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Brésil : l’avenir de Bolsonaro et ses réseaux

Politiste

De retour après trois mois passés aux États-Unis suite à sa défaite aux élections présidentielles, Jair Bolsonaro est rentré au Brésil, où il sera entendu dans les prochains jours par la police fédérale à propos des émeutes du 8 janvier. Au-delà, se pose désormais la question du rôle qu’il pourra ou non conserver au sein de la droite brésilienne, comptant sur les réseaux de soutien qu’il a cherché à renforcer durant ses années à la présidence.

Le 8 janvier 2023, une semaine après l’investiture de Lula, des émeutiers envahissent et saccagent les principaux lieux de pouvoir à Brasilia. Des images de l’action, qui dure toute l’après-midi, sont diffusées en direct sur les réseaux sociaux, certaines partagées par les émeutiers eux-mêmes.

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Ces derniers partent en marche depuis le quartier général de l’Armée de terre brésilienne jusqu’à place des Trois Pouvoirs, où se trouvent les sièges de l’exécutif, du législatif et du judiciaire, pris pour cibles par les assaillants. Depuis la défaite de Bolsonaro au second tour, des « patriotes » se rassemblaient déjà devant les casernes militaires de tout le pays pour contester le résultat d’une élection présidentielle qu’ils jugent frauduleuse, en demandant l’intervention des forces armées. Ces campements ont été totalement démantelés après les attaques.

À la veille de l’assaut, les messages qui circulaient sur les réseaux appelaient à une « prise du pouvoir par le peuple », considérant que Bolsonaro avait de son côté fait « tout ce qui était à sa portée ». L’ancien président a en effet mis en doute la fiabilité du vote électronique durant toute la campagne, mais il est resté discret après l’annonce des résultats. Sans reconnaître formellement sa défaite, le président sortant a fait de rares déclarations, non sans une certaine ambiguïté : affirmant « respecter le cadre de la Constitution », il a néanmoins enflammé ses partisans en proférant que « tout n’est pas perdu ». Certains d’entre eux attendaient une intervention qui aurait empêché le retour de Lula et son parti au pouvoir. Contre leurs attentes, le nouveau président finit par s’arroger, comme le prévoit la Constitution fédérale, les responsabilités du District fédéral (Brasilia), estimant que les forces de l’ordre sous l’autorité du gouverneur n’auraient pas pris de mesures efficaces pour arrêter les émeutiers.

Parti aux États-Unis deux jours avant l’investiture de son successeur, Bolsonaro tente de prendre ses distances vis-à-vis des attaques de ses partisans, comme le font les principales figures politiques qui lui sont restées fidèles : malgré sa défaite, un nombre considérable de représentants soutenus par l’ancien président sont élus au Congrès national et dans plusieurs États. Certains d’entre eux appellent leurs partisans à « croire en la politique » et en leur capacité à faire opposition au nouveau gouvernement, sans passer par des actes violents, tout en dénonçant les « camps de concentration » dans lesquels les émeutiers seraient enfermés. Outre la fracture entre « fanatiques » et « modérés », ce discours ambivalent met en lumière l’un des traits fondamentaux du « bolsonarisme », marqué par l’équilibre précaire entre un certain légalisme et son radicalisme antisystème.

Élu président en 2018 dans un contexte particulièrement tendu, Jair Bolsonaro canalisait l’insatisfaction contre le système rétabli par la transition démocratique des années 1980. Derrière lui se sont ralliées d’anciennes et de nouvelles voix conservatrices et réactionnaires qui peinaient à se faire entendre dans ce nouveau scénario. Il s’est alors présenté comme l’alternative politiquement viable pour manifester cette insatisfaction et cette volonté de changer les « règles du jeu ». Tout au long de son mandat, l’ancien président a tenté de pérenniser et de garder la main sur ce mouvement – comme en témoigne le projet de création de son parti, l’Alliance pour le Brésil. N’ayant pas atteint le nombre de signatures requises par la loi brésilienne pour sa création, le projet n’a pas pu être conclu à temps pour les élections. Malgré cela, Bolsonaro dispose d’un réseau de soutien relativement bien structuré, dont le travail se révèle essentiel pour l’enracinement de son mouvement dans la société. 

L’équilibre précaire entre légalisme et radicalisme antisystème

Les émeutiers de Brasilia ne sont qu’une face de ce qu’il a été convenu d’appeler, avec plus ou moins de précision, le « bolsonarisme ». Entre les rassemblements devant les casernes et les attaques du 8 janvier, les groupes de soutien à l’ancien président connaissent des évolutions importantes. Entre autres, l’ambivalence du discours tenu par Jair Bolsonaro et son entourage offre un terrain fertile à la désinformation et à une radicalisation croissante. Cependant, se pose encore une fois la question de la continuité du bolsonarisme et de sa place dans le système politique brésilien : peut-il y avoir un « bolsonarisme sans Bolsonaro » ? Ou serait-il alors possible d’envisager une droite « post-bolsonariste » ? Ces questions restent ouvertes et sujettes au jeu politique, mais il est possible d’entrevoir un certain nombre de pistes à partir d’une analyse prenant compte des évolutions dans le mode d’organisation de ces groupes.

Même sans disposer d’une structure partisane propre, les groupes bolsonaristes foisonnent dans tout le pays. Ces derniers rallient une multitude de soutiens parmi les secteurs les plus conservateurs de la société, qui trouvent leur point de convergence dans la figure l’ancien président. Si sa carrière politique ne s’est pas construite du jour au lendemain, Bolsonaro semble en effet avoir brisé son « plafond de verre » au cours de la campagne qui l’a porté à la présidence. Son mandat a ainsi été un moment crucial pour la cristallisation d’un réseau de soutien capable d’assurer la pérennité du mouvement qui s’est créé autour de lui. En 2022, ce réseau apparaît alors relativement bien structuré, appuyé par des sympathisants et des figures politiques qui cherchent à donner écho au leadership bolsonariste.

Sans pouvoir bénéficier du financement public et compte tenu des limites imposées par la loi aux dons de particuliers pour les campagnes électorales, ces groupes sont directement touchés par le marchandage entre Bolsonaro et les partis désireux de présenter sa candidature – l’affiliation étant obligatoire à cet effet, c’est finalement vers le Parti libéral qu’il se tourne. Alors que ces partis disposent de l’essentiel des ressources (qui leur sont réservées selon la loi brésilienne), les groupes proprement bolsonaristes comptent sur le travail volontaire de leurs sympathisants et des arrangements souvent informels. Une grande partie de l’organisation se fait dès lors par les réseaux sociaux, notamment WhatsApp et Telegram, qui assurent une communication interne à moindre coût. Pour autant, cela n’empêche pas ces groupes de garder une position prépondérante dans certaines régions, ni d’établir des liens forts entre eux, en s’appuyant notamment sur les cercles proches de l’ancien président.

Animés dans un premier temps par la crainte d’un retour du Parti des travailleurs au pouvoir, ces groupes se retrouvent peu à peu ancrés dans le projet incarné par Bolsonaro. Beaucoup d’entre eux le perçoivent comme une figure infaillible, le seul capable de lutter contre un système corrompu. Si cela confirme d’un côté sa centralité dans le mouvement, cela n’empêche pas des rivalités internes, parfois violentes, visant une domination territoriale ostensible. Ces dynamiques évoluent différemment selon les régions, mais la défaite de Bolsonaro au second tour semble marquer un tournant relativement généralisé. Dans certains cas, des groupes qui occupaient une position centrale passent au second plan lorsque les campements « patriotiques » s’installent devant les casernes. Ces évolutions reflètent au fond la position ambivalente qui caractérise le bolsonarisme, oscillant entre légalisme et radicalisme.

Défaillances organisationnelles et marchandages politiques

Durant la campagne, le travail des groupes opérant selon un répertoire d’action plus ou moins conforme aux institutions démocratiques – ayant souvent des relations étroites avec les professionnels de la politique – prennent une place prépondérante. Ces groupes apparaissent assez fréquemment associés à des candidats à la Chambre des députés et au Sénat, ainsi qu’à la représentation au niveau des États fédérés, opérant en tant que démarcheurs électoraux. Malgré leur convergence autour de l’élection présidentielle, tous les candidats soutenus par ces groupes ne sont pas nécessairement affiliés au même parti que Bolsonaro, compte tenu de leurs parcours individuels et des spécificités politiques de chaque région. La multiplicité de candidatures mineures qui cherchent à reproduire le leadership de l’ancien président se traduit, en conséquence, par une compétition entre groupes bolsonaristes qui rivalisent pour une position dominante au niveau local.

Ces groupes sont fréquemment impliqués dans des actions de proximité telles que des marches partisanes et la distribution de tracts et d’autocollants. Celles-ci s’inscrivent dans une même logique de démarcation territoriale : si l’image de Bolsonaro apparaît dans toutes ces actions, chaque groupe se soucie d’afficher sa propre étiquette et les candidats mineurs qu’il représente – en déployant ses propres drapeaux et autocollants, par exemple. La campagne électorale marque par ailleurs une période d’activités extrêmement intense, qui se heurtent à des limites tenant au modèle d’organisation de ces groupes : à la fois centralisés autour de quelques dirigeants et dispersés en raison des difficultés matérielles auxquelles ils font face. En dépit de ces contraintes et d’une appréhension visible quant à la possibilité d’un retour de Lula, ces partisans bolsonaristes déploient jusqu’à la dernière minute de réels efforts pour tenter de remporter la victoire aux urnes.

Ces actions prennent notamment de l’ampleur lors des visites de Bolsonaro ou de figures proches de lui, qui ont lieu de manière ponctuelle selon les régions. Malgré la diversité de formes qu’ils peuvent prendre, ces déplacements témoignent d’une mobilisation intense, comptant parfois des milliers de sympathisants. Certains groupes peuvent être dès lors impliqués dans l’organisation de ces rencontres, favorisant le plus souvent ceux qui disposent d’un minimum de savoir-faire et de liens privilégiés avec les chefs de file du mouvement. Il est donc possible d’observer une concurrence flagrante autour du capital politique de Bolsonaro : même en sa présence, des candidats mineurs se succèdent sur le devant de la scène, tout en essayant de se rapprocher le plus possible du leader.

La campagne électorale est ainsi marquée par la mobilisation intense des groupes bolsonaristes qui entretiennent des rapports plus ou moins harmonieux avec les institutions. L’expérience et les relations établies dans le milieu politique professionnel apparaissent donc comme des atouts pour ces groupes qui, durant cette période, se présentent comme les principaux représentants du bolsonarisme. Cela reste néanmoins indissociable du mouvement dans sa globalité, qui se distingue à la fois par l’absence d’une structure partisane propre et par l’équilibre précaire entre légalisme et radicalisme antisystème. Il est donc important de noter l’évolution de ces groupes à mesure que le résultat de l’élection – défavorable à leur leader – est annoncé et que les accusations de fraude se multiplient. À ce moment, les groupes plus radicaux prennent l’ascendant, alimentés notamment par les tergiversations de Bolsonaro et de son entourage proche.

Rivalités internes et dynamique de radicalisation

Au lendemain de l’annonce du résultat, de nombreux partisans de Bolsonaro bloquent les principaux axes routiers et se rassemblent devant les casernes militaires de tout le pays pour dénoncer ce qu’ils voient comme des irrégularités dans le processus électoral. Hanté par la mémoire de la grève des camionneurs qui avait paralysé le pays en 2018 [un mouvement revendiquant la suppression de postes de péage et dénonçant une hausse de prix des carburants, que le président de l’époque Michel Temer a fait cesser en envoyant l’armée, ndlr] et face à la pression du secteur privé, Jair Bolsonaro publie lui-même un message dans lequel il demande à ses partisans de débloquer les autoroutes – tout en reconnaissant la légitimité des manifestations devant les casernes. Parmi les groupes « légalistes », la position dans les premiers jours qui suivent l’annonce du résultat oscille entre un certain retrait et le soutien aux mobilisations qui prennent forme dans tout le pays. Il y a cependant une volonté claire de dissocier ces mobilisations de la figure de Bolsonaro, tout en mettant l’accent sur leur caractère prétendument « organique ».

Devant les casernes, des « patriotes » se relaient jour et nuit pour réclamer l’intervention des forces armées – perçues comme un « pouvoir modérateur » qui pourrait sauver le pays. Entre drapeaux brésiliens et pancartes (dont beaucoup en anglais), les contestataires insistent sur le fait que le pays aurait été « volé » et que « le Suprême, c’est le peuple » – en référence à la Cour suprême fédérale, la plus haute instance judiciaire brésilienne, que les bolsonaristes considèrent comme l’incarnation ultime d’un système corrompu. De fait, durant son mandat, Bolsonaro a mené un féroce combat contre les juges de la Cour, accusés de rendre des décisions partielles qui contrecarreraient les changements souhaités par l’ancien président et ses partisans. Ces frictions se traduisent par un sentiment répandu de méfiance, voire de contestation de la légitimité des institutions chargées de sauvegarder la démocratie brésilienne.

L’accent mis sur le caractère « organique » de ces manifestations s’accompagne cependant de consignes, diffusées parmi les partisans, interdisant toute référence directe à Bolsonaro. Cela représente un point sensible dans la relation entre légalistes et radicaux : ces derniers paraissent alors beaucoup plus aptes à assumer la direction des manifestations, dès lors qu’elles ne sont plus liées à une figure politique, mais à une idée diffuse de « patriotisme ». Dans certaines régions, des affrontements se produisent entre les manifestants, allant parfois jusqu’à l’expulsion des groupes qui continuent à utiliser l’image de Bolsonaro. Outre la concurrence interne qui traverse ces groupes, de telles rivalités mettent encore une fois en lumière la nature intrinsèquement ambivalente du bolsonarisme par rapport à une certaine forme de normalité politique.

La perte de centralité des groupes légalistes au profit des plus radicaux est particulièrement visible lors des attaques du 8 janvier. Alors même que les émeutiers étaient notoirement organisés, disposant d’un soutien financier non négligeable, le changement brutal de répertoire d’action s’accompagne de changements importants concernant le mode d’organisation de ces groupes. Cela ne signifie pas que certains manifestants n’ont jamais eu de relations avec le milieu politique professionnel, mais les attaques reflètent sans doute un changement en faveur de partisans que les groupes légalistes considèrent eux-mêmes comme des « interventionnistes » et « révolutionnaires ». L’échec de la tentative de coup ne remet pas en cause la forte mobilisation dont dispose encore le bolsonarisme, même après le départ de Bolsonaro. Compte tenu de son ambivalence et de ses défaillances organisationnelles, il paraît cependant raisonnable d’estimer que la continuité du mouvement demeure pour le moins difficile à assurer.

Une continuité incertaine malgré le retour du leader

La recomposition du système partisan provoquée par l’ascension soudaine de Bolsonaro ne saurait masquer les défaillances organisationnelles auxquelles son mouvement est confronté aujourd’hui. Malgré sa vitalité, l’absence d’une structure partisane propre et la nécessité de négocier en permanence avec des partis plus anciens sont source d’une instabilité flagrante. De plus, la coexistence de groupes plus ou moins soucieux de respecter les règles du jeu démocratique implique une ambivalence qui peut tantôt dynamiser, tantôt déstabiliser les groupes et les dirigeants capables d’établir des ponts avec les institutions. Au moment où des radicaux tentent de s’emparer du pouvoir par un coup d’État raté, les groupes légalistes s’engagent dans un processus de remobilisation et de restructuration afin de se positionner en tant que force d’opposition au nouveau gouvernement. Pour ce faire, ces derniers comptent sur les divers représentants élus au Parlement comme dans les États fédérés.

Au sein de la droite brésilienne et des cercles bolsonaristes en particulier, aucune figure ne paraît, pour l’instant, capable de remplacer l’ancien président. Malgré sa consolidation limitée, le bolsonarisme reste actuellement la principale alternative politique en mesure de fédérer les secteurs les plus conservateurs. Il est encore prématuré de spéculer sur une éventuelle succession – et le relatif retrait de Bolsonaro après sa défaite rend difficile d’envisager les possibles scénarios qui s’offrent au mouvement. Son retour au Brésil pourrait cependant représenter un pari sur la continuité et sur la réarticulation des groupes de soutien dans la perspective d’un coming back aux prochaines élections générales, en 2026. Quoi qu’il en soit, nul doute que nombre de ses partisans attendent avec impatience le retour de leur leader pour poursuivre les transformations profondes qu’ils espèrent pouvoir mettre en œuvre dans la société brésilienne.


Bruno Ronchi

Politiste, Doctorant en science politique à l'Université de Rennes, rattaché à l'Institut du Droit Public et de la Science Politique