International

Des prix, des valeurs et des revenus au Maroc et en France

Sociologue

Comment comparer réellement son pouvoir d’achat avec celui de ses voisins ? Économiquement, on étudie les revenus et les prix. Mais ce calcul ne tient pas compte de facteurs sociaux comme les différentes valeurs et les échelles de distinction. Car la comparaison monétaire a une puissance universelle mais elle occulte la complexité des situations sociales aux yeux des intéressés eux-mêmes.

7 juin 2022. Nous avons rendez-vous avec Yacine à 18 heures 30 dans un café d’un quartier récent de Tanger. Ces soirées après le travail dans un café au décor moderne proche de son domicile semblent lui être familières. Ma collègue et moi le trouvons d’ailleurs attablé avec un ami qui travaille pour la compagnie de bus qui dessert la ville de Tanger. Nous avions pris contact avec lui par l’intermédiaire de Maryam qui travaille pour une association culturelle implantée dans la médina ;[1] elle aussi est venue nous rejoindre après son travail.

publicité

Ces trois jeunes gens, qui n’ont pas dépassé la trentaine, sont représentatifs de la nouvelle couche moyenne tangéroise. Ils ont fait des études supérieures, parlent parfaitement le français et sans doute aussi l’anglais et ont déjà une riche expérience de la vie professionnelle qu’ils ont entamée avant même l’achèvement de leurs études dans le contexte économique dynamique qu’a connu le nord-ouest du Maroc, de Casablanca à Tanger, depuis une vingtaine d‘années.

Yacine, un jeune cadre marocain

Yacine travaille à Tanger dans une entreprise américaine de pièces pour l’aéronautique, dont un établissement industriel est installé depuis 2001 dans la zone franche de Tanger. Il détient un master en logistique et gestion de production de droit français obtenu à Casablanca dans une école privée qui a noué un partenariat avec l’université de Dunkerque. Il a un frère, informaticien qui, depuis 2018, travaille en France, à Strasbourg.

Mettant à profit sa bonne maîtrise du français, Yacine a, parallèlement au suivi de sa licence d’économie-gestion à Casablanca, travaillé dans des centres d’appels téléphoniques.[2] En 2018, l’entreprise dans laquelle il était employé a fermé son service francophone. Mis au chômage avec les indemnités de rigueur, il est alors embauché dans une entreprise commercialisant la fibre optique pour Orange et SFR. Embauché comme télévendeur, il devient vite superviseur d’une équipe de quinze personnes. C’est


[1] On désigne par ce terme, qui signifie ville en arabe, les quartiers centraux populaires des villes marocaines à l’urbanisme traditionnel, par opposition aux quartiers européens nés à l’époque coloniale, dans l’esprit de séparation des populations promu par Lyautey. Mais, dans toutes les grandes villes marocaines, de nouveaux quartiers couvrant l’ensemble de la gamme de l’habitat, de la construction spontanée aux immeubles de luxe, se sont développés bien au-delà de la ceinture urbaine coloniale. Le phénomène s’est amplifié à Tanger depuis une vingtaine d’années, du fait de la croissance exponentielle qu’a connue la ville avec son développent industriel.

[2] Ces entreprises, très présentes au Maroc, y recrutent une population jeune et diplômée, sur des critères de compétence linguistique suivant les pays destinataires des appels. Le turn-over y est élevé ; il s’agit souvent d’emplois occupés pendant les études ou, pour les filles, avant le mariage.

[3] L’ami de Yacine nous précise que les indemnités réglementaires sont au Maroc d’un mois et demi de salaire par année d’ancienneté. Mais le respect de telles règles de droit par les grandes entreprises internationales, alors que de nombreuses entreprises ne déclarent même pas leur main d’œuvre à la sécurité sociale, reste pour ces jeunes gens un sujet d’étonnement.

[4] Il y a bien sûr une part de mauvaise foi dans leur discours, car ils se savent aisés. Celle-ci est l’indice d’une culpabilité mal conscientisée face aux inégalités sociales qui règnent au Maroc. Il est plus commode pour ces cadres de comparer leurs salaires nominaux (convertis par le taux de change) à ceux de leurs collègues, en France, aux Etats-Unis ou ailleurs qu’à ceux de leurs ouvriers au Maroc.

[5] C’est apparemment le prix en France, à la date de l’entretien, des modèles les plus chers. Nos interlocuteurs sont bien informés.

[6] Le rapport simple, de un à dix environ, entre l’euro et le dirham facilite cette comparaison permanente des prix.

[7]

François Vatin

Sociologue

Notes

[1] On désigne par ce terme, qui signifie ville en arabe, les quartiers centraux populaires des villes marocaines à l’urbanisme traditionnel, par opposition aux quartiers européens nés à l’époque coloniale, dans l’esprit de séparation des populations promu par Lyautey. Mais, dans toutes les grandes villes marocaines, de nouveaux quartiers couvrant l’ensemble de la gamme de l’habitat, de la construction spontanée aux immeubles de luxe, se sont développés bien au-delà de la ceinture urbaine coloniale. Le phénomène s’est amplifié à Tanger depuis une vingtaine d’années, du fait de la croissance exponentielle qu’a connue la ville avec son développent industriel.

[2] Ces entreprises, très présentes au Maroc, y recrutent une population jeune et diplômée, sur des critères de compétence linguistique suivant les pays destinataires des appels. Le turn-over y est élevé ; il s’agit souvent d’emplois occupés pendant les études ou, pour les filles, avant le mariage.

[3] L’ami de Yacine nous précise que les indemnités réglementaires sont au Maroc d’un mois et demi de salaire par année d’ancienneté. Mais le respect de telles règles de droit par les grandes entreprises internationales, alors que de nombreuses entreprises ne déclarent même pas leur main d’œuvre à la sécurité sociale, reste pour ces jeunes gens un sujet d’étonnement.

[4] Il y a bien sûr une part de mauvaise foi dans leur discours, car ils se savent aisés. Celle-ci est l’indice d’une culpabilité mal conscientisée face aux inégalités sociales qui règnent au Maroc. Il est plus commode pour ces cadres de comparer leurs salaires nominaux (convertis par le taux de change) à ceux de leurs collègues, en France, aux Etats-Unis ou ailleurs qu’à ceux de leurs ouvriers au Maroc.

[5] C’est apparemment le prix en France, à la date de l’entretien, des modèles les plus chers. Nos interlocuteurs sont bien informés.

[6] Le rapport simple, de un à dix environ, entre l’euro et le dirham facilite cette comparaison permanente des prix.

[7]