International

La guerre des langues

Philosophe

En mai 2019, peu de temps avant l’élection du président Zelensky, une loi rendait obligatoire l’usage de l’ukrainien dans toutes les sphères de la vie publique. Était-ce faire violence à la population russophone ? Non sans doute, c’était, plus justement, faire de la contrainte linguistique un acte de résistance minimal et surtout pacifique au retour de la politique impériale russe, moins directement linguistique et culturelle, que brutalement territoriale.

I. Rien n’atteste davantage l’emprise d’un empire colonial sur l’ensemble des territoires qu’il s’est appropriés que son traitement de la diversité des langues. L’hégémonie du centre se manifeste dans l’imposition d’une langue, la sienne, comme langue de l’État, de l’administration, de l’éducation, de la culture aux diverses populations, sur lesquelles s’étend sa domination. Il en résulte une double dissymétrie.

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La première est commune à tous les empires : elle introduit entre les langues et les cultures une considération inégale. Plus exactement elle se traduit par la déconsidération, sinon l’in-considération systématique des langues symboliquement perçues et traitées comme minoritaires, quand bien même la majorité de la population les parleraient.

La seconde est propre aux empires qui s’accommodent de la persistance d’un analphabétisme endémique. Elle consiste dans la division de la population. Elle sépare ceux qui ont les moyens intellectuels et matériels de s’approprier la langue des maîtres (qu’elle finit donc par coloniser, elle-même) et ceux auxquels elle est vouée à rester étrangère.

Pour les premiers, elle est un facteur d’intégration, le vecteur de leur ascension sociale, tandis qu’elle entretient les conditions d’inexistence des seconds, leur sentiment persistant de ne compter pour rien (ou si peu) aux yeux du pouvoir central et de ses représentants. La dissymétrie ainsi est avant toute chose celle d’une obligation. Pour exister dans son propre pays, pour l’habiter, pour s’y sentir à sa place il faut apprendre et parler la langue des maîtres de l’empire.

 

II. La réciproque n’est jamais vraie. Les colons peuvent se passer (et se passent le plus souvent) de l’une ou l’autre des langues d’usage et de culture des pays qu’ils occupent. Ils s’en affranchissent d’autant plus qu’il n’y a pas de manifestation plus symbolique de leur appropriation et de leur domination que la négligence de cet apprentissage : il n’en est nul besoin puisqu’ils sont et se


Marc Crépon

Philosophe, Directeur de recherches au CNRS