Gauche : d’abord la farce, puis la tragédie ?
Des mouvements sociaux importants s’opposent à la réforme des retraites. La méthode antidémocratique du gouvernement, qui a adopté la loi grâce à un artifice constitutionnel (l’article 49.3), est quasi-unanimement critiquée.
La popularité du président Macron est au plus bas et la majorité relative du groupe parlementaire Renaissance est aujourd’hui synonyme de paralysie législative. Une contestation sociale virulente traverse l’ensemble des classes socio-professionnelles, et un front syndical uni mène la lutte sur le terrain de la grève et de la manifestation.
Et la gauche partisane ? Ne devrait-elle pas surfer sur la vague du mécontentement social ? Ne devrait-elle pas rassembler les classes populaires et moyennes, affectées par la réforme ? N’est-ce pas, pour la gauche, une situation exceptionnellement idéale ? Il n’en est rien. La gauche demeure aussi faible qu’avant l’élection présidentielle de 2022 ; une faiblesse historique, puisqu’elle ne rassemble qu’entre 24 et 26 % des intentions de votes tous partis de gauche confondus. À titre de comparaison, une gauche « faible » était créditée d’au moins 40 % des voix entre les années 1990 et 2010.
Il est surprenant que la crise profonde de la gauche – car c’est bien cela dont il s’agit – suscite aussi peu d’analyses qui tentent d’identifier les causes majeures de ce déclin. Dans le meilleur des cas, des observateurs et acteurs politiques s’interrogent sur la nature de la Nupes: est-elle une confédération politique ou une simple alliance électorale ? Faudrait-il passer à un acte II de la Nupes ? Dans le pire des cas, c’est le silence, voire le déni quant à la gravité de la situation. (« Il ne faut pas croire les sondages » ; « répéter que la crise politique va bénéficier à Le Pen, c’est une prophétie autoréalisatrice » ; « Mélenchon va gagner en 2027 »).
La perte d’audience de la gauche partisane est multifactorielle et ne sera pas simple à résoudre. Mais il est possible de relever quelques anomalies qui permettent de comprendre pourquoi la gauche est disqualifiée aux yeux de l’électorat.
1. La gauche française est exceptionnelle en Europe en ce qu’elle ne possède plus de pôle social-démocrate dominant. Au vu des élections récentes, cette situation semble durable. La social-démocratie en Europe a certes connu une érosion progressive de sa base électorale depuis trente ans, mais elle n’est pas morte. Elle est aujourd’hui au pouvoir dans plusieurs pays européens (Allemagne, Espagne, Portugal, Norvège, Danemark). En Espagne, le PSOE gouverne avec Podemos, force de la gauche populiste, et en Grèce, Syriza, issue de la gauche populiste, a gouverné entre 2015 et 2019, en tant que parti social-démocrate de gauche.
2. Notons un autre exceptionnalisme français : la gauche populiste est en déclin partout en Europe. Un état des lieux pointe les apories inhérentes à un projet politique qui repose sur le rassemblement élusif « d’un peuple contre les élites ». Il est donc anachronique que la gauche française soit dominée par La France insoumise, un mouvement populiste de gauche. Ce mouvement « gazeux » (Jean-Luc Mélenchon) ne comporte aucun adhérent, ne possède aucune structure de direction élue, et rejette la démocratie militante (par exemple, lors de ses congrès, les motions opposées à la direction sont interdites). LFI est un cas idéal-typique en Europe de populisme fabriqué de toutes pièces pour servir les ambitions présidentielles de Jean-Luc Mélenchon, qui décide seul de l’orientation générale du mouvement.
3. La domination de LFI à gauche est en trompe-l’œil. Elle n’a rien à voir avec l’hégémonie socialiste entre 1981 et 2017. Reposant sur un réseau d’élus locaux et régionaux très faible, sans force militante significative, LFI est une petite formation qui ne rayonne brièvement qu’au terme de chaque quinquennat présidentiel. La nature plébiscitaire de l’élection présidentielle joue en faveur de Mélenchon. Façonné dans le fond et la forme par le mitterrandisme, il maîtrise les ficelles médiatiques qui stimulent l’affect d’un électorat de gauche déboussolé et qui craint l’élection de Marine Le Pen. Le leader de LFI bénéficie également de la débâcle du PS et de son rejet durable, de l’amateurisme politique d’EELV, et de la quasi-extinction du PCF. Des sondages ont indiqué qu’une majorité d’électeurs de gauche, en 2017 et 2022, avait voté, non par adhésion mais « utile». La décision de voter Mélenchon a souvent été prise tardivement, par défaut ou comme pis-aller, pour barrer la route du deuxième tour à Le Pen.
4. C’est sur la base d’une interprétation tendancieuse du score présidentiel de Mélenchon (c’est-à-dire, en prétendant que ce vote était un vote d’adhésion à gauche), que LFI a pu investir 60 % du total des candidats de la Nupes, et ainsi constituer le plus grand groupe parlementaire à gauche. On peut comprendre la rancœur de candidats socialistes ou écologistes qui étaient localement implantés, et qui ont dû précipitamment s’effacer devant des représentants de LFI. On peut aussi souligner combien la soi-disant domination de LFI à gauche est aléatoire et circonstancielle.
Depuis sa création, la Nupes a été une alliance électorale de repli, négociée à la sauvette pour éviter une catastrophe électorale.
5. La défiance à l’égard du dirigeant de LFI est très prononcée auprès des Français en général et, fait plus saisissant encore, parmi les électeurs de gauche. Un sondage récent réalisé par l’IFOP (mars 2023) montre que seuls 34 % et 45 % des électeurs socialistes et écologistes estiment que Mélenchon est « attaché aux valeurs démocratiques », 22 % et 37 % qu’il peut « rassembler les Français », 21 % et 41 % qu’il est « compétent », 18 % et 27 % qu’il est « sympathique », ou encore 20 % et 30 % pensent qu’il a la « stature d’un président de la République ». Ces chiffres attestent un fait majeur : loin de rassembler son camp, Mélenchon le divise. La victoire de la socialiste dissidente Martine Froger dans l’élection partielle de l’Ariège contre la candidate insoumise Bénédicte Taurine (investie par la Nupes), n’est pas un accident de parcours. Elle est emblématique d’une gauche qui ne se reconnaît pas dans le leadership de Mélenchon. Comment pourrait-il remporter l’élection présidentielle ?
6. Les Français font davantage confiance à Le Pen qu’à Mélenchon : la dirigeante d’extrême droite est jugée plus « proche des préoccupations des Français » que le leader de gauche populiste (34 % vs 23 %), « plus attachée aux valeurs démocratiques » (33 % vs 21 %), davantage « capable de rassembler les Français » (30 % vs 18 %), « plus compétente » (31 % vs 18 %), « plus sympathique » (29 % vs 16 %) et ayant davantage une « stature présidentielle » (30 % vs 14 %). En quoi Mélenchon serait-il un rempart contre l’extrême droite ?
7. Toujours selon ce sondage de l’IFOP, la mauvaise image personnelle de Jean-Luc Mélenchon et l’appréciation négative de ses qualités d’homme d’État sont davantage prononcées au sein de l’électorat populaire (ouvriers et employés). Ce sont les catégories supérieures qui constituent le cœur de son soutien. Les résultats sont symétriquement inverses en ce qui concerne Marine Le Pen. La ligne populiste clivante et anti-élites de LFI a, de fait, éloigné les classes populaires de la gauche. Plus troublant encore, l’électorat populaire estime que Le Pen est politiquement plus compétente que Mélenchon, et qu’elle est même plus respectueuse de la démocratie que lui. Cela fait dix ans que la stratégie populiste du « coup de balai » mélenchoniste fait fuir le peuple. Errare humanum est, sed perseverare diabolicum[1].
8. Fabien Roussel parle au nom de tous (ou presque) à gauche quand il déclare que la Nupes, en l’état, est « dépassée». Depuis sa création, la Nupes a été une alliance électorale de repli, négociée à la sauvette pour éviter une catastrophe électorale. Le programme de la Nupes est calqué sur celui de LFI, et les désaccords profonds entre partenaires (Union européenne, questions géopolitiques, coordination et modus operandi politiques), ont été balayés sous le tapis. Cette situation est aussi surréaliste qu’intenable. À l’heure actuelle, il n’existe pas un mais des programmes de la Nupes.
9. Des commentateurs critiques appellent à un « dépassement » de la Nupes en l’état avec la remise à plat du programme, discuté et approuvé par les militants des divers partis, ainsi qu’un rééquilibrage des candidatures futures pour ne plus surévaluer LFI. On pourrait ajouter la nécessité d’un fonctionnement démocratique du parlement de la Nupes (une coquille vide à l’heure actuelle), une gestion collégiale de l’opposition parlementaire et l’abandon des gesticulations théâtrales des députés insoumis à l’Assemblée nationale qui nourrissent le mépris antiparlementaire. En agissant dans ces domaines, la gauche renforcerait son éligibilité : elle projetterait une image de compétence, et apparaîtrait enfin comme une coalition qui rassemble et défend un programme de gauche clair, répondant aux attentes des Français.
10. Karl Marx commentait dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852) que les « grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois […] : la première comme tragédie, la seconde comme farce ». Pour la gauche française, le processus semble inversé : d’abord la farce avec l’élection d’un président fantaisiste, François Hollande, dont la politique droitière a dilapidé le capital politique de son parti et, partant, de la gauche, suivie par la tragédie (en cours) : une gauche en crise dirigée par un autre politicien fantaisiste, Jean-Luc Mélenchon. Le néolibéralisme patelin de Hollande et le populisme égotique de Mélenchon sont les deux faces du discrédit d’une gauche que les électeurs ne prennent plus au sérieux. Pour être compétente, rassembleuse et émancipatrice, la Nupes doit maintenant exiger que Mélenchon laisse sa place à celles et ceux qui se préoccupent encore de sauver la gauche.