Leçons du bord du gouffre nucléaire, de Cuba à Kiev
«Est-ce que vous réalisez que si je fais une erreur dans cette crise, deux cents millions de personnes vont se faire tuer[1] ? » C’est ainsi que le Président américain John Kennedy a décrit sa situation à son porte-parole Pierre Salinger, durant la crise d’octobre 1962. Soixante ans plus tard, face aux menaces nucléaires russes dont l’ombre couvre l’invasion de l’Ukraine, son lointain successeur Joe Biden annonce que « nous n’avons pas fait face à l’hypothèse d’une apocalypse depuis Kennedy et la crise des missiles cubains[2]. » Il nuance dès le lendemain son propos sur l’apocalypse en insistant sur l’incertitude relative à l’issue de l’escalade. Que faire de ces prises de parole ?
Alors que les dirigeants de l’OTAN s’engagent également dans une rhétorique nucléaire, que les arsenaux existants demeurent très au-delà de ce qui serait suffisant pour mettre fin à la civilisation telle que nous la connaissons et que nous ne disposons toujours pas de protection contre des frappes nucléaires délibérées, accidentelles ou non-autorisées, il est essentiel d’apprendre des crises nucléaires passées. Cette analyse fait le point sur les résultats de soixante ans de recherche sur la crise de Cuba, la crise nucléaire la plus étudiée, puis se penche plus précisément sur le processus d’apprentissage et les obstacles auxquels il fait face, avant d’en tirer cinq leçons pour la situation en Ukraine, à la lumière des résultats de la recherche indépendante[3].
Apprendre des crises nucléaires passées : le cas de Cuba
En octobre 1962, des avions espions américains détectent la présence de sites de missiles soviétiques à Cuba[4]. S’ensuit une crise internationale comprenant une mise en quarantaine de l’île par la marine américaine, qui s’apparente à un blocus, c’est-à-dire un acte de guerre, et la considération de l’emploi de la force voire de l’invasion de Cuba par le comité exécutif issu du Conseil de sécurité nationale américain chargé de conseiller le jeune Président démocrate John Kennedy. Ce dernier sait que des élections de mi-mandat ont lieu cet automne et s’efforce de ne pas apparaître faible face au communisme aux yeux de ses adversaires républicains. Les analystes s’accordent sur le fait que c’est l’épisode connu à ce jour qui a amené le monde au plus près de la guerre nucléaire.
Une triple leçon majeure porte sur la qualité de l’information dont les dirigeants disposaient, les limites de leur contrôle sur les arsenaux et les limites de la sûreté de ces derniers. Les dirigeants qui ont géré la crise avaient une confiance excessive dans la qualité de l’information qui leur était passée, leur contrôle sur l’arsenal et la sûreté de ce dernier. La phrase de JFK par laquelle nous commencions cet article en est un exemple : l’escalade aurait pu faire jusqu’à trois fois plus de morts ; son estimation des troupes soviétiques à Cuba était une sous-estimation massive – la CIA annonçait 16 000 alors qu’elles étaient plus de 40 000 – et ni lui ni le secrétaire à la défense Robert S. McNamara ne savaient que les sous-marins soviétiques qui patrouillaient autour de Cuba embarquaient une torpille nucléaire de 15kt, soit environ la capacité de destruction de la bombe qui a rasé Hiroshima le 6 août 1945.
En matière de contrôle, un tir de missile intercontinental de la base de Vandenberg en Californie le 26 octobre 1962 à 4h du matin qui aurait pu être mal interprété par les opérateurs radars soviétiques, comme prévu avant le début de la crise, a eu lieu sans qu’il soit au courant. Surtout, en se focalisant sur l’erreur qu’il aurait pu commettre, le Président supposait qu’il était le seul à contrôler l’ensemble de l’arsenal nucléaire américain. Or, ce n’était pas le cas. L’ampleur de la pré-délégation de la capacité à utiliser les armes est maintenant établie. Les armes déployées à l’époque ne comprenaient pas de dispositifs de sûreté empêchant leur usage par les soldats sur le champ de bataille et plusieurs accidents graves avec les armes nucléaires américaines ont eu lieu au début des années 1960[5]. Ces limites du contrôle et de la sûreté des armes renvoient communément à ce que l’on appelle le facteur « chance ».
Depuis la fin des années 1960, d’anciens dirigeants politiques et militaires invoquent le rôle de la « chance », ou de la « providence » dans l’issue non-catastrophique de la crise d’octobre 1962. Citons notamment les Américains Robert McNamara, secrétaire à la Défense lors de la crise de Cuba de 1962, McGeorge Bundy, conseiller à la sécurité nationale, Dean Acheson, envoyé spécial du président Kennedy en France, mais aussi le Russe Nikolaï S. Leonov, en charge des affaires cubaines au KGB à l’époque. Plus tard, s’y ajoutent Gerard C. Smith, chef de la délégation américaine pour les négociations SALT et, dans l’après-guerre froide, le général Lee Butler, ancien commandant en chef des forces nucléaires américaines (1991-1994), William Perry, ancien secrétaire américain à la Défense (1994-1997) et George Shultz, ancien secrétaire d’État américain.
Il ne s’agit bien évidemment pas de les croire sur parole mais d’observer que ceux qui étaient aux affaires à l’époque auraient tout intérêt à faire des déclarations en sens exactement opposé, affirmant au contraire leur contrôle parfait sur la situation ou la qualité de leur gestion de crise. Or, ils ont fait le choix de rendre public leur jugement sur le rôle de facteurs qui échappent au contrôle. Nous n’avons pas connaissance de participants qui auraient changé d’avis dans l’autre sens, c’est-à-dire en minorant le rôle précédemment attribué à la chance.
Au vu d’un décalage potentiellement crucial entre les savoirs supposés et les preuves disponibles, il était essentiel pour la recherche indépendante de se rendre capable de décider la question quant au rôle de la chance dans l’issue de la crise. Cela a exigé de déplacer la discussion en termes de risques vers un travail qui distingue les pratiques de contrôle des autres facteurs et s’efforce d’établir si ces pratiques ont été nécessaires et suffisantes. Nous définissons donc les cas de chance comme ceux dans lesquels l’absence d’explosion nucléaire non désirée n’est pas réductible à des pratiques de contrôle sur les personnels et la technologie.
Nous pouvons alors identifier trois types de cas : lorsque ce qui a évité l’explosion est advenu indépendamment des pratiques de contrôle, grâce à la défaillance d’au moins une des pratiques de contrôle ou en dépit de la défaillance d’au moins une des pratiques de contrôle. Dans les deux premiers cas, la chance a été nécessaire, dans le troisième, c’est la résilience de l’ensemble qui a été décisive dans un contexte de contrôle imparfait. Dans les trois types de cas, il serait factuellement faux d’attribuer l’absence d’explosion nucléaire non-désirée au contrôle, ce que nous faisons communément.
Plusieurs épisodes au cours de la crise de Cuba relèvent de la chance. D’abord, dans la nuit du 26 au 27 octobre 1962, au plus fort de la crise, un avion U-2 américain s’est égaré dans l’espace aérien soviétique au-dessus de l’Arctique. Des avions de combat soviétiques se sont précipités pour intercepter le U-2 tandis que des intercepteurs F-102 ont été envoyés pour le rapatrier sous escorte et empêcher les MIG soviétiques d’entrer librement dans l’espace aérien américain. Le commandant en chef des forces stratégiques américaines, le Général Thomas Power, ayant considéré que la situation exigeait le passage en DEFCON-2, les missiles conventionnels air-air des F-102 avaient été remplacés par des missiles à tête nucléaire Falcon et leurs pilotes pouvaient et avaient l’autorité de les utiliser. Heureusement, l’avion-espion a fait demi-tour et les avions soviétiques n’ont pas ouvert le feu. Nous ne savons pas à ce jour ce qui a conduit à cette issue mais elle n’est pas explicable par le contrôle des deux chefs d’État et en est strictement indépendante.
Ensuite, le 27 octobre, un sous-marin soviétique était en situation de lancer une torpille à tête nucléaire de 15kt contre la flotte américaine, ce qui n’a finalement pas eu lieu. Nous disposons de deux versions concurrentes permettant d’expliquer ce non-évènement. Les deux relèvent néanmoins de la chance. L’une des versions insiste sur le rôle décisif d’un homme, Vassili Arkhipov, qui s’y serait opposé. La chance joue ici en tant que facteur indépendant des procédures de contrôle, qui aboutit à ce qu’Arkhipov, qui a eu l’expérience directe de l’effet des radiations suite à un accident quinze mois plus tôt à bord du sous-marin K-19, apporte la voix de la tempérance dans un contexte où ses pairs étaient prêts à ordonner l’emploi et à mourir en coulant des navires américains.
Une version alternative veut que le sous-marin ait subi un feu nourri de l’aviation américaine et que l’ordre de plonger et de lancer la torpille n’ait pas pu immédiatement être exécuté parce qu’un homme est resté bloqué dans la trappe supérieure du kiosque, ce qui aurait donné le temps de recevoir un signal lumineux manifestant que ces tirs étaient des erreurs, permettant ainsi de renverser l’ordre. Aucune des deux versions n’est compatible avec un récit du contrôle parfait[6].
Toutefois, la combinaison du secret des archives, des efforts de Kennedy pour construire sa légende et des mensonges par loyauté de ses proches qui se sont employés à construire une image de dirigeant en situation de contrôle, l’opposition de la discipline historique à la méthode contrefactuelle – la reconstitution hypothétique et contrôlée de ce qui serait advenu si un élément du passé avait été différent – et la position des experts para-officiels qui les dissuade de poser la question de manière adéquate ont agi de concert pour résister à un résultat de recherche crucial : la chance a été nécessaire à l’issue non-catastrophique de la crise de Cuba[7].
Trois leçons clés de la crise sont donc le rôle de la chance dans l’évitement d’une issue catastrophique de la crise, le fait qu’il a fallu près de 40 ans pour en prendre la mesure alors qu’il s’agit de la crise nucléaire la plus étudiée et que différents acteurs ont œuvré activement pour empêcher voire nier ces avancées de la connaissance.
Résistances à l’apprentissage sur les limites du contrôle sur les crises nucléaires
Il est essentiel d’être en mesure de distinguer les cas où ce qui nous a sauvé du désastre relève du contrôle des cas contraires. Mais la tentation est considérable de céder à l’illusion rétrospective de contrôle. On peut ainsi identifier plusieurs formes de déni du rôle de la chance qui perpétuent l’aveuglement et la confiance excessive. Elles sont d’autant plus inquiétantes que ces formes de déni se retrouvent chez les partisans de plusieurs traditions interprétatives concurrentes.
Une première pratique rhétorique de déni consiste à neutraliser la définition elle-même, soit en prétendant la question indécidable, soit en décrivant la chance d’une manière suffisamment vague ou contradictoire pour qu’aucun cas historique ne lui corresponde, soit en proposant une définition compatible avec une approche en termes de gestion des risques. Dans le premier cas, la question de savoir si la chance joue un rôle est close par définition ; dans les deux autres, elle devient insignifiante du point de vue d’une politique de contrôle : toutes les réponses possibles à ces questions mal posées sont d’ores et déjà compatibles avec des explications par le contrôle. On entend par exemple communément que les épisodes dont l’issue est attribuée à la chance peuvent aussi bien être expliqués par le professionnalisme des acteurs.
Avec le dispositif d’analyse décrit dans la section précédente, ces deux explications ne sont pas substituables mais bien concurrentes et on peut les départager. Ainsi, on entend régulièrement ces derniers mois dans les médias français que la crise de Cuba s’est résolue grâce au contrôle des dirigeants Kennedy et Khrouchtchev. C’est au mieux une demi-vérité. Si l’on entend par là que leur modération a été nécessaire à l’issue non-catastrophique de la crise, c’est exact. Si l’on entend que leur modération a suffi à produire l’issue favorable de la crise parce qu’ils étaient en situation de contrôle – l’objectif de la plupart des commentateurs qui mobilisent l’analogie –, c’est faux, comme démontré plus haut.
La deuxième de ces pratiques de déni du rôle possible de la chance rejette la méthode contrefactuelle comme moyen d’étude légitime. En s’interdisant de savoir comment l’explosion qui n’a pas eu lieu aurait pu se produire, on conclut par ignorance que ce qui est n’aurait pas pu ne pas être. Qu’il me soit permis de faire une incise ici : on peut tout à fait avoir une opposition de principe à la méthode contrefactuelle et ne pas vouloir entrer en matière avec l’histoire « avec des si ». Mais dans ce cas, il faut renoncer à la prétention d’affirmations causales telles que la chance n’a pas joué de rôle. On a dans ce cas simplement choisi de se rendre incapable de trancher la question.
Une troisième pratique qui nous rend incapables d’évaluer le rôle de la chance tout en prétendant avoir prouvé qu’elle n’en joue pas consiste à faire glisser la question de « la chance a-t-elle été nécessaire » vers « la chance a-t-elle été la seule cause » de l’issue favorable. On pourra ainsi à coup sûr répondre par la négative à la deuxième question et prétendre que cela vaut preuve de l’absence de rôle alors que cela ne suffit pas à rendre cette interprétation compatible avec le récit du contrôle.
Cette obstination à nier le rôle de la chance avant même de s’être rendu capable de l’évaluer est d’autant plus problématique qu’elle n’est pas réservée à une tradition interprétative de la crise. On la retrouve en effet chez les adversaires intellectuels et influents stratégistes qu’ont été le Général Gallois et le mathématicien Albert Wohlstetter. Alors que le premier défendait l’idée que l’équilibre de la terreur était stable et qu’il suffisait d’être en mesure de causer des dommages inacceptables à l’adversaire après avoir essuyé une frappe pour produire un effet dissuasif, le second a toujours défendu que l’équilibre de la terreur était fragile et que les exigences de dimensionnement de l’arsenal nécessaire dérivaient de ce constat.
À l’époque de la crise des missiles, tous deux s’accordent sur le contrôle parfait des dirigeants sur la situation. Gallois ne considère pas que la situation soit risquée au vu de ce que lui disent ses contacts à l’OTAN. Ce n’était de son point de vue pas une crise nucléaire. Quant à Wohlstetter, il publie avec son épouse Roberta un Adelphi Paper trois ans plus tard, en 1965, dans lequel ils affirment, visiblement sans être en mesure de donner les preuves nécessaires à la validation de ce propos: « Le Secrétaire général Khrouchtchev avait raison lorsqu’il affirma plus tard que les États-Unis et l’Union soviétique étaient tous deux en contrôle complet de leurs forces nucléaires[8]. »
Dans les années 1990, alors qu’apparaissent les preuves des limites du contrôle des dirigeants sur les arsenaux, de la limite de la sûreté des armes et des informations fausses à partir desquelles ils ont pris leurs décisions, les deux stratégistes en prennent connaissance mais ne les incorporent pas à leur pensée, qui ne s’en trouve pas modifiée. Ainsi, Christian Malis, le biographe de Gallois, peut écrire de manière charitable : « Il semble s’être forgé dès octobre 1962 des convictions qui ne varièrent guère[9]. »Les écrits et prises de parole du Général sur la crise le confirment[10]. Dans ses mémoires publiées en 1999, il pourra ainsi écrire, alors qu’il se remémore un dîner avec Wohlstetter en mars 1960 au cours duquel ils ont débattu, « deux ans plus tard, le dénouement de la crise de Cuba me donnera raison[11]. » Un même refus de prendre en compte les preuves matérielles des limites du contrôle sur les armes se retrouve chez son homologue américain.
Dans les années 1980, alors qu’il est confronté à un mémo de 1961 de l’ancien conseiller à la sécurité nationale McGeorge Bundy qui détaille les pré-délégations du Président des États-Unis aux officiers sur le terrain, leur donnant la capacité d’utiliser les armes, Wohlstetter balaie ces considérations d’un revers de main et refuse de considérer les preuves avancées. Dans ses archives personnelles, on trouve une note disant: « Je doute très fortement qu’une telle pré-délégation ait eu lieu et que Mac ait su si cela avait été le cas[12]. » Il a tort.
Dans la presse, les anniversaires de la crise de Cuba n’occupent qu’un nombre limité de pays, dont la France, les États-Unis et le Royaume-Uni. En Inde par exemple, on ne commémore pas la crise nucléaire mais bien la guerre sino-indienne qui a eu lieu au même moment. C’est un rappel que nous ne devrions pas supposer que nous avons tous appris quelque chose des vulnérabilités nucléaires à partir de l’exemple de Cuba et moins encore que nous avons tous appris la même leçon. Les résultats indiqués ci-dessus sur la chance sont couverts dans la presse britannique et américaine[13]. Le degré d’obstination à ne pas discuter des découvertes sur le rôle de la chance semble particulièrement intense en France, par contraste avec les deux autres démocraties nucléaires occidentales. Cette résistance perpétue un décalage dangereux entre savoirs acceptés et preuves disponibles et une forme de confiance excessive.
Quelques leçons pour aujourd’hui
La guerre en Ukraine diffère fondamentalement de la crise de Cuba. L’un des deux adversaires n’est pas doté d’armes nucléaires et la menace qui est la plus commentée consiste à utiliser des armes nucléaires tactiques conformément aux conditions prévues par le document de juin 2020 « principes fondamentaux de la politique de l’État sur la dissuasion nucléaire ».
Mais, dans les deux cas, existe une possibilité d’escalade nucléaire en présence d’arsenaux suffisants à faire disparaître la civilisation telle que nous la connaissons. Dans les deux cas, nous ne disposons pas de protection crédible des populations en cas d’attaque. Dans les deux cas, le dirigeant russe a une rhétorique belliqueuse. Nous avons aujourd’hui oublié qu’il parla de la « folie de l’impérialisme dégénéré » et appuya le fait que si les États-Unis insistent à avoir la guerre, nous nous retrouverons en enfer. Quelles leçons pouvons-nous donc tirer de la crise de Cuba pour comprendre la situation en Ukraine soixante ans plus tard ?
La première porte sur les attendus de la pratique de la dissuasion nucléaire. Contrairement à ce que l’on entend souvent, elle n’est pas « strictement défensive » et produisant une « protection ». Ces deux affirmations, qui peuvent être sincères, expriment les intentions à l’origine de la politique en question mais on les reçoit trop rapidement comme manifestant les effets de cette politique.
D’abord, seules l’Inde et la Chine ont une doctrine de « non-emploi en premier » de leurs armes nucléaires. Ce n’est pas le cas des autres États dotés d’armes nucléaires ni de l’OTAN. Dans le cas français, il revient au chef de l’État de déterminer si les intérêts vitaux de la nation ont été mis en cause au point de mériter d’engager l’arsenal nucléaire national. L’usage de la menace nucléaire pour produire un effet dissuasif qui rend possible ou facilite des actions agressives n’est pas inédit. Il a ainsi déjà eu lieu dans le cas du Pakistan qui l’a utilisée pour couvrir des incursions conventionnelles en Inde en 1999 et soutenir des actions terroristes en 2001 et 2008. Comme à Cuba, si l’on souhaite engager la dissuasion nucléaire, cela va exiger de communiquer à l’ennemi une détermination à frapper afin de rendre cette possibilité crédible ou, a minima, de rappeler la possession d’une capacité de frappe en second. Cette pratique n’est pas sans risque, surtout si l’on s’efforce de rendre crédible la frappe aux yeux de l’ennemi.
En ce qui concerne la protection, il est clair que, quelle que soit la cause du lancement éventuel, la protection dont on parle n’existe pas davantage qu’en 1962. Les systèmes de défense anti-missiles n’ont de loin pas atteint la crédibilité nécessaire et il est établi qu’en cas d’attaque majeure les abris antiatomiques ne constitueraient pas des protections adaptées. Plutôt qu’une protection, la dissuasion nucléaire se révèle donc un pari que cette vulnérabilité sera la condition de la sécurité. Cela nous laisse à la merci d’un ennemi près à courir le risque et d’un lancement accidentel ou non autorisé dans n’importe quel État doté qui cible la France. Contrairement à ce que l’imaginaire de la protection laisse à penser, il faut ajouter que la possession d’armes nucléaires nous transforme en cibles prioritaires. Cela s’explique par le fait que les arsenaux américains et russes sont dimensionnés pour limiter les dommages si la dissuasion devait échouer, cet effort pour limiter les dommages les conduit à cibler les arsenaux nucléaires des États potentiellement ennemis.
Une deuxième série de leçons concerne les modalités de gestion de la crise : ne pas déployer d’armes tactiques sur le champ de bataille que les officiers en charge pourraient utiliser, éviter les pré-délégations et augmenter la sûreté des armes afin de limiter les possibilités de pertes de contrôle. Éviter des manœuvres qui pourraient être perçues comme des signes avant-coureurs d’une attaque, comme le lancement du missile de la base de Vandenberg ou l’avion U2 qui était entré dans l’espace aérien russe. De nombreuses mesures dans ce sens ont en effet été prises depuis 1962. La plus récente prend la forme d’une ligne directe de déconfliction entre les ministères de la défense des États-Unis et de la Russie en mars dernier.
Enfin, il est essentiel aujourd’hui encore de ne pas formuler de menaces que nous ne souhaiterions pas exécuter si leur effet dissuasif attendu devait échouer. JFK est tombé dans ce piège il y a 60 ans. En septembre, il annonçait que si les soviétiques déployaient des armes offensives à Cuba, les conséquences seraient graves. Cette annonce à intention dissuasive a échoué et l’a contraint à exécuter sa menace pour ne pas perdre sa crédibilité alors que le risque était grand et qu’il s’accordait avec son secrétaire à la défense et plusieurs conseillers pour estimer que ces missiles à Cuba ne modifiaient pas l’équilibre des puissances.
La troisième leçon est que si nous devons l’issue favorable de la crise de 1962 à la chance et que ce pari était implicite à l’époque puisque les dirigeants surestimaient leur contrôle, nombre de commentateurs que nous entendons sur les ondes continuent de faire ce pari, même s’ils n’emploient pas le mot. Ils misent ainsi sur le fait que si le Président russe donnait l’ordre d’utiliser les armes tactiques, cet ordre ne serait pas exécuté. C’est ce que j’ai appelé le postulat de la « désobéissance opportune » : on suppose que des membres de la chaîne de commandement formés à ne jamais désobéir sauront quand ils doivent le faire et ne le feront qu’à ce moment-là.
Le fait qu’il existe dans le passé des cas de désobéissance opportune ne réduit guère l’audace du pari, qui compte sur la défaillance d’une pratique de contrôle – la désobéissance –, donc bel et bien un mode de la chance. Lors de l’ouverture de la conférence d’examen du Traité de Non-Prolifération en août 2022, le Secrétaire Général des Nations Unies a affirmé : « Nous avons été extraordinairement chanceux jusqu’à présent, mais la chance n’est pas une stratégie. » Il semblerait qu’elle soit la stratégie sur laquelle beaucoup misent.
Quatrième leçon, la prise de risque inconsidérée à laquelle nous avons assisté en 1962 découle de la confiance excessive des dirigeants en la sûreté des armes et dans leur contrôle sur ces armes. Afin d’éviter ces effets indésirables, il semble urgent de demander plus de transparence sur le passé de tous les États dotés d’armes nucléaires. En effet, l’évaluation de la chance que nous avons présentée plus haut et ce que nous en savons du reste de l’âge nucléaire est une estimation minimale et très probablement une sous-estimation pour deux raisons: nous sommes dépendants de la disponibilité des archives et des témoins de sorte que nous sommes littéralement aveugles quant à l’éventualité des cas de chance dans les trente à quarante dernières années et, pour le passé plus ancien, notre connaissance se limite quasi-exclusivement au Royaume-Uni et aux États-Unis, dans une bien moindre mesure la France, laissant dans l’obscurité huit autre États – l’Union soviétique, la Chine, Israël, l’Inde, l’Afrique du Sud, le Pakistan et la Corée du Nord.
Cinquième leçon, si cette guerre se termine sans emploi de l’arme nucléaire, la postérité de la crise de Cuba nous suggère que chaque camp des partisans d’un mode de gestion de crise ou l’autre en déduira que c’est son mode de gestion de crise de prédilection qui aura causé l’issue non-catastrophique de la guerre en Ukraine. On utilisera très probablement le raccourci selon lequel « la dissuasion a marché », dans lequel dissuasion veut dire dissuasion nucléaire, sans expliquer quelle menace avec quelles armes a dissuadé de faire quoi, on supposera que « le nucléaire » produit tous les effets souhaités et on ne se souciera guère de prouver ces affirmations.
La leçon ici est qu’il sera trop tôt pour le dire. Il nous faudra nous mettre en situation d’évaluer si les armes nucléaires et les menaces associées ont favorisé l’escalade, la prise de risque non-nécessaire, la désescalade, si elles ont eu plusieurs de ces effets, et quel rôle ont joué les facteurs indépendants du contrôle dans la production de cette issue. Cela a pris quarante ans dans le cas de Cuba et nous avons vu que la survalorisation des perspectives des acteurs de la crise et le secret nucléaire ont fait obstacle à la découverte du rôle de la chance dans ce cas et ont favorisé les illusions rétrospectives de contrôle et la confiance excessive dans ce dernier.
Si l’on souhaite accélérer les effets d’apprentissage, il faudra admettre que le biais de confirmation et la précipitation à accepter l’illusion rétrospective de contrôle ne sont pas des positions satisfaisantes, que nous avons maintenant les outils conceptuels et méthodologiques pour évaluer le rôle de la chance dans ce cas particulier et rendre possible au plus tôt l’accès aux documents pertinents. Cette urgence est d’autant plus essentielle qu’en matière d’explosion nucléaire non-désirée, une seule est déjà bien au-delà du tolérable. Face au danger et en condition de vulnérabilité, l’illusion de protection et la confiance excessive dans notre contrôle ne sont pas du courage mais de la témérité. Elles rendent la lucidité et le courage impossibles.
Cet article a été publié pour la première fois le 28 octobre 2022 dans le quotidien AOC.