Ukraine, Russie : les sciences sociales à l’épreuve de la guerre
Que devient le travail du politiste ou du sociologue lorsque son terrain se trouve plongé dans un conflit armé ? La guerre d’Ukraine, à l’instar d’autres guerres passées et à venir, met en péril les enquêtes en cours dans les sociétés russe et ukrainienne, tout en ouvrant de nouveaux questionnements.
L’impact le plus violent concerne de toute évidence les chercheurs originaires des pays en guerre. Pour les collègues ukrainiens, ce pays n’est pas seulement un terrain de recherche, mais aussi un lieu de vie et de travail. L’exil d’un grand nombre d’entre eux, à l’intérieur et en dehors du pays, de même que la grande précarité, voire l’insécurité physique permanente auxquelles ils se trouvent souvent confrontés, entravent leur vie professionnelle. Souvent bien établis dans leurs pays respectifs avant la guerre, beaucoup se retrouvent à faire vivre des familles entières en exil avec, souvent pour seule ressource financière provisoire, les programmes d’accueil mis en place dans différents pays de l’Union européenne.
Si la plupart des collègues réussissent à maintenir une activité d’enseignement, ils ne peuvent souvent hélas que maintenir une co-présence avec les étudiants. Quant aux recherches scientifiques, elles s’exercent dans des conditions très éloignées des exigences minimales permettant d’assurer la sérénité du travail intellectuel. Les chercheurs en formation éprouvent quant à eux de grandes difficultés à se projeter dans l’avenir, qu’ils soient près ou loin de chez eux. Ces problèmes touchent également les chercheurs russes opposés à l’agression armée qui ont quitté le pays dans des proportions inédites.
Si la guerre pèse incontestablement sur la recherche produite en Ukraine et en Russie, elle affecte également les conditions de production du savoir dans nos pays. Les chercheurs, notamment les spécialistes de la zone, sont confrontés à des problèmes d’accès au terrain, à la nécessité de répondre à une demande sociale aussi intense qu’inhabituelle, mais doivent aussi faire face à la transformation de l’objet même de leur recherche. La guerre questionne d’un côté les contours et les limites du métier du politiste, de l’autre son rôle dans la cité et son espace d’intervention.
L’accès au terrain
Les terrains russe et ukrainien sont aujourd’hui fermés aux chercheurs étrangers. Si le ministère des Affaires étrangères place la Russie dans une zone « orange » où il est déconseillé de se rendre sauf raisons impératives, il n’est plus possible de faire de la recherche dans ce pays en raison de l’arrêt des coopérations académiques depuis l’invasion, mais aussi d’une suspicion à tous les niveaux qui met en danger non seulement le chercheur français sur le terrain, mais aussi ses interlocuteurs locaux. Les accusations d’espionnage et de trahison vont en effet bon train. L’Ukraine, quant à elle, est intégralement placée en zone « rouge », ce qui bloque la délivrance d’autorisations de mission dans ce pays par nos institutions (universités, CNRS…).
Pourtant, paradoxalement, l’Ukraine demeure un pays assez facilement accessible, où l’enquête de terrain est envisageable à titre individuel en prenant des précautions équivalentes à celles que pratiquent au quotidien les collègues locaux : éviter les zones de front, s’abriter en cas d’alertes aériennes, ne pas s’écarter des voies déminées dans certains territoires. Il faut noter par ailleurs que l’Ukraine est classée dans les zones « fortement déconseillées » depuis le début de la guerre dans le Donbass en 2014. La plupart des chercheurs ont cependant poursuivi leurs recherches dans le pays, avec ou sans ordres de mission, dans le contexte d’une zone de front stabilisée, bordant les républiques séparatistes de Donetsk et de Louhansk, où l’accès était effectivement impossible.
La fermeture du terrain frappe inégalement les chercheurs selon leur statut et leur niveau d’avancement. Les plus durement affectés sont les doctorants qui, après avoir fait l’effort d’investir un terrain, se trouvent dans l’impossibilité de collecter ou de compléter le matériau empirique nécessaire pour répondre à leur question de recherche. Pour certains, la fermeture résultant de la guerre fait suite à une autre fermeture, due à la pandémie de Covid-19, où les déplacements sur le terrain étaient déjà impossibles. Dans un contexte de pression sur le financement et la durée des thèses, la guerre peut donner un coup d’arrêt à la recherche pour de nombreux jeunes collègues. La fermeture du terrain pour une durée incertaine peut aussi décourager un certain nombre de futurs masterants et doctorants, créant un creux générationnel à un moment où la demande d’analyses est particulièrement élevée.
Les conséquences sont moins dramatiques pour les chercheurs en poste, même s’ils doivent réorienter leurs activités. S’ils peuvent aisément créer des espaces – séminaires, conférences – pour valoriser les travaux en cours, notamment menés par leurs collègues russes et ukrainiens, ils doivent néanmoins repenser leur rapport au terrain. Ils peuvent renoncer, étudier de nouveaux objets ou ajuster leurs travaux à de nouvelles conditions de travail, par exemple en enquêtant sur les populations ukrainiennes et russes exilées à l’étranger. Les travaux sur la société russe nécessitant une présence impérative sur place ne seront en revanche plus possibles : ils peuvent néanmoins faire l’objet, si le sujet s’y prête, d’une modification de l’échelle d’analyse ou d’un resserrement conceptuel. Maniée avec précaution, l’étude des réseaux sociaux donne ainsi accès à des formes d’expression politique qui présentent un intérêt pour l’enquête sociologique.
Le terrain numérique ou distant peut-il pour autant se substituer à l’enquête sur place ? Il est certain que la diffusion d’Internet, généralisée grâce aux restrictions sanitaires de 2020-2021, facilite la conduite d’entretiens en ligne ou l’organisation d’événements scientifiques. Le travail sur les sources numériques peut aussi s’appuyer sur des corpus riches et conséquents, mais soulève d’importants problèmes théoriques qui en limitent l’acceptabilité scientifique. L’ethnographie politique, chère à beaucoup d’entre nous, s’en trouve en effet cantonnée à certains sujets, au risque d’entraîner des biais importants. On peut s’interroger ainsi sur la durée pendant laquelle les chercheurs pourront bénéficier de l’« effet d’inertie » des dynamiques sociales, et s’appuyer sur ce qu’ils savaient des terrains russe et ukrainien d’avant la guerre pour formuler des hypothèses à peu près solides. De nombreux chercheurs russes en exil évoquent d’ailleurs eux-mêmes le risque de se couper de la réalité sociale.
Marquées par un déséquilibre centre-périphérie, les recherches sur l’espace post-soviétique se sont pendant longtemps concentrées principalement sur la Russie aux dépens des autres pays de la zone. Bien que cet écart ait été comblé durant une courte décennie, la fermeture du terrain russe sur le long terme permettra d’interroger la place de la Russie dans la zone et d’accorder davantage d’attention aux États voisins. Ce décentrement nécessaire conduira à questionner l’héritage impérial qui a pu irriguer inconsciemment les études russes et post-soviétiques et à repenser les grilles d’analyse.
Enfin, la fermeture du terrain pour les chercheurs en poste au CNRS ou à l’université contraste avec la surabondance simultanée d’autres acteurs français en Ukraine. Alors que les responsables politiques (président de la République, ministres, parlementaires…) se rendent sur place, des professionnels de la production de connaissances sont également présents : journalistes, chercheurs des think tanks privés ou experts missionnés par différentes instances publiques ou organisations internationales. Malgré la qualité indéniable des analyses produites par certains de ces acteurs, ce déséquilibre dans l’accès au terrain peut s’avérer préjudiciable à la compréhension générale des contextes considérés.
Il ne s’agit pas ici d’affirmer que les chercheurs seraient les seuls acteurs à détenir les clefs de la réalité sociale locale, mais de rappeler la spécificité du regard scientifique, qui consiste à poser des questions détachées de l’actualité brûlante, à apporter une profondeur historique due à la fréquentation du terrain au long cours, à proposer des pas de côté et des problématiques originales, enfin à s’irriguer de travaux et de questionnements comparatifs.
Ne nous y trompons pas : beaucoup de chercheurs spécialisés sur l’Ukraine et la Russie ne renonceront pas à leur terrain et trouveront le moyen de s’y rendre. Aujourd’hui, plus que jamais, la demande sociale et institutionnelle d’analyses portant sur la Russie et l’Ukraine est intense. Aussi doit-elle s’accompagner, au niveau des institutions de recherche, d’une réflexion sur les conditions de production de ce savoir et sur la protection des chercheurs sur place.
Faire face à la demande sociale
L’agression russe du 24 février 2022 a propulsé la Russie et l’Ukraine sur le devant de l’actualité politique, en générant un besoin de comprendre à la mesure du choc. Certes, les correspondants locaux des médias internationaux, souvent basés sur le terrain depuis plusieurs années, connaissaient remarquablement bien ces pays, et ont pu apporter immédiatement des éclairages. La grande majorité des journalistes qui ont eu à couvrir cette guerre disposaient cependant de connaissances limitées et les chercheurs ont été immédiatement sollicités pour apporter des explications et des mises en contexte. Au début de la guerre, certaines et certains d’entre nous ont reçu plusieurs dizaines de sollicitations médiatiques par jour. Même au bout de plusieurs mois de guerre, les demandes des médias ont continué à affluer à un rythme soutenu. À cela s’ajoutent de nombreuses demandes émanant d’institutionnels, notamment des décideurs publics et de cercles de réflexion qui font appel à l’expertise des chercheurs spécialistes de la zone. Enfin, des conférences et événements publics se sont également multipliés un peu partout en France.
Cette demande accrue de la société doit susciter une réflexion sur les contours du métier de chercheur dans la cité. Si la dissémination de la connaissance est mise en avant par de nombreuses institutions académiques comme une des missions de l’université, force est de constater que dans l’exercice de son métier, le chercheur est plutôt découragé, par des mécanismes formels et informels, à remplir ce rôle. Les interventions médiatiques sont ainsi souvent assimilées dans notre communauté professionnelle à un exercice d’auto-promotion, à une activité périphérique qui résulte d’un choix individuel. Le temps considérable occupé par les activités à destination du public dans des moments de crise tels que la guerre en cours devient un temps de travail invisible si l’enseignant-chercheur l’effectue sans abandonner aucune de ses obligations statutaires. Aucun indicateur ne permet de l’intégrer dans l’évaluation de ses activités.
Par ailleurs, les compétences et qualités demandées au chercheur dans ces activités au service de la cité diffèrent de celles qui sont valorisées dans la communauté des pairs. Ainsi, le politiste se définit souvent par une compétence thématique telle que la sociologie électorale, les mouvements sociaux ou encore l’étude des régimes politiques. La capacité de conceptualisation qui permet de dépasser un terrain particulier pour formuler des hypothèses plus générales, transposables à d’autres terrains, joue un rôle central dans l’évaluation de la qualité de son travail par les pairs.
À l’inverse, la demande sociale, notamment médiatique, exige le plus souvent du chercheur de mobiliser une compétence globale sur la zone géographique ou culturelle qui constitue son terrain de recherche. On demandera ainsi au chercheur spécialiste du maintien de l’ordre et de l’usage de la violence, dont le terrain est en Russie, de répondre à des questions sur l’attitude des élites et des citoyens russes ordinaires face à la guerre, ou encore sur l’avenir du régime politique russe après Poutine. Régulièrement, les chercheurs sollicités témoignent d’un sentiment de décalage et d’incompétence sur les sujets qui ne relèvent pas de leur thème précis de recherche. Beaucoup choisissent de ne pas répondre à ce type de demandes.
Comme on l’a souligné, les chercheurs sont très demandés dans les médias depuis le début de la guerre d’Ukraine. Ils répondent à un besoin de connaissances sur divers sujets en lien avec le conflit en cours : l’histoire et les politiques mémorielles, le régime et les élites, l’économie et ses acteurs, l’armée et les pratiques combattantes, les organisations non gouvernementales et les citoyens, la résistance et la loyauté…
Cependant, si l’apport des chercheurs à la compréhension de la guerre a été considérable au début du conflit, que deviendront leur capacité d’analyse sans soutien institutionnel à la production de recherches sur la zone ? Quid de l’accès au terrain, sans lequel les spécialistes de la zone risquent de se transformer progressivement en commentateurs distants, formulant des hypothèses sans avoir les moyens de les vérifier ? Le risque est grand de revenir à une analyse politique et sociale telle qu’on la connaissait durant la guerre froide, où l’analyse des arcanes du pouvoir (la « kremlinologie ») se substituait aux analyses sociologiques et où la connaissance de la société passait par le récit des émigrés soviétiques, en attendant le prochain « dégel » ou la prochaine « perestroïka ».
Des objets de recherche qui se dérobent ?
Le non accès au terrain dans ces moments est d’autant plus problématique que l’objet de recherche peut subir des transformations observables uniquement sur place. La guerre et son lot de violences extrêmes peuvent provoquer chez celui qui est familier d’un terrain une forme de sidération qui se traduit par un suivi compulsif de l’actualité, à distance, interdisant toute neutralité axiologique et laissant place à un vécu principalement émotionnel. On se trouve par ailleurs dans une forme de dépendance vis-à-vis de sources journalistiques ou de la littérature d’expertise. Il n’est pas sûr, toutefois, qu’au moment de renouer pleinement avec la posture de chercheur, lorsque le terrain se rouvre, cette expérience soit sans intérêt et n’apporte aucune valeur ajoutée pour la recherche.
Comment saisir l’objet guerre qui semble être à nul autre pareil ? Comment continuer à travailler sur des objets de recherche construits en temps de paix, alors même que tout semble bouleversé par la guerre, et que l’on questionne la permanence des logiques et structures sociales qui servaient de base à nos analyses ? Comment appréhender les positions des acteurs dans une Ukraine où les combats, les destructions, les migrations, la mobilisation générale semblent avoir bouleversé les hiérarchies sociales et recomposé la société ? Comment rester pertinent sur le terrain russe où l’accélération des logiques autoritaires et militaires, combinée à la fermeture du pays, laisse peu de prise à l’analyse des dynamiques sociales, des rapports de force entre élites, de la légitimité du régime, des clivages générationnels ou des rapports de genre ?
Les sciences sociales nous invitent pourtant à un parti-pris consistant à refuser l’exceptionnalisme. Refuser de considérer que les logiques sociales et les processus sociaux ordinaires ont été suspendus ; refuser la pathologisation souvent mobilisée à propos de la violence ; refuser d’aller chercher des causes efficientes et des explications exceptionnelles.
Les approches continuistes nous aident à penser ensemble le recours à la violence/l’engagement violent de ceux qui deviennent des combattants (après avoir été des activistes non violents). Ils nous permettent de penser la violence comme un répertoire d’action parmi d’autres, qui peut être interprété, dans une perspective interactionniste, en regard des trajectoires des acteurs et des contextes. Il y a une véritable plasticité de l’outillage théorique des sciences sociales qui aide par exemple à cerner les dynamiques de continuité de la « paix » à la guerre et de la guerre à la « paix », du passage de l’engagement militant à l’engagement militaire, des logiques d’adhésion aux logiques de répression.
Le temps des analyses structurées de la guerre en cours viendra plus tard. Le moment actuel est celui de l’incertitude, mais d’une incertitude indispensable qu’il faut laisser se déployer. La mise en place de projets de recherche ambitieux aux objets soigneusement ficelés est peu compatible avec le bouleversement introduit par une guerre en cours. En revanche, il est plus que jamais temps d’imaginer une recherche institutionnellement fluide, adaptative, ouverte, accueillante aux jeunes chercheurs et aux collègues internationaux, car ce sont les intuitions et les échanges d’aujourd’hui qui fondent les connaissances utiles demain.
NDLR : cet article est publié dans le cadre d’un partenariat avec l’Association Française de Science Politique et son webinaire « Poli(cri)tique », dont l’épisode consacré aux sciences sociales face à la guerre d’Ukraine est consultable ici.