Une mise à distance du réel – sur Les Années Super 8 d’Annie Ernaux et David Ernaux-Briot
« Dans le grésillement du projecteur, se voir pour la première fois marcher, remuer les lèvres, rire muettement sur l’écran déplié dans le living, décontenançait. On s’étonnait de soi, de ses gestes. C’était une sensation neuve, sans doute analogue à celle des gens du XVIIe siècle quand ils s’étaient vus dans un miroir, ou des arrière-grands-parents devant leur premier portrait en photo. On n’osait rien dire de son trouble, préférant regarder les autres, parents, amis, sur l’écran, plus conformes à ce qu’ils étaient déjà pour nous. »
Annie Ernaux, Les Années (Gallimard, 2008), 117-118.
Ces lignes, extraites des Années, disent le sentiment d’étrangeté que procure le fait de se voir évoluer sur un écran pour la première fois. Sentiment qui n’a peut-être plus rien d’inédit en ce vingt-et-unième siècle, mais qui résonne chez les lectrices et lecteurs dont la famille avait fait, dans la deuxième moitié du vingtième siècle, l’acquisition d’une caméra ou d’un caméscope pour filmer des moments de vie familiale.

La page qui suit cet extrait décrit une séquence filmée : une femme rentre chez elle en soirée, avec ses deux enfants, encombrée des paquets de courses. Tous les trois sont gênés, déplacés dans leurs gestes habituels, par cette caméra qu’ils découvrent dirigée vers eux. Le passage des Années détaille la scène, dans un étirement qui est celui de ce moment suspendu : sont décrits avec précision les vêtements, les gestes et les réactions des trois protagonistes, qui ne savent comment se comporter en présence de la caméra : « Tous trois ne savent pas quoi faire, bougeant bras et jambes, groupés face à la caméra que, accoutumés à la lumière violente, ils regardent. Visiblement ils ne disent rien. On dirait qu’ils posent pour une photo qui n’en finit pas d’être prise. »[1]
Une double étrangeté est mise en lumière dans ces passages : tout d’abord, l’inconfort lié à la présence d’une caméra, qui rend les gestes hasardeux et leur ôte leur spontanéité ; ensuite, l’i