Savoirs

Goffman, toujours tranchant

Chercheur en sciences de la communication

Auteur de La Présentation de soi ou d’Asiles, le sociologue Erving Goffman aurait eu cent ans cette année. Son audace dans le choix des cadres d’analyse rend sa sociologie toujours aussi indispensable, lui qui osait mettre en scène ses propres concepts, changeant de personnage en fonction du public de ses conférences.

Le sociologue nord-américain Joseph Gusfield, qui a fait ses études à l’Université de Chicago à la fin des années quarante, racontait volontiers que ses camarades et lui avaient donné à Erving Goffman le surnom de « petit poignard » (little dagger). Ils faisaient allusion aux réparties acérées de leur condisciple, dont il fallait se méfier un peu[1]. Mais ils ne pouvaient pas imaginer que Goffman allait vivre toute sa vie en petit poignard, toujours à la recherche de l’arête tranchante (cutting edge).

publicité

Encore moins qu’il allait un jour prescrire à ses jeunes collègues, qui l’écoutaient (et l’enregistraient en secret) lors d’une session de l’Association des sociologues de la côte ouest, de « s’entailler jusqu’à l’os » (you must cut yourself to the bone) s’ils voulaient réussir leur immersion dans le terrain[2].

Goffman, peut-on avancer, a intégré la coupure tranchante autant dans son rapport au monde social (« Cut the crap », me dit-il un jour de septembre 1978 alors que je me comportais en étudiant poli avec lui) que dans son rapport au monde de la recherche. Parcours de la vie et de l’œuvre de Goffman dans cette perspective.

La très récente publication de sa thèse de doctorat par une courageuse petite maison d’édition américaine dirigée par l’universitaire Jefferson Pooley[3] permet de découvrir un étudiant d’une ambition assez folle, qui ose braver les attentes de son jury pour proposer une théorie générale des interactions sociales. De son séjour d’un an (en mois cumulés entre décembre 1949 et mai 1951) sur l’ile de Unst, tout au bout des Shetland, il ne rapporte pas une ethnographie mais des données dont il va se servir pour construire une trame théorique – qui sera celle de toute son œuvre, jusqu’à son texte testamentaire, « L’ordre de l’interaction », dont le titre est celui du dernier chapitre de sa thèse.

Sans chercher à tout prix des métaphores coupantes dans ce document fondateur, on peut néanmoins faire remarquer que son écriture très directe, très sèche, très assurée, correspond déjà à cette exigence d’une « persistante analycité » que son auteur exigera de ses collègues et de lui-même lorsqu’il sera président de l’Association américaine de sociologie tout à la fin de sa vie[4]. Pas de gras, pas de bavardage, juste des notions qui permettent d’entrer en profondeur dans les masses de données.

Pour autant qu’on puisse la reconstituer avec quelque précision, son attitude sur le terrain était du même ordre. Séjournant à Baltasound, le village principal de l’ile de Unst, Goffman a noué un petit nombre de contacts privilégiés, en particulier avec le facteur de l’île et les deux servantes de l’hôtel, mais il n’a pas mené de campagne systématique d’entretiens, à la manière des anthropologues de son époque (on songe à Margaret Mead se décrivant volontiers en train de bavarder à longueur de journée).

D’ailleurs, sa position sur les entretiens se radicalisera plus tard dans sa carrière, allant jusqu’à interdire à sa dernière thésarde de mener des entretiens avec les jeunes filles qu’elle observait en train de se faire interpeler dans la rue[5]. L’observation peu ou prou participante s’est installée très tôt chez Goffman comme la méthode par excellente de collecte de données, avec prises de notes discrète sur le terrain et élaboration (à la machine à écrire) une fois rentré à la base.

Il en sera de même à l’hôpital psychiatrique St. Elizabeths en 1954-55 et dans les différents casinos du Nevada au cours des années 1960 et du New Jersey à la fin des années 1970. Il était dans un rôle (et dans une tenue) parfaitement plausible pour tous les acteurs présents : t-shirt de coach sportif dans l’hôpital, veste et pantalon de croupier dans certains casinos. Mais il sympathisera peu avec les uns et les autres. Toujours cette réserve, qui n’était certainement pas celle d’un timide, plutôt celle d’un homme qui ne voulait pas se laisser distraire. Il serait trop facile de parler de regard tranchant, mais c’est un peu de cela dont il est question.

Un jour où je discutais avec lui dans son salon, il s’est brusquement levé pour aller à la fenêtre, qui descendait jusqu’au niveau du plancher. Il avait aperçu un photographe et un modèle en train d’improviser une séance de poses devant sa maison. Il les a longuement regardés en silence puis est revenu s’asseoir en murmurant : « Je me demande si je peux les attaquer » (I wonder whether I can sue them).

Qu’un sociologue ose mettre en scène les notions qui l’ont rendu célèbre est tout à fait exceptionnel dans l’histoire de la sociologie.

Mais ceci est de l’ordre de l’anecdote, aussi parlante soit-elle. C’est dans l’audace de ses cadres d’analyse sans cesse renouvelés que Goffman montre au mieux son profil « cutting edge ». Que l’on prenne le tout premier Goffman, celui de la thèse de doctorat de 1953 fondée sur une notion totalement improbable à l’époque, celle de communication (qu’il va chercher à la fois dans les travaux du Committee on Communication de l’Université de Chicago et dans Communication : The Social Matrix of Psychiatry de Ruesch et Bateson, livre à peine paru en 1952) ou que l’on prenne le tout dernier Goffman, celui qui tente de renouveler l’analyse de conversation dans Façons de parler, on obtient chaque fois un Goffman à la pointe de sa discipline, cherchant à ouvrir des voies, à  établir des pontages avec d’autres univers de référence.

On connaît bien son intérêt pour l’éthologie grâce aux pages qu’il lui consacre dans Relations en public, le second tome de La Mise en scène de la vie quotidienne. On se rend compte de ses efforts pour s’approcher à la fois de la phénoménologie et des sciences cognitives dans Les Cadres de l’expérience. On peut aussi le voir en précurseur des questions de genre dans « La ritualisation de la féminité » et dans L’arrangement entre les sexes. Mais on perçoit mal, du moins en langue française, son intérêt pour les théories du conflit parce que son Strategic interaction n’est toujours pas traduit et que sa participation dans les années 1960 à diverses rencontres avec des théoriciens de la guerre nucléaire (Ellsberg, Schelling, Wholstetter) n’a pas encore été systématiquement documentée. Enfin, on ne le voit pas du tout en précurseur de la conférence-performance, alors qu’il est sans doute le seul sociologue de sa génération à avoir théorisé dans une conférence ce qu’est une conférence (reprise dans Façons de parler) et à l’avoir abondamment pratiquée.

En recueillant des témoignages et quelques (rares) photographies de Goffman lors de conférences – les enregistrements semblent avoir disparu –, j’ai pu me rendre compte qu’il performait une palette restreinte de personnages[6]. Il déploie tantôt un Goffman très formellement habillé, lisant d’une voix monocorde derrière un pupitre un texte totalement écrit ; tantôt un Goffman plus décontracté sur le plan vestimentaire commentant des dizaines de diapositives sur le thème de la ritualisation de la féminité ; tantôt encore un Goffman assis à une table de séminaire, en t-shirt ou bras de chemise, lisant longuement des notes assez ébouriffées.

Mais deux constantes traversent les performances de Goffman, quel que soit le personnage qu’il incarne. D’une part, il ne tolère ni les enregistrements ni les photographies, et il peut descendre de scène pour mettre un photographe à la porte ou lui réclamer sa pellicule. D’autre part, il joue au conférencier grincheux lorsque le public l’attend comme une star et au conférencier délicieux lorsque le public ne se rend pas vraiment compte de sa place dans la sociologie contemporaine (un groupe d’étudiants, un club de femmes).

Qu’un sociologue ose ainsi se mettre en scène et mettre en scène certaines des notions qui l’ont rendu célèbre, comme la « gestion des impressions », est tout à fait exceptionnel dans l’histoire de la sociologie. Goffman explore les possibilités des « performance studies » à la manière d’un Richard Schechner (avec qui il était d’ailleurs en contact). Il se retrouve ainsi proche des avant-gardes artistiques de son époque, en particulier de celle incarnée par John Cage (qu’il connaissait sans doute beaucoup moins mal qu’il le laisse entendre dans « La Conférence »).

Goffman aurait eu 100 ans le 17 novembre dernier. Un gros Handbook of Goffman Studies est sorti en Grande-Bretagne ; un Goffman Handbuch a été publié en Allemagne ; la revue italienne Etnografia, la revue polonaise Przeglad Socjologiczny ont publié des numéros spéciaux ; l’association brésilienne d’anthropologie a monté une série de podcasts. Des colloques ont eu lieu en Belgique, en France et sans doute ailleurs encore.

Toutes ces opérations de célébration du centenaire de Goffman l’ont encore un peu plus normalisé, au sens où Kuhn parlait de science normale. Mais un hommage plus juste consisterait à « désaligner » Goffman, pour reprendre un de ses termes, afin de montrer que la volonté de trancher dans le vif qu’il avait injectée dans son œuvre est transposable sur de nouveaux terrains, avec la même force de frappe.

Hier, il travaillait dans un hôpital psychiatrique et en tirait un livre très puissant sur les stratégies de survie des malades (Asiles). Où travaillerait-il aujourd’hui ? Je le verrais bien dans un Ehpad, en uniforme bleu et crocs vert pâle. Il en tirerait un livre analysant notamment les stratégies des ASH (aides aux services hôteliers) pour se protéger de la direction tout en protégeant les résidents : « Ne pas jeter systématiquement dans la poubelle le reste des plats des résidents. Les vider dans la cuvette WC puis chasser[7]. »

 


[1] Entretien avec Joseph Gusfield, avril 1987.

[2] Erving Goffman, « Le travail de terrain : une conférence », in Cefai, D. & Perreau, L. (dirs), Erving Goffman et l’ordre de l’interaction, Paris-Amiens, CURAPP, 2012, pp. 451-458 (orig. : 1989).

[3] Erving Goffman, Communication Conduct in an Island Community, mediastudiespress, 2022.

[4] Erving Goffman, “Program committee encourages papers on range of methodologies”, ASA Footnotes, 9 (6), 1981, p. 4.

[5] Carol Brooks Gardner, “Fine romances: Two arrangements between the sexes in public places”, in Smith, G. (dir.), Goffman and Social Organization: Studies in a sociological legacy, Londres, Routledge, 1999, pp. 42-63.

[6] J’ai rassemblé ces documents dans D’Erving à Goffman : une œuvre performée ? Paris, MkF, 2022.

[7] Phrase tirée de la thèse très inspirée par Goffman de Casyraguy Kazadi Mbwebwe, Professionnels et résidents en EHPAD. Entre asymétrie et symétrie communicationnelle, soutenue à l’EHESS en 2021, p. 314.

 

Yves Winkin

Chercheur en sciences de la communication, Professeur émérite de l'Université de Liège et au CNAM

Notes

[1] Entretien avec Joseph Gusfield, avril 1987.

[2] Erving Goffman, « Le travail de terrain : une conférence », in Cefai, D. & Perreau, L. (dirs), Erving Goffman et l’ordre de l’interaction, Paris-Amiens, CURAPP, 2012, pp. 451-458 (orig. : 1989).

[3] Erving Goffman, Communication Conduct in an Island Community, mediastudiespress, 2022.

[4] Erving Goffman, “Program committee encourages papers on range of methodologies”, ASA Footnotes, 9 (6), 1981, p. 4.

[5] Carol Brooks Gardner, “Fine romances: Two arrangements between the sexes in public places”, in Smith, G. (dir.), Goffman and Social Organization: Studies in a sociological legacy, Londres, Routledge, 1999, pp. 42-63.

[6] J’ai rassemblé ces documents dans D’Erving à Goffman : une œuvre performée ? Paris, MkF, 2022.

[7] Phrase tirée de la thèse très inspirée par Goffman de Casyraguy Kazadi Mbwebwe, Professionnels et résidents en EHPAD. Entre asymétrie et symétrie communicationnelle, soutenue à l’EHESS en 2021, p. 314.