Savoirs

Image légendée, histoire légendaire – coda à la querelle Didi-Huberman / Traverso (1/2)

Historien de l'art

La querelle qui a opposé Georges Didi-Huberman et Enzo Traverso dans les colonnes d’AOC n’a pas trouvé de point de résolution : en cause, notamment, le sens et la portée politiques d’une photographie de Gilles Caron prise en août 1969 à Derry, en Irlande du Nord, lors de la Bataille du Bogside. La légende qui l’accompagnait dans l’exposition « Soulèvements » de Georges Didi-Huberman, indiquant des « manifestations anticatholiques », a semé le trouble et nous a montré que les mots sont des oeillères, qui nous disent comment regarder mais nous empêchent de voir. À partir d’un récit rigoureux de la Bataille du Bogside, le premier volet de ce texte rappelle les risques qu’on encourt à privilégier le verbal au visuel.

«Tout est parti d’une image, d’une seule image[1] », dans le débat qui vous a vu, cher Georges Didi-Huberman, cher Enzo Traverso, vous opposer.

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Depuis la fin mai jusqu’à la fin octobre 2022, vous avez débattu, âprement parfois, de vos prises de position méthodologiques (puisqu’il était question de la bonne manière de regarder une image, de la comprendre et d’en faire usage), mais aussi esthétiques, éthiques, politiques, voire stratégiques (puisqu’il était question, aussi, de la « bonne » manière de se soulever et d’interpréter les soulèvements, ou de permettre à la gauche d’accomplir son télos révolutionnaire). Cela, donc, à partir d’une seule et même image, qui s’est avérée une véritable boîte de Pandore.

Cette image-là est une photographie de Gilles Caron (fig. 1), dont la légende évoque des « manifestations anticatholiques à Londonderry, Irlande, août 1969 ». L’inclusion de cette photographie dans l’exposition Soulèvements relèverait d’un « égarement » selon vous, Enzo Traverso, car elle montrerait nécessairement – puisque la légende l’affirme – deux jeunes Protestants unionistes exécutant la danse assassine et tristement banale de la ségrégation que subissent les Catholiques depuis plusieurs siècles déjà.

Il ne m’incombe pas, à travers cette lettre, d’intercéder en la faveur de l’un ou de l’autre. J’aimerais seulement défendre l’approche qui me semble la plus pertinente et la plus prudente lorsque l’on est confronté à une photographie de presse. Cela ne signifie pas pour autant que toutes les autres approches soient contre-indiquées : tout dépend de ce que l’on cherche à en tirer, et la richesse de vos échanges à partir de cette seule photographie en a bien témoigné. Les savoirs les plus fiables, il me semble, ne s’ancrent que dans la confrontation des idées et des méthodes et non dans leur isolement.

*

Pour le dire franchement, les incertitudes et les interrogations – nombreuses, fertiles, obsédantes – qu’a provoquées l’image en cause ne m’étonnent pa


[1] Georges Didi-Huberman, « Qu’est-ce qu’une image de gauche ? », aoc.media, 18 juillet 2022.

[2] Guillaume Blanc, Clara Bouveresse, Isabella Seniuta, Gilles Caron. Un monde imparfait, Cherbourg, Le Point du Jour, 2020.

[3] « Il n’y a aucune raison pour que ce monde imparfait et ennuyeux qui m’a été donné à la naissance, je sois obligé de l’assumer et de l’améliorer dans la mesure de mes moyens. On subit toujours, mais de diverses façons. Ne rien faire, c’est désolant. Jouer un rôle, c’est prendre son siècle en main, en être imprégné tout entier. » (Lettre du 6 mai 1960, publiée dans Gilles Caron. Scrapbook, Paris, Lienart, 2012, p. 37 ; cf. le recueil Gilles Caron, J’ai voulu voir. Lettres d’Algérie, Paris, Calmann-Lévy, 2012).

[4] Michel Poivert, Gilles Caron. Le conflit intérieur, Arles/Lausanne, Éditions Photosynthèses/Musée de l’Élysée, 2013.

[5] Gilles Caron, entretien avec Jean-Pierre Ezan, Zoom, mars-avril 1970, repris dans Gilles Caron, Scrapbook, op. cit., p. 261.

[6] Au Cellier à Reims, à Cherbourg au Centre d’art Le Point du Jour, à Brest à l’Atelier des Capucins puis à la Galerie municipale de Betton.

[7] Clara Bouveresse, « Le soulèvement. Derry, 1969 », dans Guillaume Blanc, Clara Bouveresse, Isabella Seniuta, Gilles Caron. Un monde imparfait, op. cit., p. 72-85.

[8] Gilles Caron, Pauline Vermare, Insurrections. Irlande du Nord, 1969, Paris, Éditions Photosynthèses, 2019.

[9] Mariana Otero (réal.), Histoire d’un regard, documentaire, production Archipel 33/Denis Freyd, 2020.

[10] Michel Poivert, Gilles Caron. Le Conflit intérieur, op. cit.

[11] Georges Didi-Huberman, « Qu’est-ce qu’une image de gauche ? », art. cit.

[12] L’ensemble du fonds, physique comme numérique, est aujourd’hui conservé à la Médiathèque du patrimoine et de la photographie suite à son dépôt par la Fondation Gilles Caron. Les dossiers relatifs à l’Irlande du Nord comptent environ 3500 fichiers. Il y a cependant de nombreux doublons parmi les photographies noir et blanc ; il est

Guillaume Blanc-Marianne

Historien de l'art, Docteur en histoire de l’art de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, secrétaire général de la Société française de photographie

Notes

[1] Georges Didi-Huberman, « Qu’est-ce qu’une image de gauche ? », aoc.media, 18 juillet 2022.

[2] Guillaume Blanc, Clara Bouveresse, Isabella Seniuta, Gilles Caron. Un monde imparfait, Cherbourg, Le Point du Jour, 2020.

[3] « Il n’y a aucune raison pour que ce monde imparfait et ennuyeux qui m’a été donné à la naissance, je sois obligé de l’assumer et de l’améliorer dans la mesure de mes moyens. On subit toujours, mais de diverses façons. Ne rien faire, c’est désolant. Jouer un rôle, c’est prendre son siècle en main, en être imprégné tout entier. » (Lettre du 6 mai 1960, publiée dans Gilles Caron. Scrapbook, Paris, Lienart, 2012, p. 37 ; cf. le recueil Gilles Caron, J’ai voulu voir. Lettres d’Algérie, Paris, Calmann-Lévy, 2012).

[4] Michel Poivert, Gilles Caron. Le conflit intérieur, Arles/Lausanne, Éditions Photosynthèses/Musée de l’Élysée, 2013.

[5] Gilles Caron, entretien avec Jean-Pierre Ezan, Zoom, mars-avril 1970, repris dans Gilles Caron, Scrapbook, op. cit., p. 261.

[6] Au Cellier à Reims, à Cherbourg au Centre d’art Le Point du Jour, à Brest à l’Atelier des Capucins puis à la Galerie municipale de Betton.

[7] Clara Bouveresse, « Le soulèvement. Derry, 1969 », dans Guillaume Blanc, Clara Bouveresse, Isabella Seniuta, Gilles Caron. Un monde imparfait, op. cit., p. 72-85.

[8] Gilles Caron, Pauline Vermare, Insurrections. Irlande du Nord, 1969, Paris, Éditions Photosynthèses, 2019.

[9] Mariana Otero (réal.), Histoire d’un regard, documentaire, production Archipel 33/Denis Freyd, 2020.

[10] Michel Poivert, Gilles Caron. Le Conflit intérieur, op. cit.

[11] Georges Didi-Huberman, « Qu’est-ce qu’une image de gauche ? », art. cit.

[12] L’ensemble du fonds, physique comme numérique, est aujourd’hui conservé à la Médiathèque du patrimoine et de la photographie suite à son dépôt par la Fondation Gilles Caron. Les dossiers relatifs à l’Irlande du Nord comptent environ 3500 fichiers. Il y a cependant de nombreux doublons parmi les photographies noir et blanc ; il est