Cinéma

Politique des actrices – à propos de Delphine Seyrig

Critique

La forme est décontractée, le rapport avec les comédiennes aussi direct que le support utilisé pour les filmer. Sois belle et tais-toi avait connu, à sa sortie en 1981, une diffusion confidentielle, avant que plusieurs extraits du documentaire féministe ne deviennent cultes. Sa sortie en salle dans une version restaurée offre au spectateur une bulle de non-mixité et une cascade de paroles limpides, alors que Jean-Marc Lalanne consacre un essai biographique à sa réalisatrice, Delphine Seyrig, à la fois star et icône de la marge.

«Sois belle, et tais-toi » : la voix suave de Delphine Seyrig énonce le titre de son film, son troisième comme réalisatrice, avant que, de sa main, elle ne présente plein cadre les photos des actrices qu’elle a interrogées sur leur métier commun.

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Ces interviews, enregistrées entre 1975 et 1976, dessinent un portrait de groupe de comédiennes américaines, québécoises, françaises de 20 à 60 ans. Leur assemblage assume d’emblée son caractère de home made movie, dicté par la vidéo légère avec laquelle il est tourné. La spontanéité du medium a aussi fait du film, au cours des années, un objet aussi mythique que difficile à voir.

Home made movie

Sois belle et tais-toi ressort sur les écrans, restauré par la BnF et le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir. Depuis sa sortie plutôt confidentielle à la fin des années 1970, son aura a continuellement clignoté par la diffusion d’extraits (notamment dans le réjouissant Delphine et Carole, insoumuses, récit de l’amitié créatrice entre Seyrig et Roussopoulos sous la forme d’un documentaire d’archives réalisé par Callisto Mc Nulty, petite-fille de la seconde), grâce au travail des universitaires Hélène Fleckinger et Nicole Brenez, infatigables passeuses de cette œuvre ou enfin grâce à une diffusion institutionnelle.

On savait que l’objet existait, on savait de quoi il était fait, mais on en connaissait surtout des bribes ou des copies fatiguées. On a enfin la chance de le voir et de l’entendre, malgré le caractère périssable du support sur lequel il a été tourné, dans des conditions proches de ce qu’il a été.

Seyrig assume une parfaite décontraction de la forme, qui tient autant à son rapport direct avec les comédiennes qu’à l’immédiateté du support qu’elle utilise. On voit les coutures, on entend parfois la voix de la réalisatrice qui commente bord cadre ou précise un propos. L’entretien s’interrompt parce qu’on frappe à la porte ou on entend une conversation qui a cours à côté. En entrant dans les foyers de ses semblables, Delphine Seyrig s’invite comme pour le thé et nous convie à partager une intimité sans apprêt.

Assises par terre ou dans un canapé, dans la mise en scène la plus basique qui soit, ces vingt-trois femmes font, deux heures durant, l’inverse de ce que le diktat du patriarcat leur a ordonné si souvent, jusqu’au titre du film. Toutes répondent au même questionnaire, évoquant tour à tour le métier qu’elles auraient choisi si elles étaient nées au masculin ; leur péremption accélérée à l’écran qui contraste avec la maturité pleinement acceptée chez les hommes ; les emplois pleins de clichés qui leurs sont réservés ; la masculinité des postes clés dans l’industrie du cinéma qui conditionne le sujet des films. Le film s’offre à nous comme une bulle de non mixité, qui s’oppose au monde farouchement viril qu’elles dépeignent.

Cette dimension profondément genrée donc hiérarchique du monde du travail, la vidéaste Carole Roussopoulos, complice de Delphine Seyrig qui tient ici la caméra, la mettait déjà en lumière avec Monique, LIP (1973), qui dévoilait combien, dans l’usine de montres, la lutte sociale reconduisait une domination de caste. Encore moins qu’une ouvrière, Jane Fonda, dans une séquence devenue célèbre voire virale, se décrit comme la matière première des films hollywoodiens. Assise sur un siège de dentiste, elle fut auscultée par les cadres de la major Warner qui ont remodelé son corps brut des seins aux cheveux pour en faire un produit du marché. On touche là l’exemple le plus extrême de cette photo de famille qui met en lumière, par effet d’accumulation, l’écart schizophrène qui agite les femmes entre leur identité et la représentation qu’on leur impose.

Une parole en cascade

À la caméra, Carole Roussopoulos, vidéaste qui a formé Seyrig à la réalisation, a souffert de se voir imposer de faire les cadres les plus sobres possibles. Il ressort de la simplicité de ces gros plans fixes et sans atours une parole limpide. L’homogénéité des cadres et la répétition de questions identiques contribuent aussi à faire de chaque expérience singulière le caillou dans la chaussure d’une industrie qui tord la représentation des femmes et fait apparaître le système, dans la multiplication des exemples particuliers, comme la mélodie collective d’un chant choral.

Toutes les comédiennes reconnaissent n’avoir jamais incarné à l’écran de personnage qui aurait eu des amitiés féminines. L’enchaînement de ce constat unanimement partagé fait surgir, comme par magie, une affinité élective entre toutes ces femmes qui ne se sont jamais côtoyées. De même que cette « parole en cascade » vient ironiquement clouer le bec à l’injonction énoncée par le titre.

Seyrig réalisatrice continue d’être cette Fée des lilas souveraine et libre penseuse qu’elle a joué dans Peau d’âne (1970) de Jacques Demy. Malicieusement anachronique, elle y lisait à sa filleule et protégée des poèmes du futur.

Dans Delphine Seyrig, en construction, le bel ouvrage (tout juste paru aux Éditions Capricci) qu’il consacre à l’actrice aux multiples assignations, Jean-Marc Lalanne fait de cette ironie une composante du jeu de la comédienne. D.S., dont Lalanne pointe combien les initiales trahissent la nature supra humaine, « a joué à la star à l’intérieur même de ses rôles », créant un léger jeu entre les contours de ses personnages et la comédienne qui les interprétait, s’amusant à désigner au spectateur avec connivence le pacte fictionnel par ce léger écart. « Delphine Seyrig est l’actrice du soupçon », continue Lalanne, pointant la modernité de son jeu. On peut pousser plus loin le devenir Nathalie Sarraute de l’actrice : dans Sois belle et tais-toi, D.S. attrape la caméra pour baigner de suspicion la phallocratie de l’industrie cinématographique.

1975, l’année où Seyrig commence Sois belle et tais-toi, est celle de la consécration de ses choix auteuristes en tant qu’actrice. Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman (qui ressortira en avril), India Song de Marguerite Duras et Aloyse de Liliane de Kermadec sont présentés au festival de Cannes. Ils tracent une politique artistique qui outrepasse l’interprète et, qui pour Lalanne, vaut « chef d’œuvre ». Incarner ces trois raconte plus que les choix d’une actrice mais devient un acte créatif en soi.

L’articulation de ces trois films accomplit quelque chose, un surcroît de sens, un effet de discours. » Celle qui a initié sa carrière par un rôle de femme au foyer acariâtre dans Pull My Daisy de Robert Franck ne « prêtera plus le flanc au sexisme dans ses choix de films » ultérieurs.

Un film à soi

« C’est par la vidéo que nous nous raconterons », disait déjà Delphine Seyrig dans Miso et Maso vont en bateau, film collectif réalisé par le groupe Insoumuses. Le passage à la réalisation de cette comédienne aussi star qu’icône de la marge se fait grâce à la rencontre avec Carole Roussopoulos. Avec Ioana Wider, qui signe le montage de Sois belle et tais-toi, elles utilisent ce medium peu couteux, facile à transporter, mais surtout sans histoire, pour donner la parole aux prostituées retranchées dans une église lyonnaise, pour protester contre leur condition, ou pour répondre à la parole dominante véhiculée par la télévision.

Dans Maso et Miso vont en bateau, en sales gosses pleines de pertinence et de drôlerie, elles commentent « Ouf, l’année de la femme, c’est fini », émission de Bernard Pivot et répondent aux « miso » qu’il a invités pour parler des différences entre les sexes et à Françoise Giroud, secrétaire d’État à la condition féminine, « maso » venue endurer en souriant ce jeu de massacre sexiste.

L’unique long métrage de son autrice fait retour aujourd’hui depuis les années post 68 au cours desquelles Seyrig a découvert avec bonheur le militantisme joyeux et collectif du MLF ; Sois belle et tais-toi se place dans une indécidable posture temporelle, synthèse de l’héritage de Simone de Beauvoir et précurseure de la riposte féministe qu’opère aujourd’hui une très jeune génération de militantes activistes. Les questions sur l’absence des amitiés féminines à l’écran et la récurrence des emplois de mère, de putain, de domestique rappellent la réflexion de Virginia Woolf. Dans Une chambre à soi (1929), elle cherche, sans trouver d’exemple, des romans qui évoqueraient des affinités féminines hors de toutes préoccupations domestiques.

Trait d’union entre ces aînées et le test de Bechdel [qui met en évidence la sur-représentation masculine dans la fiction – ndlr], le film de Seyrig prend le pouls de son époque. « J’avais l’impression d’être coincée dans une autre époque que celle des hommes », confie l’une des comédiennes qui aurait plutôt aimé devenir marin. Être femme, ce ne serait pas être assignée à un lieu, mais à un temps du rigorisme moral.

Dans ce continuum temporel où la condition féminine se trouve empêtrée, Sois belle et tais-toi est constamment travaillé par une contradiction performative. En prenant une caméra, Seyrig fait le geste inverse de celui que les voix racontent en écho. Elle prend acte de la domination des hommes sur le cinéma, mais la contredit en filmant elle-même. Seyrig détruit de ses mains ce qu’elle écoute avec une savante attention de ses oreilles. Elle crée une voix féminine polyphonique, en fait un corps collectif en constructions.

Sois belle et tais-toi de Delphine Seyrig, version restaurée, en salle le 15 février.

Delphine Seyrig, En constructions de Jean-Marc Lalanne aux éditions Capricci, 120 pages.


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