« Comme un homme » – retour sur Les Amandiers
Se reconnaître ou s’identifier homme ou femme dans l’art comme dans la vie en société aujourd’hui a des conséquences quant à la diversité des rôles proposés, aux dangers auxquels on est exposé·e, à l’histoire à laquelle on peut se rapporter. Peu de gestes de femmes en effet dans les arts du théâtre et du cinéma, et leur quasi absence dans notre histoire et notre vie imaginaire communes se manifeste, peut-être en apparence de manière paradoxale, avec la polémique autour du récent film de Valeria Bruni Tedeschi (VBT), Les Amandiers.
Ce film, qui revient sur la période de formation de la réalisatrice en tant qu’actrice, sa découverte de l’amour et de la mort, veut aussi ressaisir le souffle particulier d’une promotion, l’aura d’un maître sur elle. L’endroit d’implication de la réalisatrice est complexe, et il m’interroge aux niveaux de la fable, du rapport de la réalisatrice à ses interprètes, et du panthéon imaginaire auquel au fond elle se rapporte. En effet, tout en déconstruisant la figure du maître tout puissant en en révélant les faiblesses, VBT construit un personnage féminin principal (son alter ego) consumé de passion pour un garçon autodestructeur[1].
En outre, la réalisatrice fait le choix de garder son acteur principal après qu’elle ait appris, trois jours après le début du tournage, qu’il était accusé de viols par plusieurs jeunes femmes dont certaines sont actrices. La douleur et la joie suscitées par le travail de mise en scène de son propre passé et les zones de troubles dans lesquelles toute créatrice, tout créateur navigue sont infiniment respectables ; cela ne doit toutefois pas nous interdire de porter attention aux implicites et aux chevauchements de ces différents niveaux, dans une perspective d’émancipation individuelle et collective.
Apprendre qu’un acteur dans une troupe est accusé par plusieurs femmes d’agressions sexuelles : cette nouvelle dut faire l’effet d’une bombe. La réalisatrice a réuni son équipe et proposé à qui le souhaitait de quitter le tournage. Elle s’adressait alors plutôt aux jeunes femmes, qui étaient déjà, en tant que groupe social, éprouvées par ces révélations.
Double peine donc pour elles : avoir peur et possiblement quitter une aventure (un long-métrage, le graal pour les jeunes interprètes !) qui promettait de s’avérer réjouissante et lucrative. Le choix de VBT est « artistique » : elle croyait avoir trouvé en la personne de son acteur principal l’interprète de son défunt amoureux. En négatif, cela impliquait que les jeunes actrices recrutées pour les autres rôles étaient dispensables, remplaçables. L’élection d’un seul a lieu aux dépends des autres, ici des femmes.
Or VBT est une femme, elle est une actrice, pour l’occasion réalisatrice. Elle s’est formée dans et par le regard de Patrice Chéreau, lui-même réalisateur. Si le sujet du film avait été sa promotion, nul interprète aurait été « remplaçable », ou bien chacun·e. S’il avait été son histoire d’amour, nous retombions tristement dans le cliché de la jeune femme éperdue pour un homme tourmenté.
Si le sujet du film est le théâtre lui-même, Les Amandiers, alors c’est aussi l’histoire d’un fantôme – puisque le théâtre a été détruit – ou du fantasme d’une nouvelle virginité, nouvelle jeunesse de la réalisatrice dans l’œil de son film et de son acteur principal en particulier (l’amandier étant l’arbre symbole de la virginité car il offre précocement des fleurs à nos yeux ébahis, entre janvier et mars ; il est fécondé par un arbre d’une autre espèce qui ne se trouve pas loin de lui).
À présent, on dirait que le sujet du film s’est resserré sur ce choix inaugural, celui d’avoir gardé Bennacer pour interpréter le rôle de Thierry Ravel malgré les plaintes dont il était l’objet. En choisissant de poursuivre le tournage, la réalisatrice prend le risque que ces plaintes soient avérées et que le tournage tourne mal, elle expose aussi son acteur à la vindicte publique qu’elle conspue aujourd’hui. VBT agit comme une femme de pouvoir, elle impose son désir, vertical et transcendant, faisant fi des paroles des victimes à laquelle il est une nouvelle fois accordé bien peu de poids.
Ce faisant, elle agit « comme un homme », sourde à la plainte de ces jeunes actrices à qui elle aurait toutefois pu s’identifier et prendre en empathie, puisque leur histoire aurait pu être la sienne, étant donné ce qu’elle sait, ce qui est connu désormais, de la réalité des rapports de pouvoir dans le milieu du théâtre et du cinéma. VBT reproduit la violence de Chéreau qu’elle dénonce à l’écran, plutôt qu’elle ne s’interroge sur ce qui, dans cet événement de la parole de ces jeunes femmes, touche très exactement au sujet de son film.
VBT a fait de son film une bombe ; peut-être avait-elle besoin en effet que quelque chose éclate.
La proposition de quitter la production adressée aux actrices est une fin de non recevoir et une défense absolue de l’élection de Bennacer envers et contre tout. La question morale ne porte pas sur le contenu ni sur le sujet de l’œuvre mais bel et bien sûr le choix de ses interprètes, sur la possibilité de prendre le temps de la réflexion après de telles révélations, et sur la capacité d’un·e réalisateur·rice d’offrir à son équipe un espace de création sécurisé à tous points de vue[2], pour des personnes dont le métier est de jouer avec émotions et sentiments puissants.
Qu’est-ce qui autorise une personne, une femme, à faire fi du réel, à ne pas accueillir ces paroles, à ne pas considérer la difficulté de parler (pour une actrice, cela ressemble à un comble) – qui plus est de cet endroit si intime qu’est la sexualité ? À cet endroit très précis s’articulent à mon sens l’art et le féminisme, c’est-à-dire la capacité d’accueillir le présent, de se rendre sensible aux courants de fond d’une époque – le propre du geste artistique – et celle de faire place aux paroles des femmes – d’où part le féminisme.
Refuser de faire place à ces voix, pour VBT, c’est se rendre sourde à son « être femme » victime d’une situation d’assujettissement structurelle[3], et dans le même mouvement s’identifier à la figure masculine de qui fait taire pour ne pas déroger au plan de travail (ainsi ce simili d’arrêt de la production pour proposer à qui le souhaite de partir). En prenant parti pour l’un contre les autres, se remettant à une production plutôt qu’à l’irruption du présent, la réalisatrice met en danger ses interprètes dorénavant au courant de ces accusations et crée entre eux·lles de l’inégalité, reproduisant l’ancienne hiérarchie de troupe calquée sur l’importance des rôles dans la fable.
Je crois qu’il se joue dans cette affaire des questions très profondes, qui ont trait à la confiance que l’on a en son propre travail, en la logique marchande du cinéma – et certaines salles aujourd’hui ont déprogrammé le film. VBT a remis sa foi et presque son film en cet acteur. Elle en a fait une bombe ; peut-être avait-elle besoin en effet que quelque chose éclate.
Peut-être que ce film, qui parle d’un très grand amour et d’une immense et indicible douleur, ne pouvait que faire éclater la polémique autour du respect de la parole des femmes victimes de violences. Peut-être que ce film, dans lequel VBT remet en scène cette période de sa vie dans une forme glorieuse (la beauté de l’actrice qui joue son rôle, lequel comporte une dimension sacrificielle comme l’a bien vu Mona Chollet dans son article) ne pouvait lui revenir que dans une forme de violence, laquelle est aussi celle du cinéma tel qu’il se pratique de manière majoritaire.
Mettre en scène sa vie, travailler (avec) son histoire sont des gestes souvent féminins dans notre culture où les femmes, tenues aux marges des vies politiques et culturelles, ont été dévolues aux « intérieurs ». De là non seulement ont-elles pu porter un regard d’« étrangères » sur ces scènes, observer leurs fonctionnements particuliers, les contradictions entre les dits et les actes, mais elles ont sans doute aussi développé un « tropisme », pour le dire avec le mot d’une autre grande artiste de la langue, vers ce qui touche en effet à l’intériorité, donc à soi, et à la circulation particulière du pouvoir dans les corps.
Désormais que nous avons, en tant que femmes, accès à la parole politique et aux écoles d’art, que faisons-nous ? Comment pouvons-nous agir en vertu de nos observations et de nos désirs pour ne pas répéter la douleur de la mise au ban ? Est-ce que VBT, en faisant la critique de la personne de Patrice Chéreau sans voir le schéma d’identification global dans lequel il s’insère, se libère, et libère la mémoire de ce « monstre sacré », pour reprendre à son compte l’expression de Jean Cocteau à l’endroit de Sarah Bernhardt ?
Les arts du théâtre et du cinéma jouent de nos besoins de grandeur et d’aspiration à une autre vie que la nôtre. Ils nous proposent des visions du passé et du présent qui tantôt nous offrent des perspectives d’émancipation via la croyance en d’autres formes de vie et de relation possibles, tantôt nous condamnent en nous expliquant par le menu pourquoi le monde va comme il est.
De grandes actrices comme Sarah Bernhardt en effet mais aussi Isadora Duncan, Yvette Guilbert, Colette à sa manière, Zouc ou encore Angélica Liddell nous offrent des perspectives émancipatrices dans la mesure où elles sont en colère précisément contre ce monde-là et qu’elles le font – plus ou moins et selon certaines périodes de leurs vies – depuis leur position de femme. Non nécessairement en tant que féministes affirmées comme le fut Isadora Duncan, mais en forgeant des alliances avec d’autres positions de minorité – les personnes frappées de maladie physique ou mentale, sans ressources, les animaux, etc.
Ici l’affaire est d’autant plus complexe que Bennacer est issu d’un quartier pauvre de Marseille, et que son extraction sociale a sans doute servi d’alibi à Tedeschi pour le garder sur le tournage. Elle a échoué à articuler cette prise en compte avec celle qui la détermine en tant que femme dans une/son histoire.
VBT a refusé d’écarter Bennacer en qui elle voyait sans doute un mort. Elle s’est accrochée à lui comme à une part morbide en elle-même qu’elle ne parvient pas tout à fait à lâcher… et qu’elle fait éprouver à ses interprètes au moment des répétitions en les blessant. Car au fond on dirait qu’en refusant de considérer la parole d’anciennes compagnes de celui qui est actuellement son compagnon, la réalisatrice non seulement met en œuvre ce qu’elle demande à vingt ans à un metteur en scène (« qu’il me casse[4] ») mais encore semble refuser de considérer la blessure que provoque un tel vœu. Blessure insue qui dès lors ne cesse de s’appliquer à d’autres, blessure narcissique qui s’incarne dans le motif de la honte, souvent soulevé, un vrai moteur de jeu chez elle, conscient et parfois complaisant.
« Honte d’être riche », dit-elle dans le documentaire qui lui est consacré sur Arte, alors qu’elle cherche à dynamiser une scène entre deux jeunes acteurs en « fouillant » le sentiment de la honte chez celui qui n’est pas son amant. Et j’entends dans la bouche de celle qui ne cite comme références illustres que des hommes (jusqu’à Coluche, après la mort duquel le monde aurait « changé » et à qui il « manque ») la honte d’être du sexe deuxième, absent de son panthéon, qui sur la scène imaginaire de la capacité d’agir et d’être soi en toute intégrité, est en coulisses. Honte de sa puissance en tant que femme, honte de la peur qu’elle produit dans le regard des hommes, honte de sa richesse au sens de sa grande générosité d’être, transparente dans ses films ?
De ces coulisses de l’histoire d’où les femmes historiquement voient le monde se trouve toutefois une jolie place pour qui souhaite tenir une caméra. De l’ombre portée des « grands hommes » sur les « petites femmes », des hontes sur elles projetées (avoir un corps ; n’en pas savoir jouir – VBT dit bien qu’on lui reprochait son rire), brûlent d’être incarnés des fantômes d’êtres et de pensées qui en leur temps n’ont pas su éclore. Floraison précoce que celle des amandiers qui voit le jour en plein hiver, à l’image de ces voix de femmes qui refusent de se laisser congeler par le froid, persévèrent et finalement fleurissent à travers le film auquel elles finissent par imposer leur clarté.
Dans ses précédents films, VBT parlait plutôt de son présent. Elle le faisait avec talent, et j’ai toujours été émue par la manière dont elle se met en scène résistant aux autres, cherchant par tous les moyens, presque, à faire reconnaître sa sensibilité, sa particularité. Certes, la plupart du temps VBT n’est pas dans le déni, c’est ce qui fait sa beauté, et ce pourquoi en parlant d’elle aujourd’hui me viennent en mémoire le geste d’autres grandes actrices, réalisatrices, d’autres créatrices qui peuplent mon imaginaire de la scène. Porter le regard sur son passé n’est pas facile, surtout quand il s’agit pour une femme à l’aube de la cinquantaine d’affirmer sa puissance, à un moment où l’on est habitué à voir disparaître les créatrices.
De ce film, de son histoire, je retiens l’importance d’entretenir une forme d’humilité et d’attention à son époque, le désir de se renouveler, de se laisser informer par le présent. Car si VBT fait confiance, dans une certaine mesure, comme le montre le documentaire, à de jeunes interprètes, elle ne semble pas être sensible au bruit du temps qui demande urgemment de changer les manières de représenter ce qui nous meut comme de faire place à d’autres liens, qu’un certain œil de l’histoire ne veut pas voir.
Elle préfère juger l’époque et parfois pontifier sur un « retour de la morale », c’est-à-dire entretenir une confusion largement répandue entre notre besoin d’entendre d’autres voix, autant de points de vue et de manières de voir et vivre le monde, et les réactions à la violence de l’invisibilisation qui, démunies, ne parviennent qu’à souhaiter interdire toute manifestation qui reproduisent cette violence (et donc proroger le mécanisme d’invisibilisation par la censure). Il faut je crois se réjouir du progrès de la conscience de soi des jeunes interprètes qui ne veulent plus se laisser faire ni se laisser taire, et ouvrir, dé-couvrir les champs et les pans entiers de nos imaginaires tus et laissés dans la nuit parce qu’ils sont des gestes et des histoires de femmes.
NDLR : Juliette Riedler a récemment publié 7 Femmes en scène, émancipations d’actrices aux éditions L’extrême contemporain.