L’ESS, une dynamique de réconciliation au service d’une économie républicaine
Il est assez aisé de décrire l’effet domino entre la crise sanitaire et ses conséquences économiques pour en déduire la manifestation de la vulnérabilité de l’économie capitaliste. Il est certain que la libéralisation extrême des échanges commerciaux a rendu l’économie mondiale totalement interdépendante, jusqu’à l’absurde. Prenons la mesure d’un pays comme la France, qui se découvre subitement dépendant des autres pour l’accès aux médicaments et à des dispositifs simples de protection, puis qui constate à la suite de la guerre en Ukraine la perte de son indépendance énergétique.
Ajoutés à d’autres facteurs de déprime collective, ces deux exemples de notre perte de puissance auront marqué puissamment la psychologie collective. Pour autant, rien ne permet d’affirmer que la dynamique intrinsèque du capitalisme en a été affaiblie, d’autant plus que dans de nombreux États la puissance publique est venue – comme à l’accoutumée – à son secours.
Ce dernier constat peut conduire à penser que l’avenir de l’économie capitaliste ne s’inscrit pas nécessairement dans la fuite en avant de la libéralisation effrénée des échanges, mais peut-être dans une forme de retour à une souveraineté plus ou moins bien ordonnée. Dans des formes extrêmes, ce peut être aussi la voie royale pour un capitalisme administré par des régimes autoritaires voire dictatoriaux – les exemples ne manquent pas d’ores et déjà.
Luttant contre cette tendance qui n’est pas une fatalité, il est aussi possible (et nécessaire) de penser une voie démocratique faisant place à une forme nécessaire de « régulation d’intérêt général » et à une capacité d’agir en économie qui s’exonère de la seule logique capitaliste. Il s’agit pour cela de refaire de « l’économie politique », qui s’interroge sur ses finalités. C’est le sens de la formule choisie d’une « économie de la réconciliation », qui se fonde sur les principes mis en action et en valeur par l’économie sociale et solidaire (ESS) en France depuis un siècle et demi et désormais partout dans le monde, et qui est une économie « républicaine » par définition.
La nécessaire « nouvelle » régulation de l’économie
La nouvelle « régulation d’intérêt général » doit permettre de se réapproprier démocratiquement l’orientation de l’économie, de mieux la coordonner à l’échelle territoriale, et de favoriser un entrepreneuriat qui sache concilier la performance avec l’utilité sociale et environnementale. Après des décennies de mise à distance de la régulation de l’économie, au motif de la nécessaire libéralisation des marchés et des échanges, le temps peut venir de redonner les moyens d’une orientation collective de l’économie, que ce soit par des moyens publics mais aussi, et ce serait nouveau, par des pratiques volontaires et collectives impliquant les agents économiques eux-mêmes.
Personne ne peut méconnaître les enjeux globaux de l’accès aux ressources et du réchauffement climatique qui conditionnent la pérennité de la civilisation humaine sur notre planète. Hormis le théorème très hypothétique selon lequel « laissons faire et la science réglera tout », deux grandes hypothèses sont envisageables : soit ce sera la guerre économique permanente opposant des États et des conglomérats, soit émergera une soumission plus ou moins forte des échanges et du développement à des règles contraignantes.
La première hypothèse ne saurait être évitée au moyen des seules règles commerciales qui régissent l’économie mondiale depuis la fin de la Seconde guerre mondiale : inéquitables par bien des aspects et appliquées à géométrie variable, elles ne pourront conjurer (on l’a vu en temps de crise) la tentation de l’accaparement voire de la prédation violente, étrangère à des visées fondées sur la préservation du commun de l’humanité.
La seconde hypothèse ne sera rendue possible ou efficace que si elle procède du consentement démocratique – renouant ainsi avec l’origine même de la démocratie, conçue pour organiser ce même consentement aux charges communes. Compte tenu de l’importance des efforts à fournir, à l’échelle de toute la planète, pour satisfaire à une réorientation tous azimuts (dans la production d’énergie, industrielle ou agricole, dans la consommation et les modes de vie, dans les transports et la gestion des données…), seule une régulation démocratique peut garantir la répartition des efforts de toutes natures de façon à garantir la paix.
Cette tentative de réconciliation inédite des enjeux et des moyens est au cœur du contrat nouveau social à construire. Elle s’incarnera sans doute dans le cadre des choix politiques nationaux et régionaux autour d’objectifs de transition et d’intérêt général, mais aussi dans des choix privés collectifs conscients qui s’incarneront dans de nouveaux modèles d’entreprises et d’organisations économiques.
Pour un nouveau statut d’entreprise fondé sur la responsabilité
Car l’organisation de la production de biens et de services ne saurait s’incarner efficacement et durablement dans des modèles fondés sur le seul profit, tels qu’ils résultent depuis la révolution industrielle et plus encore depuis la mondialisation financière et la libération des marchés. Il faut certes compter encore sur l’intervention des pouvoirs publics, ne serait-ce que pour garantir des choix conséquents en termes d’infrastructures, d’accès à la santé ou à l’éducation… Mais il s’agit aussi de s’appuyer sur l’initiative économique privée, sans laquelle aucun choix de société ne sera accompli dans la liberté – à condition que celle-ci puisse s’accommoder d’une complexité nouvelle.
Appréhender des défis nouveaux imposera que l’entreprise ait une conscience élargie de sa responsabilité vis-à-vis de la société dans laquelle elle évolue et vis-à-vis de l’impératif de préservation de l’écosystème de la civilisation humaine. Renouant avec la doctrine solidariste qui tient la solidarité comme principe universel fédérant les individus et leurs activités, il convient de faire reconnaître aux organisations économiques ce qu’elles doivent au commun, en s’éloignant du mythe de libéralisme le plus abstrait : à l’instar des individus associés entre eux via les formes étatiques qu’ils se donnent, les entreprises ont aussi une « dette sociale » à l’égard des générations futures, qui se matérialise par une contribution à l’organisation commune et publique dont elles dépendent.
Il n’est donc plus question de se contenter de présenter des engagements RSE, qui la plupart du temps consistent à corriger des inégalités de travail ou à compenser les effets induits d’une production donnée. Il s’agit au contraire d’aller au bout du traitement (donc de la réconciliation) des injonctions contradictoires auxquelles toute entreprise sera confrontée : performance servie aux investisseurs, transparence et juste prix à l’égard des consommateurs, respect des collaborateurs et attractivité pour les nouveaux talents, responsabilité à l’égard des territoires d’implantation des activités, et bien entendu engagement intentionnel en matière environnementale.
C’est dès lors autour des nouveaux paradigmes de la création de valeur et de son partage que doit s’organiser la « constitution » de l’entreprise, laquelle ne saurait s’incarner dans le seul « droit commercial ». C’est bien la leçon de l’expérience des organisations et entreprises de l’ESS qui dépendent toutes pour leurs statuts (associations, mutuelles, coopératives) de règles spécifiques qui les distingue du droit des entreprises conventionnelles : la finalité d’intérêt collectif ou général est un principe d’action ; l’organisation de la propriété y est collective ou impersonnelle ; la rentabilité y est recherchée mais pas dans un objectif de profit individuel (c’est-à-dire une lucrativité nulle ou limitée) ; la territorialité de l’action y est essentielle, l’ESS étant le plus souvent présente là où les autres acteurs économiques ne sont plus ; la gouvernance se conçoit par conséquent sur un mode démocratique ou a minima participatif.
Le débat sur l’avenir de l’entreprise a pris en France comme d’autres pays un tour intéressant, y compris sous des formes inattendues : on sous-estime généralement le caractère universel des entreprises coopératives, on feint d’ignorer du côté des « sachants » qu’une part non-négligeable des activités économiques ne se mesure pas selon les standards de la pensée économique libérale (à grands renforts de points de PIB), et on détourne le regard de tout ce qui permet de se déprendre de l’emprise de la financiarisation (jusqu’aux États-Unis où se développe le « dividende salarié » sous la forme d’une transmission partielle aux salariés de la propriété des entreprises via des Employee Stock Ownership Plans – ESOP).
En France, la loi Pacte a entrepris d’encourager la transformation des entreprises en les invitant à ne plus seulement se définir en fonction de l’impératif de profit tel qu’induit par le code de commerce, mais aussi en fonction d’une « mission » concourant à des objectifs de progrès économique, social et environnemental. Les « sociétés à mission » qui en sont nées (près d’un millier à ce jour) tendent ainsi à incarner une nouvelle génération d’entreprises soucieuses de leur responsabilité « politique » ; il n’en demeure pas moins que les outils de mise en œuvre de cette « mission » demeurent encore souvent fragiles au regard de la gouvernance globale de sociétés qui demeurent régies par les règles du profit avant tout. Au risque, donc, de favoriser un « purpose washing », relativisant finalement la possibilité de s’engager volontairement (sans la contrainte des pouvoirs publics) pour le bien commun.
L’ESS comme moteur de réconciliation
Au contraire, les statuts des entreprises de l’ESS permettent de surmonter ce risque puisque la finalité est des plus claires. Certes, la régulation de certaines de leurs activités (dans la banque ou l’assurance évidemment) tend à banaliser les pratiques, et l’impératif de concurrence conduit parfois à des pertes d’identité mais, quoi qu’il en soit, une entreprise de l’ESS ne peut ni déroger à l’activité pour laquelle elle a été fondée, ni créer de la valeur économique pour une autre cause que sa propre pérennité, ni dépendre de la seule volonté des quelques individus qui la dirigent. Contrairement à ce que certains voudraient lui faire dire (pour mieux la disqualifier en cherchant ses failles), l’ESS n’est pas pour autant une tentative « vertueuse » : elle est plus sûrement en recherche d’une performance durable, collective et à distance du « profit pour le profit » – il lui reste sans doute à en délivrer la preuve en toute transparence.
En cela, cette « économie collective » constitue depuis longtemps et sans doute pour l’avenir à condition de lui faire confiance, un moyen puissant de réconciliation des intérêts divergents qui caractérisent plus que jamais l’économie de marché mondialisée. Fondée sur la mobilisation d’un « capital patient », elle est un antidote à la financiarisation de l’économie puisque ses ressources proviennent d’abord de ses bénéficiaires et de ses activités, se tenant à l’égard des marchés financiers, de leurs exigences délirantes et de leurs crises à répétition, et un moyen de réconciliation des différents horizons temporels (urgence climatique et sociale, temps démocratique des transitions et changements culturels, projet de société,…).
L’ESS constitue à elle seule, dans des organisations économiques collectives, une forme de planification démocratique qui pourrait inspirer de nouvelles pratiques publiques en la matière. Car elle propose également un chemin sûr pour opérer des transitions durables de modèles : c’est ainsi qu’elle a, grâce à sa capacité inégalée d’innovation sociale, construit une large part du pacte social français (l’expérimentation réussie de Territoires Zéro Chômeur de Longue Durée en est l’exemple le plus récent), voire d’activités économiques essentielles qui n’auraient jamais été envisagées par les seuls acteurs de marché ni par l’État. Elle constitue également grâce à ses dizaines de milliers d’organisées bien implantées, un outil de cohésion, d’équilibre et de solidarité entre les territoires. Enfin, face aux enjeux de transition écologique, de sécurité alimentaire, de cohésion sociale, de mobilité solidaire, etc., les formes d’action de l’ESS sont toutes autant de moyens citoyens de poursuivre des objectifs de progrès collectif.
Si l’ESS n’a sans doute pas vocation à se substituer totalement aux formes capitalistes qui dominent l’économie mondialisée (et bien qu’elle les ait précédées historiquement), il faut souhaiter en faire la norme de l’économie de demain, par l’inspiration de ses modèles d’organisations et d’entreprises. La Commission européenne ne s’y est pas trompée, qui a proposé fin 2021 une véritable stratégie de reconnaissance et de développement dont les modalités pratiques seront prochainement débattues par les États-membres. Au niveau international, ce sont tour à tour l’OCDE, le BIT, et dans les prochaines semaines l’ONU, qui adoptent des résolutions fortes sur la définition de l’ESS et sa contribution au progrès économique, social et environnemental.
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Parfois caricaturée, souvent marginalisée en dépit des réalités sur son ancrage dans notre modèle français, l’ESS constitue pourtant une voie d’espoir pour l’avenir, qui peut nous réconcilier avec notre histoire et avec ce qui a forgé notre pays : une longue quête démocratique.
D’abord parce qu’elle fonctionne à l’énergie citoyenne, qu’elle soit bénévole ou non : dans une société fragmentée, elle incarne un potentiel de réconciliation des citoyens avec la chose publique et collective, et de l’entreprise avec l’intérêt général.
Ensuite parce que l’ESS, dans cette vision française qui fait école en Europe et dans le monde (nous pourrions même en être fiers), permet de donner corps à la promesse républicaine au moyen d’entreprises et d’organisations qui ne le sont pas moins, car le triptyque républicain a du sens pour elle : reconnaître des femmes et des hommes qui s’associent librement pour agir dans l’intérêt collectif ; dans des formes où leur égalité conditionne le régime de propriété et les modalités de décision ; avec des finalités qui construisent une fraternité concrète (c’est ça l’économie de la réconciliation).
C’est en ce sens que l’ESS est profondément républicaine et constitue un « projet politique » qui peut inspirer plus largement l’économie de demain.
NLDR : Jérôme Saddier a récemment Pour une économie de la réconciliation. Faire de l’ESS la norme de l’économie de demain aux éditions Les Petits Matins.