Cinéma

Joanna Hogg : « Ne pas écrire de dialogues ne relève pas d’une posture »

Critique

Récit et introspection intime sur le deuil, la sortie en salles de The Eternal Daughter est l’occasion pour le Centre Pompidou de rendre hommage à l’œuvre de la discrète réalisatrice britannique Joanna Hogg, qui ne cesse de surprendre par son improvisation des dialogues et son obsession pour le cadrage héritée de la photographie, donnant un caractère fantomatique et fantastique à des productions remplies d’humanité.

En février 2022 sortaient en France les deux volets de The Souvenir, diptyque autobiographique dans lequel Joanna Hogg transformait une tragique histoire d’amour de jeunesse en matériau cinématographique d’une profonde sophistication. Révélée à la Quinzaine des réalisateurs, la cinéaste britannique avait auparavant réalisé son premier long métrage, Unrelated (2007), à l’âge de 47 ans, après une carrière de photographe. C’est comme si son cinéma était né déjà mature et plein. Ses films précédents, réalisés à une fréquence régulière, Archipelago (2010) et Exhibition (2013) n’ont pas fait l’objet de sorties françaises mais on avait pu les découvrir en 2020 lors d’une rétrospective au Festival international de La Roche-sur-Yon. Introspection intime sur le deuil, son sixième long métrage qui sort en salle le 22 mars, The Eternal Daughter, prend la forme d’un conte de Noël gothique. Il constitue aussi une étonnante performance de jeu de son actrice fétiche Tilda Swinton, sa complice depuis l’enfance. À l’occasion de la sortie en salles du film, le Centre Pompidou rend hommage à cette cinéaste discrète du 16 au 20 mars avec une rétrospective, une masterclass et la commande d’un court métrage réflexif sur son travail. RP

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Pour accompagner la rétrospective de vos films, le Centre Pompidou vous a passé commande d’un court métrage qui prend place dans une collection intitulée « Où en êtes-vous ? ».  Comment vous êtes-vous approprié cette intimidante question ?
C’est effectivement une question imposante. J’ai réalisé très vite que je voulais y répondre par un objet artisanal et inachevé. Je voulais que le film soit comme un coup d’œil au cahier de notes que je tiens quand je travaille sur un futur projet. J’ai tourné ce court métrage à Los Angeles où je me trouvais pour écrire un éventuel prochain film. Les deux projets se sont nourris : j’ai essayé à travers le film Présages de trouver des indices, comme une détective, sur ce que j’avais envie de tourner pour mon prochain long métrage. Les lieux sont souvent à l’origine de mes projets de films.

Ce film-essai est marqué par une quasi-absence de figures humaines qui lui donne une atmosphère spectrale. Si Eternal Daughter, votre dernier long métrage, évoque une femme qui disparaît, Présages interroge son absence. C’est une histoire de fantômes, comme une coda à la fiction.
C’est la cartographie d’un lieu qui n’est pas encore peuplé. J’évoque notamment mon incapacité, par pudeur, à filmer les sans-abri dans cet endroit qui n’est pas chez moi. La taille de la ville m’a un peu effrayée. Il y a tant d’endroits où je n’ai pas pu aller : il existe tellement de villes à l’intérieur même de cette ville. Cela m’a pris du temps pour me familiariser avec le lieu avant de commencer à travailler. Pour tourner, j’ai besoin d’établir un lien de domesticité avec un endroit, de m’habituer aux lieux, d’y faire mes lessives, de m’y fabriquer une vie quotidienne. Lorsque je suis arrivée à Los Angeles, je venais de finir Eternal Daughter et je croyais avoir dépassé la mort de ma mère, mais dans ce lieu étranger, je me suis rendue compte qu’il n’en était rien. Présages est un miroir de ce sentiment.

Eternal Daughter est un film de fantômes sur la disparition d’une mère. Diriez-vous que le couple mère / fille que forment Julie et Rosalind dans Eternal Daugther vient du scénario que vous aviez écrit sur votre mère il y a quinze ans ou qu’il est plutôt le prolongement du duo de vos deux films précédents, The Souvenir Part I et The Souvenir Part II ? Les protagonistes y sont en effet une cinéaste et sa mère portant les mêmes prénoms.
En 2008, j’ai écrit un scénario qui réunissait une mère âgée – inspirée de la mienne – et sa fille dans un hôtel pour quelques jours. Il ne s’agissait pas alors d’une histoire de fantômes. J’ai finalement réalisé à la place Archipelago, mon deuxième long métrage. Pourtant, j’étais allée assez loin dans l’élaboration de ce film. J’avais trouvé le décor lors de repérages, j’avais commencé à constituer l’équipe technique. Néanmoins, je n’avais pas trouvé la mère et la fille. Tilda Swinton, que je connaissais depuis longtemps et avec qui j’avais déjà tourné un court métrage, Caprice, en 1986, ne m’apparaissait pas à cette époque comme pouvant jouer ce rôle. Mais surtout, comme Julie dans le film, c’est un terrible sentiment de culpabilité qui m’a totalement empêchée de passer à la réalisation du film. C’était pour moi comme si je volais quelque chose à ma mère. Cela me semblait malhonnête. Les choses ont changé en 2020, dans l’atmosphère d’éloignement du confinement, quand j’ai décidé de reprendre cette histoire en la revisitant sous forme d’histoire de fantômes. En fait, je n’ai pas du tout relu la version originelle. Ma mère était encore en vie, mais bien des choses avaient changé. Elle avait 90 ans et était bien plus fragile que dans les années 2000. Mais aussi, Tilda avait interprété une version de Rosalind dans The Souvenir Part I et Part II. Le personnage de ce film devenait une évolution de celui de The Souvenir, imprégné d’éléments apportés par Tilda, de sa propre mère, et bien sûr de la mienne. Tilda devait jouer Julie uniquement et je cherchais quelqu’un pour incarner Rosalind, sa mère lorsqu’elle a suggéré, lors d’une conversation au téléphone, qu’elle pourrait interpréter les deux rôles.

Votre méthode de tournage est singulière : comment l’avez-vous adaptée à cette contrainte d’avoir une seule actrice pour deux rôles ?
C’est la première question que je me suis posée. Je tourne toujours dans l’ordre chronologique et en laissant une grande place à l’improvisation. Je me suis demandée comment cela demeurerait possible en dépit de ce choix esthétique de casting. Ne pas écrire de dialogues ne relève pas d’une posture de ma part. Cela m’importe parce que c’est le moyen d’impulser le rythme naturel de l’histoire pour les acteurs autant que pour les techniciens. Cela ne m’intéresse pas d’écrire des mots précis pour mes comédiens, qu’ils soient professionnels ou non, parce que quelque chose dans les dialogues sonne artificiel à mes oreilles. Pour protéger cette méthode de travail, j’ai choisi de tourner de la façon la plus simple possible en m’orientant vers des portraits de mes deux personnages, Rosalind et Julie. Je voulais que le point de vue soit le plus direct possible, qu’il ne soit pas celui d’un inconnu qui regarde par dessus l’épaule des personnages. Nous commencions chaque jour par les plans sur Julie, puis Tilda se transformait en Rosalind et improvisait les répliques dans un échange avec moi. Je jouais Julie, elle Rosalind, et les mots se sont inventés de cette façon. Nous nous connaissons depuis tant d’années que c’était d’une grande simplicité de nous prêter ensemble à ce jeu.

Le troisième rôle est tenu par le chien Louie, n’était-ce pas ajouter une contrainte supplémentaire à l’improvisation ?
Louie est le chien de Tilda. On ne peut pas créer artificiellement une telle complicité. En fait, c’est le quatrième de ses chiens que Tilda fait participer à mes films. Sur The Souvenir, son personnage avait trois autres épagneuls, qui ont si bien joué qu’ils ont collectivement gagné le trophée de la Palme Dog du festival de Cannes 2021 ! Louie s’est tellement plié au jeu de l’improvisation, qu’il mériterait lui aussi d’être récompensé pour son interprétation.

Pourquoi avez-vous fait le choix de ne jamais montrer Julie et Rosalind dans le même plan ?
J’ai revu beaucoup de films avec des personnages de doubles, comme Faux semblants de David Cronenberg par exemple dans lequel Jeremy Irons joue deux frères jumeaux. On voit toujours un bout d’épaule en amorce du plan pour faire croire à la présence du double à l’écran. Je ne voulais pas d’étranger dans mes cadres. Je n’étais pas sûre que cela fonctionne. Mais je tenais à rester fidèle à ce principe de simplicité.

C’est très mystérieux de comprendre comment cette méthode de dialogues inventés sur le tournage peut se combiner avec une mise en scène rigoureuse à l’extrême dans laquelle les cadres sont si précis et si signifiants.
C’est mystérieux pour moi aussi ! L’une des raisons est que j’ai été photographe pendant longtemps, donc je nourris une véritable obsession pour le cadrage, le mouvement dans le cadre. C’est très intuitif, très intérieur, c’est ma façon de voir le monde. Je m’amuse à cadrer moi-même sur certains films. Sur ce film, j’ai retrouvé Ed Rutherford comme chef opérateur qui n’était pas disponible sur le tournage de The Souvenir I et II mais avec qui j’avais adoré travailler sur Archipelago et Exhibition.

Comment avez vous travaillé la lumière pour obtenir cet effet vaporeux qui semble remettre en cause la frontière entre le monde des vivants et celui des morts ?
Je voulais que l’atmosphère générale soit brumeuse, que l’image donne la sensation qu’éprouve Julie de voir tout comme à travers un voile, comme si le monde portait un masque pour elle qui est prise dans la culpabilité d’écrire un film sur sa mère. Le brouillard participe à cela. Nous avons dû le recréer avec une machine à fumée, et ça n’était pas évident de noter quelle forme et quelle consistance il avait dans chaque scène pour le faire raccorder dans le plan suivant. Si j’avais eu le budget, j’aurais peut être tourné en 35 mm, mais j’ai choisi le 16 mm et j’en suis très heureuse car j’adore sa texture et son grain.

L’irruption du fantastique dans un récit simple et prosaïque tient énormément à la bande son. Comment avez-vous obtenu ce mélange entre musique et bruits quotidiens ?
L’une de mes plus grandes peurs est de perdre l’audition, car dans la vie quotidienne, je suis terriblement sensible aux sons, bien plus qu’aux éléments visuels. Avec mon ingénieur du son Jovan Ajder, nous avons porté une attention particulière à des bruits simples comme celui de l’eau qui arrive à ébullition dans la bouilloire. En les amplifiant légèrement, ces sons réalistes deviennent étranges et participent à l’inconfort que ressent Julie dans ce décor inquiétant qu’est l’hôtel. Nous avons tissé très étroitement toute une partition qui mélange intimement les sons et la musique. Je prends un immense plaisir à ce travail très minutieux. Nous avons longuement réfléchi au vent. Parfois, le son du vent est « joué » par une voix humaine, celle de Carly-Sophia Davies qui incarne la réceptionniste. Par moments, elle chante également et sa voix se mêle à la musique instrumentale de Béla Bartók. Je suis fascinée par la musique de ce compositeur, vers laquelle je finis toujours par revenir. J’avais déjà utilisé son opéra Le Château de Barbe bleue dans The Souvenir. Dans Eternal Daughter, on entend l’Andante de Musique pour cordes, percussions et célesta. Stanley Kubrick a déjà utilisé cette pièce dans Shining. J’ai choisi un autre mouvement : en partie parce que je voulais une mélodie moins sinistre que celle de Shining, mais également pour ne pas marcher sur les plates bandes de Kubrick. Il me serait impensable de me confronter à ce cinéaste. Jovan a intégré des sons concrets dans la musique et mélangé avec des instruments que Bartok n’avait pas utilisés. Le personnage de Bill, le gardien de nuit de l’hôtel dit qu’il joue de la flûte dans l’hôtel. Même si on ne l’entend pas distinctement, la flûte se mêle à la bande son de façon très subtile. Cela donne un son très fantomatique très proche du vent, puisqu’il s’agit d’un souffle. Jovan a travaillé sur tous mes films. Avec celui là, il est allé à un degré extrême de complexité dans la fabrication de la bande son qui a viré à l’obsession. Il lui a fallu du temps après le tournage pour extraire de lui les derniers atomes de l’Eternal Daughter car il est allé relativement loin dans son voyage à travers l’univers du film.

La musicalité du film passe aussi beaucoup par son montage. Julie est comme prise dans une boucle temporelle infernale où les situations se rejouent. La narration fonctionne comme un disque rayé ou plutôt une ritournelle dont les paroles changeraient légèrement à chaque occurrence.
Dans le montage en général, j’aime beaucoup la figure de la répétition. On retrouve cela dans tous mes films. Les promenades de Louie, les dîners entre la mère et la fille, les rituels qu’elles mettent en place pour leur séjour : ces situations se reproduisent, mais d’une façon différente à chaque fois. Il s’agit de construire l’histoire petit à petit, de faire monter la tension. Helle Le Fevre, qui a monté presque tous mes films, a une grande sensibilité à toutes ces nuances. C’est toujours difficile pour moi d’aborder ces questions d’ordre technique car je fonctionne beaucoup à l’instinct. Je me rends compte en parlant que je donne l’impression d’avoir su exactement ce que je voulais faire, mais pour chaque film, ce qui me plait le plus, c’est lorsque les idées viennent pendant le processus même de fabrication.

Justement, un plan particulier se répète, c’est celui de l’étreinte entre deux mains. On comprend au fur et à mesure qu’il apparaît dans le film qu’il ne s’agit pas d’un présage, mais d’un souvenir et que cette vision très simple déclenche la possibilité pour Julie d’écrire le film sur sa mère. Les deux personnages n’apparaissent pas ensemble à l’écran puisque qu’ils sont joués par la même actrice. Qui tient la main de qui dans ce plan ?
C’est moi qui tiens la main de Tilda. C’est bien votre question ? Pour évoquer ma propre culpabilité à faire un film sur ma mère : elle est morte pendant le montage du film. Je le redoutais, car elle avait presque 90 ans et que sa santé était très fragile. Même si elle n’est plus de ce monde, ma culpabilité est toujours là. Je pensais que la fabrication du film serait cathartique sur cette question, mais je commence tout juste à m’en dépêtrer et à accepter sa disparition. Tilda et moi nous sommes senties très proches en tournant ce plan d’étreinte. Je voulais que cette scène n’apparaisse pas en entier dans le film, mais qu’elle surgisse plutôt comme des éclairs. Ce n’est pas seulement la main d’une fille pour sa mère, mais aussi d’une réalisatrice pour son actrice et d’une amie pour une amie.

The Eternal Daughter sort en salles mercredi 22 mars.

Le Centre Pompidou, commanditaire du court métrage Présages (visible ici) , propose une masterclass avec Joanna Hogg le 18 mars et une rétrospective de son œuvre jusqu’au 20 mars. 


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