivalent salaire minimum (respectivement en France et au Maroc) deux fois et demi de plus. Pourtant, il persiste à penser que son frère est plus chanceux. Quand il est parti du Maroc, il gagnait quatre fois le salaire minimum local, maintenant, il gagne deux fois le salaire minimum français, mais « ce qu’il pouvait faire au Maroc en cinq ans, en France, il l’a fait en un an. Aujourd’hui, il a déjà commencé à s’acheter deux appartements [au Maroc] avec un crédit de trois cents quarante euros ». Nous lui disons que, pour faire une telle épargne, il doit se « serrer la ceinture », du fait, notamment, du coût du logement en France. Il nous dit qu’il paye effectivement sept cent euros pour un trois-pièces et qu’il payait auparavant six cent euros pour un deux-pièces. Il ignore le coût des autres charges. Il concède finalement que son frère n’a commencé à épargner que quand sa femme a pu travailler, au salaire minimum. Ce que ne perçoit probablement pas Yacine, c’est que son frère, marié et père de famille, est entré dans un nouveau régime d’économie domestique qui le projette dans l’avenir, alors qu’il est encore lui-même dans une adolescence prolongée dont témoigne son retour chez ses parents à l’occasion de l’épidémie. Avec un revenu disponible probablement plus faible, son frère épargne donc plus et, ceci aussi, parce que sa situation familiale l’a détourné de l’attrait qu’a encore Yacine pour certaines consommations ostentatoires.

Richesse et distinction

Ces conversations sont riches pour une sociologie économique compréhensive des modes de vie et des aspirations. La fiction monétaire conduit d’abord à établir des comparaisons entre les salaires nominaux. La population reprend à son compte l’argument des grandes entreprises internationales qui distribuent leur activité dans le monde, pour les industries de main d’œuvre, en fonction des normes salariales des pays.[9] Yacine peut donc observer qu’il coûte moins cher à son entreprise que son frère à la sienne. La différence serait d’ailleurs encore plus importante si on prenait en considération les charges sociales, moins élevées au Maroc. Mais de telles comparaisons ne donnent à l’évidence pas une image réaliste des niveaux de vie. Nous avons donc essayé d’offrir à nos interlocuteurs une autre échelle en « équivalent salaire minimum ». C’est alors Yacine qui gagne plus que son frère.

Mais cette seconde comparaison est également factice, car le standard de vie correspondant au salaire minimum légal au Maroc est inférieur à celui correspondant à son équivalent en France. Il faudrait donc réduire l’écart. Si l’on veut aller plus loin, c’est la nature du « panier de biens », comme disent les statisticiens, qu’il faudrait considérer. Nous parlons aux Marocains riches ou aisés des prix du poisson et des légumes dans la médina de Tanger ; ils nous répondent en nous citant les prix du matériel électronique et des vêtements de marques dans les malls.[10] Ce type de divergence d’appréciation vaut aussi en France quand, par exemple, on considère le taux d’inflation. Celui-ci n’est pas homogène suivant la structure de consommation des ménages, c’est-à-dire le poids, dans leur consommation, des biens qui connaissent l’inflation la plus forte.

De telles considérations n’épuisent toutefois pas le sujet. Il y a la question des dépenses incompressibles (logement au premier chef) qui déterminent ce que l’on appelle le « revenu disponible », celui que l’on dépense au quotidien. On peut considérer que celles-ci pèsent plus en France qu’au Maroc sur le revenu monétaire apparent. En revanche, une autre source du revenu « réel » (celui qui permet d’évaluer l’aisance ou l’indigence) est constituée par les droits sociaux associés ou non au salaire.[11] Il s’agit principalement de la santé, de la retraite et de l’éducation. Il existe un système de santé publique au Maroc, mais pour être bien soigné, il faut aller dans le « privé », voire graisser la main du praticien. Quant à l’éducation publique, de l’avis général, elle est dans un état désastreux. La totalité de nos interlocuteurs ayant des enfants, même de milieux assez modestes, nous ont dit les scolariser dans le privé, alors qu’eux-mêmes ont été élèves dans le public.[12] Si 16 % des enfants seulement sont scolarisés dans l’enseignement privé, ce taux atteint environ 50 % dans les grandes villes. Cela signifie que les écoles privées ne sont pas seulement réservées aux enfants de l’élite. Il y en a pour toutes les bourses (les frais de scolarité annuels varient selon les écoles de mille-cinq cents à six mille euros par an). La fraction du revenu consacrée à l’éducation est donc élevée pour tous, mais, assurément, cette ponction pèse plus lourd sur les plus modestes.

Mais ces questions jouent peu pour les plus jeunes, qui ne se préoccupent guère du salaire indirect. Ils ne sont pas malades et la retraite leur paraît bien loin. La négligence vis-à-vis du salaire indirect est probablement plus grande au Maroc qu’en France, car la protection sociale fondée sur le salaire y est récente et aucunement universelle. Longtemps, seule une petite couche de fonctionnaires ou apparentés a bénéficié d’une retraite. C’est donc sur l’épargne privée, soit, prioritairement, sur l’investissement immobilier que l’on compte pour sécuriser sa situation économique, comme on l’a vu pour le frère de Yacine.[13] La question de l’école est en revanche centrale aujourd’hui pour les familles. C’est là, nous a-t-on dit, une des principales motivations pour l’émigration. Dans une entreprise de Tanger où les salaires sont de très bon niveau en comparaison de ceux de la région, une annonce a été faite, de postes à pourvoir dans une usine du même groupe dans une petite ville du Canada. Plus de 10 % des salariés (sur un effectif total de huit cents) a fait acte de candidature. L’adjointe du directeur des ressources humaines de l’entreprise, qui a reçu tous les postulants, nous a souligné la présence parmi eux de nombre de femmes divorcées qui supportaient mal le regard porté sur elles au Maroc, et de personnes ayant des enfants qui souhaitaient leur scolarisation à l’étranger.

Un autre phénomène est toutefois en jeu dans ce système de comparaisons, qui interroge les valeurs. Il s’agit d’une opposition d’autant plus troublante entre des régimes de valeur qu’elle n’oppose pas dans des termes simples la France (pour ne pas dire l’Occident) et le Maroc (pour ne pas dire les pays moins développés économiquement). Les signes de la réussite sociale de la jeunesse marocaine, riche ou simplement aisée, ne se distinguent pas substantiellement de ceux de la jeunesse populaire en France : du matériel informatique « dernier cri », des vêtements « de marque », de belles voitures …. Or ces biens sont souvent considérés avec dédain par les couches sociales européennes à fort « capital culturel », à l’exception, peut-être, du matériel informatique, dont l’attrait semble socialement très partagé.

Le présent enquêteur est un archétype caricatural en la matière. Je ne possède pas de téléphone portable, ni d’automobile et quand mon interlocuteur de Tanger me cite les marques de vêtements qu’il est de bon ton de porter, j’en ignore jusqu’aux noms ! En revanche, quand je montre à Yacine et à ses amis des photographies de la maison de la casbah des Oudaïas, avec ses trois terrasses donnant sur l’embouchure de l’oued Abou Regreg d’où l’on peut contempler les villes de Rabat et de Salé, ses vieux meubles et son carrelage ancien, où je viens, avec mes collègues, de passer deux petites semaines d’un grand luxe (à nos yeux), qui serait difficile d’accès pour nous en France, la réponse fuse : « c’est très tradi ». Mais si nous faisons ce choix de logement, c’est aussi parce que les hôtels au standards internationaux, sans attraits à nos yeux, nous coûteraient plus cher.

La sociologie bourdieusienne est ici en défaut, car elle fait l’hypothèse d’une unique échelle de distinction. Or, nous ne partageons pas le même régime de valeurs que nos interlocuteurs, qu’ils soient Marocains, riches ou aisés, ou jeunes des quartiers populaires (d’origine ou non marocaine). Il est impossible d’intégrer ces régimes dans une échelle unique, car il n’est pas évident que la culture prétendument « dominante » dominerait, sauf pour ceux bien sûr qui en sont les adeptes. Nos interlocuteurs sont aussi sûrs que nous de leurs valeurs et, comme nous, ils observent les nôtres avec une sympathique ironie. Si on considère qu’in fine, c’est le « capital économique » qui dominerait tous les autres, ce sont eux qui portent la vérité dominante. Ajoutons que leurs valeurs sont universellement répandues à travers le monde, alors que les nôtres dessinent un archipel atomisé de cultures.

Les Marocains de l’étranger ont été, dans le cas d’espèce, pour une large part, les vecteurs de la transmission de ces valeurs mondialisées d’origine nord-américaine, qui circulent aussi par la télévision. Le développement des grandes firmes internationales, très important dans la région de Tanger, y a aussi participé. Or, la diffusion de ces valeurs pousse, au Maroc, comme dans les quartiers populaires en France, à l’obtention d’un standard de vie difficile à atteindre, ce qui conduit paradoxalement la population marocaine aisée à se sentir, non pas pauvre, mais gênée. Maryam nous a raconté que, quand elle travaillait dans un centre d’appel, certaines de ses collègues s’endettaient pendant six mois pour acheter le dernier iPhone.

Cette configuration contribue au rêve d’émigration. Sans doute Maryam, qui a été en Espagne pour y mener ses études de master « a vu la galère des gens [Marocains de l’étranger] qui viennent ici l’été ». Elle a conscience de l’écart entre la façade et la réalité, de la « frime » de ceux qui, de retour au pays pour les vacances, veulent convaincre de leur réussite sociale à l’étranger. Pour autant, comme Yacine, elle nous avoue qu’elle participe régulièrement à la loterie américaine pour l’obtention de la « green card ».[14] Ils en rient en en parlant ; de leur propre aveu, « ils ne savent pas pourquoi » ils font cette démarche, qui a manifestement à leurs yeux un côté ludique.

Yacine est content de son sort ; il a conscience de la chance qu’il a eue de cette carrière rapide à la faveur de la Covid ; il estime qu’« il y a encore beaucoup de choses à faire au Maroc », dont il est convaincu du dynamisme économique. Pourtant, il voudrait partir à l’étranger, pour enrichir son expérience. Il nous a dit qu’il avait postulé en février 2021 pour un master à Toulouse, qu’il avait été admis et qu’il y serait parti s’il n’avait pas obtenu sa promotion miraculeuse. La balance est fragile, qui fait opter pour la carrière au Maroc ou pour l’émigration. Yacine sent bien qu’il a « réussi », mais il ne parvient pas totalement à se convaincre que, tout bien pesé, il vit probablement dans une plus grande aisance que son frère à Strasbourg. La comparaison monétaire a une puissance universelle telle qu’elle occulte la complexité des situations sociales aux yeux des intéressés eux-mêmes. C’est là la fonction sociale même de ce fétiche mondial qu’est l’argent.

Note méthodologique

Cette réflexion est un résultat incident d’une recherche collective menée sur le développement du salariat industriel dans le nord du Maroc dans le contexte de l’implantation, dans des zones franches, de grandes entreprises, notamment automobiles et équipementiers de l’automobile[15]. Des enquêtes répétées conduites depuis 2014 nous ont amenés à multiplier les contacts, formels et informels, avec des Marocains de diverses conditions sociales. Dans ces entretiens, nous avons été frappés par l’intensité des échanges, dans les deux sens, entre la France (mais aussi l’Espagne ou la Belgique et parfois le Canada ou l’Allemagne) et le Maroc. La plupart des Marocains ont de la famille proche à l’étranger qui vient leur rendre visite. Ces Marocains de l’étranger (« MRE » dans le jargon local) reviennent en effet pour la plupart tous les ans en vacances dans leur pays d’origine Par ailleurs, quand ils ont un certain niveau social, les Marocains ont eu eux aussi l’occasion de voyager en Europe. Certains y ont fait tout ou partie de leurs études. Enfin, le développement économique qu’a connu le Maroc depuis une vingtaine d’années a conduit des personnes de familles marocaines installées en Europe à revenir au Maroc pour y travailler. Des cadres français, mais aussi franco-algériens ou franco-tunisiens, s’y expatrient également pour travailler dans les grandes firmes industrielles. Dans ce contexte, la comparaison des conditions de vie en France et au Maroc constitue un sujet récurrent de conversation, mais aussi de réflexion pratique. Une partie de nos interlocuteurs ont l’expérience répétée de la traversée de la Méditerranée. Pour certains la question se pose effectivement de s’installer d’un côté ou de l’autre, quand d’autres fantasment l’autre rive. Nous-mêmes, qui, depuis huit ans maintenant, avons passé quatre à six semaines par an au Maroc, participons de notre objet d’étude.[16]


[1] On désigne par ce terme, qui signifie ville en arabe, les quartiers centraux populaires des villes marocaines à l’urbanisme traditionnel, par opposition aux quartiers européens nés à l’époque coloniale, dans l’esprit de séparation des populations promu par Lyautey. Mais, dans toutes les grandes villes marocaines, de nouveaux quartiers couvrant l’ensemble de la gamme de l’habitat, de la construction spontanée aux immeubles de luxe, se sont développés bien au-delà de la ceinture urbaine coloniale. Le phénomène s’est amplifié à Tanger depuis une vingtaine d’années, du fait de la croissance exponentielle qu’a connue la ville avec son développent industriel.

[2] Ces entreprises, très présentes au Maroc, y recrutent une population jeune et diplômée, sur des critères de compétence linguistique suivant les pays destinataires des appels. Le turn-over y est élevé ; il s’agit souvent d’emplois occupés pendant les études ou, pour les filles, avant le mariage.

[3] L’ami de Yacine nous précise que les indemnités réglementaires sont au Maroc d’un mois et demi de salaire par année d’ancienneté. Mais le respect de telles règles de droit par les grandes entreprises internationales, alors que de nombreuses entreprises ne déclarent même pas leur main d’œuvre à la sécurité sociale, reste pour ces jeunes gens un sujet d’étonnement.

[4] Il y a bien sûr une part de mauvaise foi dans leur discours, car ils se savent aisés. Celle-ci est l’indice d’une culpabilité mal conscientisée face aux inégalités sociales qui règnent au Maroc. Il est plus commode pour ces cadres de comparer leurs salaires nominaux (convertis par le taux de change) à ceux de leurs collègues, en France, aux Etats-Unis ou ailleurs qu’à ceux de leurs ouvriers au Maroc.

[5] C’est apparemment le prix en France, à la date de l’entretien, des modèles les plus chers. Nos interlocuteurs sont bien informés.

[6] Le rapport simple, de un à dix environ, entre l’euro et le dirham facilite cette comparaison permanente des prix.

[7] Nous avons rencontré de tous autres profils de Marocains de l’étranger : pères de famille tranquilles venant passer leurs vacances avec femme et enfants au bled. Mais eux aussi, qu’ils le veuillent ou non, manifestent vis-à-vis de leurs proches restés au pays, une richesse apparente par leurs vêtements, leur voiture, les cadeaux qu’ils ramènent.

[8] Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, édition de Minuit, 1979.

[9] Voir, sur le cas de Tanger, François Vatin, « Tanger en toutes franchises. Mondialisation, industrialisation et question sociale », Esprit, n° 5, 2016, p. 87-96.

[10] C’est ainsi, par le terme américain, que l’on désigne au Maroc les centres commerciaux de luxe des grandes villes.

[11] A cet égard, une des grandes différences entre la France et les autres pays européens et le Maroc, est qu’une grande partie de la population, dans les zones rurales, mais aussi dans les petits métiers urbains, voire dans les entreprises locales qui ne respectent pas le droit du travail, n’est pas couvert par la CNSS, équivalent marocain de la sécurité sociale française. Les pouvoirs publics marocains cherchent actuellement à accroître cette couverture sociale. Mais la population qui nous intéresse ici, celle travaillant dans les grandes entreprises internationales, est toujours régulièrement déclarée.

[12] L’investissement dans les enfants est majeur pour la classe salariale marocaine. Ce phénomène doit être associé à la rapidité de la « transition démographique », avec un taux de natalité  dépasse à peine deux enfants par femme, alors qu’il était de sept en 1960.

[13] Notre interlocuteur du port de Tanger-Med nous a dit de même que son père avait fait un excellent placement immobilier en achetant un terrain à la périphérie de Salé, qui ne valait alors à peu près rien. Il vit maintenant gratuitement dans cette maison familiale commune où chacun à son appartement privé.

[14] Tous les ans depuis 1990, 55 000 cartes de résident permanent (« green card ») sont délivrées par les Etats-Unis à la suite d’un tirage au sort mondial.

[15] ANR « Endless » : « Enjeux de l’essor du salariat aux portes de l’Europe : le prisme de Tanger », avec Alexandra Bidet et Gwenaële Rot Au fil de cet article, nous utiliserons des informations diverses issues de ces enquêtes collectives.

[16] Nos enquêtes ont été interrompues entre janvier 2020 et mai 2022 en raison des contraintes sanitaires. Mais cette interruption provisoire des déplacements transméditerranéens a été subie aussi par la plupart des Marocains qui les pratiquaient régulièrement.

François Vatin

Sociologue

Notes

[1] On désigne par ce terme, qui signifie ville en arabe, les quartiers centraux populaires des villes marocaines à l’urbanisme traditionnel, par opposition aux quartiers européens nés à l’époque coloniale, dans l’esprit de séparation des populations promu par Lyautey. Mais, dans toutes les grandes villes marocaines, de nouveaux quartiers couvrant l’ensemble de la gamme de l’habitat, de la construction spontanée aux immeubles de luxe, se sont développés bien au-delà de la ceinture urbaine coloniale. Le phénomène s’est amplifié à Tanger depuis une vingtaine d’années, du fait de la croissance exponentielle qu’a connue la ville avec son développent industriel.

[2] Ces entreprises, très présentes au Maroc, y recrutent une population jeune et diplômée, sur des critères de compétence linguistique suivant les pays destinataires des appels. Le turn-over y est élevé ; il s’agit souvent d’emplois occupés pendant les études ou, pour les filles, avant le mariage.

[3] L’ami de Yacine nous précise que les indemnités réglementaires sont au Maroc d’un mois et demi de salaire par année d’ancienneté. Mais le respect de telles règles de droit par les grandes entreprises internationales, alors que de nombreuses entreprises ne déclarent même pas leur main d’œuvre à la sécurité sociale, reste pour ces jeunes gens un sujet d’étonnement.

[4] Il y a bien sûr une part de mauvaise foi dans leur discours, car ils se savent aisés. Celle-ci est l’indice d’une culpabilité mal conscientisée face aux inégalités sociales qui règnent au Maroc. Il est plus commode pour ces cadres de comparer leurs salaires nominaux (convertis par le taux de change) à ceux de leurs collègues, en France, aux Etats-Unis ou ailleurs qu’à ceux de leurs ouvriers au Maroc.

[5] C’est apparemment le prix en France, à la date de l’entretien, des modèles les plus chers. Nos interlocuteurs sont bien informés.

[6] Le rapport simple, de un à dix environ, entre l’euro et le dirham facilite cette comparaison permanente des prix.

[7] Nous avons rencontré de tous autres profils de Marocains de l’étranger : pères de famille tranquilles venant passer leurs vacances avec femme et enfants au bled. Mais eux aussi, qu’ils le veuillent ou non, manifestent vis-à-vis de leurs proches restés au pays, une richesse apparente par leurs vêtements, leur voiture, les cadeaux qu’ils ramènent.

[8] Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, édition de Minuit, 1979.

[9] Voir, sur le cas de Tanger, François Vatin, « Tanger en toutes franchises. Mondialisation, industrialisation et question sociale », Esprit, n° 5, 2016, p. 87-96.

[10] C’est ainsi, par le terme américain, que l’on désigne au Maroc les centres commerciaux de luxe des grandes villes.

[11] A cet égard, une des grandes différences entre la France et les autres pays européens et le Maroc, est qu’une grande partie de la population, dans les zones rurales, mais aussi dans les petits métiers urbains, voire dans les entreprises locales qui ne respectent pas le droit du travail, n’est pas couvert par la CNSS, équivalent marocain de la sécurité sociale française. Les pouvoirs publics marocains cherchent actuellement à accroître cette couverture sociale. Mais la population qui nous intéresse ici, celle travaillant dans les grandes entreprises internationales, est toujours régulièrement déclarée.

[12] L’investissement dans les enfants est majeur pour la classe salariale marocaine. Ce phénomène doit être associé à la rapidité de la « transition démographique », avec un taux de natalité  dépasse à peine deux enfants par femme, alors qu’il était de sept en 1960.

[13] Notre interlocuteur du port de Tanger-Med nous a dit de même que son père avait fait un excellent placement immobilier en achetant un terrain à la périphérie de Salé, qui ne valait alors à peu près rien. Il vit maintenant gratuitement dans cette maison familiale commune où chacun à son appartement privé.

[14] Tous les ans depuis 1990, 55 000 cartes de résident permanent (« green card ») sont délivrées par les Etats-Unis à la suite d’un tirage au sort mondial.

[15] ANR « Endless » : « Enjeux de l’essor du salariat aux portes de l’Europe : le prisme de Tanger », avec Alexandra Bidet et Gwenaële Rot Au fil de cet article, nous utiliserons des informations diverses issues de ces enquêtes collectives.

[16] Nos enquêtes ont été interrompues entre janvier 2020 et mai 2022 en raison des contraintes sanitaires. Mais cette interruption provisoire des déplacements transméditerranéens a été subie aussi par la plupart des Marocains qui les pratiquaient régulièrement.