Pourquoi comptent-ils les manifestants et comment ?
Il fut un temps où il semblait convenu que le nombre de participants aux manifestations était évalué par un encadrement entre le nombre donné par le ministère de l’Intérieur et celui, double, des syndicats organisateurs. La moyenne des deux nombres, assortie d’une incertitude de 40 %, satisfaisait scientifiques et profanes. L’opposition simple et rituelle entre les deux nombres exagérés, l’un vers le bas et l’autre vers le haut, traduisait symboliquement l’antagonisme de tout conflit politique. Après tout, l’important du mouvement social est ailleurs, dans le rapport de force effectif, dans la qualité du débat public, dans les blocages économiques, dans les rencontres de hasard…
Mais, le 12 septembre 2017, un communiqué de presse[1] annonçait « 29 329 manifestants à Paris selon Occurrence », 29 329 « est un arrondi du chiffre donné par notre système de comptage » ; 29 329 est le « le vrai nombre de manifestants aujourd’hui ». Quatre ans plus tard, M. Adary, « expert des études » et PDG d’Occurence, affirme : « Notre technique est infaillible et scientifique. » Cette ambition affirmée à faire du comptage de manifestants une mesure scientifique (« le vrai nombre ») – prétention que n’ont ni les pouvoirs publics ni les organisateurs – pose une série de questions. Que veut-on dire par « nombre de manifestants » ? Par quelle méthode l’estimer ? Avec quelles exigences ? Comment assurer la confiance des citoyens dans la mesure présentée ? Et in fine, pour quoi faire ?
Toute mesure repose sur une représentation théorique de ce que l’on cherche à mesurer. La police et le cabinet Occurrence partagent cette même idée : une manifestation est un défilé de citoyennes et de citoyens sur la voie publique le long d’un parcours. Pour compter les manifestants, il s’agit donc de dénombrer les passages des manifestants par une ligne virtuelle située en un point arbitraire (mais commode) du parcours.
Si de nombreux défilés ressemblent à cette idéalisation, les pratiques des participants aux grosses manifestations parisiennes sont extrêmement différentes. Lorsque le point de rassemblement est saturé pendant plusieurs heures, les manifestants, arrivent, repartent en cours de trajet, vont boire un verre pour refaire le monde… Les incursions et blocages des forces de l’ordre à l’avant du cortège sont fréquentes, retardant la progression et intimidant les manifestants les moins aguerris, qui évitent en conséquence les grandes places (Nation, Invalides, Bastille, Place d’Italie) cernées de voltigeurs et de lanceurs de projectiles divers ; si les syndicats affrètent des bus qui déposent les manifestants en début de parcours et les reprennent à la fin, les non-syndiqués qui constituent le gros des manifestations doivent composer avec les grèves des transports en commun ; après 2h30 ou 3h à chanter des slogans et à fraterniser dans le quartier de départ, n’est-il pas légitime de partir en ayant le sentiment d’avoir manifesté ?
De fait, il n’appartient à personne d’autre qu’aux manifestants de se considérer comme tels. Cela implique que les manifestants lors des grosses manifestations qui congestionnent les rues jusqu’à difficilement autoriser le mouvement doivent être dénombrés par comptage spatial et non temporel, comme s’il s’agissait d’un grand rassemblement.
Il serait facile, pour connaître le nombre total de personnes venues à une manifestation, d’utiliser le bornage des téléphones portables ou de déployer des « IMSI-catchers », ces appareils mobiles capables d’aspirer les communications en se plaçant entre l’antenne relais et les téléphones portables. Une alternative suppose le survol par un drone du rassemblement-manifestation au maximum de présence. En effet, la méthode consistant à compter le nombre de personnes dans une foule sur une série de photographies aériennes a connu des progrès foudroyants avec les algorithmes d’apprentissage profonds. En entrainant une « intelligence artificielle » sur des exemples, on lui apprend à dénombrer les personnes. Le comptage est précis, simple, robuste et répond bien au problème de dénombrement de participants lors des manifestations de masse parisiennes.
Ces deux exemples, attentatoires aux libertés publiques, suffisent à témoigner de l’imaginaire qui se déploie derrière la fétichisation du chiffre : la surveillance et le contrôle contre l’idéal démocratique. Dans son avis de juillet 2022, la « CNIL recommande ainsi au regard de la nature intrusive des dispositifs de caméras “augmentées”, que les dispositifs les moins impactants pour les droits et libertés des personnes soient privilégiés lorsque cela est possible ».
Une méthode plus rudimentaire et moins liberticide de dénombrement spatial consiste à multiplier la surface occupée par les manifestants par la densité de personnes rassemblées au maximum de présence, 2h après le début de la manifestation. Au besoin, l’estimation peut être raffinée pour prendre en compte différents niveaux de densité selon les endroits. C’est, en substance, ce que font certaines centrales syndicales – avec une propension évidente à l’exagération.
Le comptage du flux de manifestants au travers d’une ligne se prête bien à la méthode manuelle mise en œuvre par la police, qui mobilise plusieurs « compteurs » à chacun de ses points de comptage. L’automatisation de ce type de comptage est difficile, au contraire du comptage statique sur des vues aériennes évoqué précédemment.
Le dispositif d’Occurrence fonctionne pour des personnes se déplaçant avec régularité mais génère des nombres dépourvus de sens pour des foules denses et lentes.
Une méthode fiable repose sur la reconstitution du relief à l’aide de deux caméras qui observent la même scène sous deux angles suffisamment différents. En ne considérant que ce qui dépasse d’un mètre au-dessus du sol, les personnes forment alors des îlots en relief séparés, indépendamment des conditions d’éclairage, du mouvement des personnes et de leurs vêtements. Cette technique fonctionne avec une grande précision dans des couloirs ou des portes d’entrée de lieux publics, mais est coûteuse à déployer pour compter des manifestants.
L’alternative, utilisant une seule caméra placée à une fenêtre d’altitude d’un immeuble, est un pis-aller. Les zones occupées par chaque personne sur chaque image doivent d’abord être délimitées, ce qui suppose de voir le sol entre les manifestants, de sorte à isoler les ensembles de pixels qui bougent sur un fond fixe. La méthode est rendue très fragile par les variations de luminosité, d’ombre, de couleur, d’habillement et d’équipement des manifestants. Surtout, la détection de personnes cesse de fonctionner totalement pour une foule dense – a fortiori lorsque la prise de vue n’est pas assez surplombante.
Il faut ensuite que les personnes isolées sur une image soient suivies d’images en images pour composer une trajectoire et déterminer si elles franchissent la ligne de comptage, et dans quel sens. Le cas le plus problématique est celui d’une foule dense et pratiquement immobile, puisque la séparation de l’image en îlots de pixels associés à chaque personne produit des aberrations.
Par ailleurs, de petits mouvements du corps des personnes situées sur la ligne les font sans arrêt passer de part et d’autre. Or, il ne faut les compter qu’une fois, ce qui suppose de soustraire les passages de la ligne en sens inverse – faute de quoi une personne se balançant d’avant en arrière sur la ligne de comptage serait comptée à chaque oscillation. Avec une seule caméra (donc sans accéder au relief), les algorithmes de mesure de flux d’une foule dense et lente ne donnent que du bruit : non seulement les personnes ne sont plus détectées mais la reconstitution des trajectoires devient impossible.
C’est un problème central du dispositif utilisé par le cabinet Occurrence, qui a été développé pour d’autres usages : il fonctionne avec l’incertitude attendue (10 %) pour des personnes se déplaçant avec régularité, dans le même sens, et bien séparées les unes des autres, mais il génère des nombres dépourvus de sens – car le rapport signal sur bruit devient catastrophique – pour des foules denses, et lentes. Le 17 novembre 2017, un reportage de BFM-TV montrait l’écran de contrôle de l’équipe d’Occurrence pendant qu’un cortège dense passait sous l’objectif de la caméra : on pouvait aisément constater l’absence de corrélation entre les franchissements de ligne détectés (en faible nombre, et dans les deux sens !) et le passage réel des personnes.
Le 27 mai 2018, à l’invitation de Thomas Legrand, j’ai été invité au comptage, comme observateur scientifique, indépendant des organisations politiques et syndicales, du gouvernement et du cabinet Occurrence. J’ai pu directement observer la précision correcte du dispositif pour les fragments dilués de la manifestation, et le biais systématique de comptage en phase dense. Les techniciens d’Occurrence opèrent un « redressement » des chiffres bruts en leur appliquant un facteur multiplicatif après avoir classé visuellement les zones en trois catégories : « très dense », « dense » et « peu dense ». Si le nombre produit et ses variations d’un instant à l’autre ne portent plus d’information sur le défilement des manifestants, on parle d’un bruit. Lui appliquer un facteur multiplicatif ne restaure pas de l’information : cela produit un bruit amplifié.
Ironie de l’histoire, pour les manifestations denses, la correction opérée selon des zones de densité déterminées visuellement élimine l’objectivation supposée d’une méthode automatique pour la ramener à celle employée par les centrales syndicales : des estimations de densité par zones. Des chercheuses et des chercheurs en physique se sont mobilisés au fil des manifestations pour assurer des comptages ponctuels et indépendants par différentes méthodes (des vidéos permettant le comptage manuel, par exemple) au lieu de pointage d’Occurrence. Ces mesures ont montré, à nouveau, la qualité remarquable de ce type de mesure automatisée (entre 10 et 20 % d’incertitude) à faible densité de manifestants, et le sous-comptage systématique à forte densité.
Lorsqu’on fait de la bonne science expérimentale, on ne dit pas « 29 329 manifestants », on dit « entre 25 000 et 34 000 personnes ont défilé à la sortie du métro X ».
Cette discussion technique permet de comprendre pourquoi Occurrence et la police, qui mesurent la même chose, souvent au même endroit, obtiennent des mesures semblables pour les manifestations en dessous de 40 000 personnes, à 20 % près. La police effectue plusieurs comptages manuels des manifestants sur la chaussée, technique robuste complétée a posteriori par des mesures sur des vidéos.
Elle permet aussi de comprendre pourquoi le nombre donné par Occurrence pour la manifestation du 31 janvier 2023 était 37 % en dessous de celui de la police (87 000 personnes passant au métro Vavin), en la comparant à celle du 16 janvier 2020, avec un même lieu d’observation et une météo comparable. D’après Occurrence, la densité moyenne de la manifestation était double en 2023 donc, avec des biais de mesure plus importants ; cependant, les coefficients de redressement appliqués ont été baissés de 25 % entre 2023 et 2020.
Résumons-nous. La police et le cabinet Occurrence partagent une même définition (problématique) du nombre de manifestants, mais diffèrent par la méthode : la première reste fiable et précise à forte densité de foule quand l’autre présente un biais systématique énorme. Cependant, aucune de ces deux mesures ne coïncide avec le nombre réel de manifestants lorsque les participants à la manifestation sont extrêmement nombreux.
Dans ce cas, il apparaît une disjonction entre la définition de ce qu’est un manifestant pour les manifestants eux-mêmes et pour ceux qui prétendent les dénombrer. Quelle fraction des manifestants ne défile pas, in fine, sous les fenêtres des compteurs de la police et d’Occurrence ? Les deux tiers ? Les trois quarts ? 5 % seulement (d’après la police) ? Pour le savoir, il faudrait… le mesurer.
Celles et ceux qui, comme moi, enseignent la méthode scientifique, les mesures et leurs incertitudes systématiques ou statistiques, et pratiquent l’expérimentation au quotidien, ne peuvent qu’être choqués par l’image distordue que les médias de masse produisent de la science. L’utilisation d’un appareillage technique n’a jamais rendu quoi que ce soit « scientifique ».
À quelle condition pourrait-on affirmer qu’une mesure est « scientifique » ? Au contraire de l’opinion, qui s’impose par l’éloquence, la vérité scientifique s’installe par le respect d’une procédure rigoureuse, vérifiable, et la soumission à la critique – dure, mais constructive – du reste de la communauté scientifique. Cela passe par la publication d’un ensemble de preuves vérifiables : publication des méthodes, des données brutes, des calibrations dans des situations contrôlées, utilisation d’un ensemble de citations bien choisies et bien utilisées. Cela passe aussi par une pratique commune pour un champ de connaissance et par des standards.
Lorsqu’on fait de la « bonne » science expérimentale, on ne corrige pas un rapport signal sur bruit désastreux en appliquant un facteur multiplicatif. On ne publie pas une mesure avec 15 % d’incertitude avec cinq chiffres significatifs. On ne dit pas « 29 329 manifestants », on dit « entre 25 000 et 34 000 personnes ont défilé à la sortie du métro X ». La capacité de la science à produire de la connaissance validée, collectivement, sur le long terme provient précisément de sa capacité à la critique mutuelle, rationnelle, à sa rigueur et aux normes de fiabilisation dont elle se dote.
La science n’est en aucun cas une ritualisation fétichiste du chiffre. Il est regrettable que l’enseignement du raisonnement, des mathématiques (le méta-langage des sciences quantitatives) et des méthodes scientifiques régresse, autant au niveau du primaire, du secondaire, de l’enseignement supérieur, des écoles de journalismes, de commerce et de formation de l’administration publique.
Les chercheurs en sciences expérimentales n’oublient pas non plus que l’analyse des mouvements sociaux est prise en charge par d’autres disciplines, les sciences humaines et sociales. Qu’est-ce qu’une grève ? Comment décrire un rapport de force social ? Comment mesurer le rejet ou l’adhésion des citoyennes et des citoyens à telle ou telle politique publique ? Pourquoi manifester ? Quels sont les effets des violences policières sur les formes de la contestation ? Autant de questions occultées par la litanie du dénombrement des manifestants dans les médias de masse.
Les comptages de la police sont directement utiles au pouvoir politique pour décider de sa communication. Les manifestations servent à politiser de nouveaux venus dans le mouvement social ; elles valent par l’expérience sensible de la colère collective qui tranche avec la froide abstraction des sondages d’opinion. Manifester procure une joie libératrice et du courage pour passer à des modalités de mouvement plus propices à faire vaciller le pouvoir.
Les comptages des centrales syndicales leurs servent à juger de l’état de la mobilisation, permettant de passer à la phase de blocages, d’occupations et de grève reconductible qui ont historiquement produit les grandes avancées sociales. Mais à quoi servent les comptages médiatiques, sinon à faire lâcher la proie pour l’ombre ? Ne nous laissons pas distraire.