Dormeveille
C’est dormant à moitié dans un dictionnaire du moyen français que l’on découvre le beau mot de dorveille : cet état, nous dit-on, entre la veille et le sommeil, qui prend aussi parfois la forme de dormeveille. C’est ce qu’on appellerait aujourd’hui un mot-valise, mais, par force, plus ancien que ces grandes malles des voyageurs bourgeois du dix-neuvième siècle qui donnèrent leur nom au concept. Elles permettaient de stocker sans les froisser de beaux habits sur cintre ; la malle était ensuite posée verticalement, à côté du lit d’auberge où le jeune homme occupé de Grand Tour connaîtra comme il se doit quelques aubes frileuses, quelques émerveillements. La valise, comme le mot, s’ouvrait en son milieu, offrait deux cavités qui faisaient deux penderies. D’un côté, la veille : et ce sont les habits du jour, du commerce avec les hommes, ceux qui montrent qui l’on est, qui l’on veut être aux yeux des autres ; et aussi les habits de la nuit noctambule, des inversions carnavalesques, de ce qu’on n’a pas le droit d’être et qu’on se plaît, le temps d’une fête, à jouer : habits, encore, du jeu conscient, de l’identité choisie. Et puis, de l’autre côté, le sommeil : et cette fois, si l’on descend dans la cavité qui s’est ouverte lorsque la malle a été fendue en deux (car voilà bien qu’étrangement ce sont des escaliers que l’on y trouve, et ils s’enfoncent, parfois raides, parfois en colimaçons vertigineux, parfois encore en pente douce et en paliers accueillants), alors on ne choisit rien : les oripeaux nous tombent dessus et, en subissant le poids, nous errons parmi les étoffes et les monstres rampants jusqu’à trouver le chemin, tantôt long, tantôt court, qui nous mènera vers l’autre bord : alors s’éveillera-t-on un peu confus, puis bientôt oublieux de tout ce qu’on aura fait, et vêtira le costume préparé la veille pour le beau lendemain.
La dorveille est entre les deux : là où se tient celui qui hésite devant la malle ouverte, faisant un pas d’un côté, un pas de l’autre ; ou bien, c’est presque le même endroit, seules les sensations y sont différentes, cette place étroite au milieu des cintres quand la malle est close, qu’on s’y est laissé enfermé et que, dans l’obscurité qui est parfois consolante et parfois terrifiante on cherche à tâtons son chemin, au risque de tomber dans l’escalier sans l’avoir voulu ou bien de demeurer sans repos parmi les personnages du jour, avec leurs soucis, leurs demandes, leurs doigts crochus qui nous agrippent et nous empêchent d’aller de l’autre côté tant il faudrait s’occuper d’eux, de cette lettre à laquelle ils n’ont pas répondu, de cette somme d’argent qu’on leur doit, de ce regard qu’ils nous ont jeté ce matin et qu’on n’a pas compris.
Ce tenir dans cet entre-deux, ce n’est pas tout à fait l’insomnie, mais le lieu incertain du glissement inaccompli, suspendu : on est près de tomber, quelque chose nous retient ; et l’on tisse ensemble la pensée consciente et le rêve comme on se retourne dans le lit, jusqu’à ce que l’un des deux nous tire à soi. En français du XIVe siècle, on « fait la dorveille » : et la locution suppose déjà une part étrange d’actif, puisqu’on la « fait », dans le passif supposé par cette position allongée. Chez Guillaume de Machaut, dans La Fontaine amoureuse, « faire la dorveille » désigne précisément ce temps des assoupissements brefs dans lesquelles la conscience ne cède pas entièrement :
Il n’a pas lonc temps que j’estoie
En un lit ou pas ne dormoie,
Einsois faisoie la dorveille,
Com cils qui dort et encor veille,
Car j’aloie de dor en dor,
Pour ce qu’assez envis m’endor,
Quant aucune merencolie
Avec ma pensee se lie.
La traduction en français moderne de Jacqueline Cerquiglini-Toulet en fait un « sommeil éveillé », oxymore plus brutal et, au fond, non moins poétique :
Il n’y a pas longtemps que j’étais
Dans un lit où je ne dormais pas.
Au contraire, je m’adonnais à un sommeil éveillé
Comme celui qui dort, et veille pourtant encore.
J’allais en effet de somme en somme,
Car je m’endors bien difficilement
Quand la mélancolie
A ma pensée se lie[1].
C’est au tout début du poème : le narrateur raconte que, se trouvant dans une maison qui ne lui est pas familière, il a entendu, au moment précis où il se trouvait dans cet état incertain, le gémissement sourd d’une créature mystérieuse ; il se redresse sur son coude, écoute la dolence : c’est un amant parlant à sa dame. Alors il saisit ses instruments d’écriture et prend en note la complainte. La dorveille peut donc être aussi ce moment où l’œuvre nous est dictée comme en rêve, mais en un rêve encore conscient, assez lucide, assez lointain, pour qu’on puisse en garder tout ce qu’il nous donne. Ailleurs, dans La Prise d’Alexandrie, Machaut en donne une définition simple d’apparence : « Qu’on dit que cils fait la dorveille / Qui dort de l’ueil et dou cuer veille[2] » (on dit qu’il fait la dorveille, celui qui dort de l’œil et du cœur veille). Ce qui demeure ici aux aguets n’est pas tout à fait la conscience active mais les passions qui continuent de sourdre, dans les intermittences de l’organe qui les porte. Si insaisissable que soit cet état, on peut vouloir le cultiver : ainsi de Dali qui, s’endormant dans une position inconfortable pour ne pas sombrer tout à fait, revenait au rivage au moment exact où il allait s’en éloigner : la cuillère qu’il tenait lui échappait des mains dès qu’elles se relâchaient, tombait avec fracas et il se ressaisissait, la tête pleine des images seulement aperçues en bas de l’escalier et prompt à les retenir pour peut-être les peindre. Comme pour le narrateur de La Fontaine amoureuse, mais plus activement, il s’agit de saisir le moment où l’œuvre nous est murmurée avant qu’elle ne nous échappe. C’est encore cet état de demi-conscience que peuvent donner la torpeur alcoolique, les drogues psychotropes ou même, simplement, la vigilance prolongée qui vient peupler le jour de fantasmes hallucinés.
Si, sortant du dictionnaire historique, l’on tape aujourd’hui dans un moteur de recherche ce beau mot de dorveille, il nous emmènera vers des trésors de conseils en développement personnel, des panacées offertes aux insomniaques et prendra la guise d’une simple alternance : veille, puis sommeil, puis veille. Ce n’est pas tout à fait aller « de dor en dor » à la façon du narrateur de La Fontaine amoureuse, qui se plaint de mélancolie et qu’elle le ramène sans cesse à l’éveil quand il voulait sombrer, quand il croyait le faire. Ici, ce sont des phases longues, en cycles de plusieurs heures : une nuit par exemple coupée en son milieu d’une aube intermédiaire. Souvent, cette dorveille moderne se réclamera des travaux passionnants de l’historien américain Roger Ekirch et de ses découvertes sur le sommeil biphasé, qui apparaissait comme normal sinon universel au moins jusqu’à l’aube de la révolution industrielle[3] et que l’on veut parfois ressaisir aujourd’hui dans l’espoir de trouver, dans le sommeil haché, une raison et une vertu. Mais penser la dorveille comme une simple oscillation d’un état l’autre, c’est en abuser les sens et en neutraliser la puissance inquiétante. Elle est, tout au contraire d’un rythme maîtrisé, un interrègne où, parmi les phénomènes morbides nés de cette crise où l’ancien meurt, où le nouveau ne peut pas naître[4], on comptera moult chimères à grandes dents, à queue de massue, à dos d’écailles dressées comme autant de crénelures, à l’œil torve qui semble dépourvu de paupière. Ce sont les cauchemars des angoisses enfantines : non ceux-là qui surgissent soudain dans le sommeil et parfois l’assassinent mais ceux qui, cachés dans l’armoire, se tiennent prêts à bondir si l’on fermait trop l’œil.
En 1988, le romancier sicilien Giuseppe Bonaviri publia Il Dormiveglia, traduit en français par Jacqueline Bloncourt-Herselin La Dormeveille[5]. Le titre français, s’il semble un rendu littéral, contient cependant un écart en cela que Bonaviri utilisait un mot relativement courant dans l’italien du XXe siècle, quand son pendant français s’était absenté des dictionnaires ; et c’est aussi la vertu des traductions d’aller tirer de leur demi-sommeil les mots précieux qu’une langue allait oublier. C’est un roman étrange, inquiétant, faussement familier ; et auquel on ne saurait tout à fait assigner un genre, le conte philosophique, la science-fiction, le récit de voyage, le fantastique. Cette indécision en fait formellement, et ce n’est pas la moindre de ses beautés, le miroir exact de son objet. Bonaviri était également médecin ; et le roman est parsemé d’idées scientifiques dont on ne sait pas trop si elles se veulent purement fantaisistes ou parées du statut d’hypothèses véritables : ainsi de cette obsession pour les petites démangeaisons ressenties au moment de sombrer et qui, dessinant sur le corps une « cartographie hypnogène[6] », détermineraient la forme des rêves. Avec son ami Epaminondas, le narrateur Mercoledi, médecin lui aussi (mais il est également, parfois, vendeur de pies), recueille des anamnèses oniriques ; Cooper, leur collègue américain, en tire de petits films illustrant les « prérêves » de l’entre-deux, qui sont multiples, juste avant que l’un ne s’impose en même temps que le sommeil. Les films se veulent scientifiques ; mais c’est sur les vagues méditerranéennes qu’en Sicile, après une marche parmi les orangeraies, ils sont projetés et, par là, comme incidemment rendus à leur vérité élusive, chatoyante et instable. La quête du demi-sommeil, dans le roman, se poursuit en avion, bathyscaphe et fusée, à Rome, en Amérique, en Chine et sur la lune ; et il doit, promet-on, en sortir un essai, La Dormeveille, publié simultanément en américain, en russe et en japonais, dont il ne restera finalement que quelques notes éparses dans un italien insulaire qui, peut-être, se sentait provincial et savait en tirer sa force. Elles sont réunies à la fin du roman du même nom, comme un manuscrit trouvé en preuve que les hommes auront cherché à comprendre. C’est « dans un langage baroque[7] », écrit le narrateur, qu’Epaminondas et Cooper développaient leurs théories sur la dormeveille. Baroque : c’est, pourrait-on croire, le trope de l’illusion et du songe dont on ne sait s’ils sont plus réels que le réel. Cependant cette ambiguïté supposerait non pas un entre-deux, mais une binarité dont on ne sait simplement pas trop quelle face elle présente. Ce qu’il y a de baroque dans le « livre dans le livre » c’est peut-être surtout la prose irrégulière, flamboyante, chantournée, parsemée de fragments lumineux ; et par exemple « que toute chose, même la rose, le chardonneret et l’agneau qui prie Jésus, connaît, comme fin dernière, le demi-sommeil[8] ».
Cette quête de la dormeveille, en apparence interrogation froide sur la part des irritations de la peau et des « oscillations neutroniques cellulaires » dans l’apparition et le modelage des rêves[9], trahit une obsession sourde pour la mort ou, plutôt, le mourir – autre entre-deux. Obsession, aussi, pour la lente corruption qui l’accompagne : pourrissement des moribonds dans les brumes d’un hôpital du Lazio ; assèchement subtil, pollution implacable, dévoiement pathétique où les rivières s’éteignent, où les oiseaux agonisent, où une civilisation s’égare dans un progrès aux promesses trompeuses. C’est par un escalier en colimaçon que les personnages pénètrent, sous le Vatican, un monde souterrain semblable à la dormeveille et où tout est possible. Mercoledi, hanté, dans ce monde-là, par le fantôme de son père, se remémore le lazaret insalubre de ses derniers jours et les expectorations des mourants qui étaient rejetées dans le fleuve, le Cosa, « qui a le débit d’un petit torrent, et dont les rives sont couvertes de pneus hors d’usage, de sacs en plastique, de chats crevés et de rats[10] ». On ne voit jamais, remarque-t-il encore, dans les rues de Rome, de carcasses d’oiseaux : où vont-ils donc mourir, se demande-t-il tandis que, sur les murs de la ville, les slogans publicitaires s’étalent comme des rêves peints mais tristes et monotones. Au Vatican, le pape Jean-Paul, de son balcon, évoque la « révolution télématique » qui s’apprête à changer tous les aspects du monde…[11]
Le livre de Bonaviri, est-on parfois tenté d’écrire, est profondément onirique ; mais comme ces hybrides de grenades et d’amandes qui, dans la campagne sicilienne, font des fruits d’un vert tendre veinés de rouge sanglant, il est entrelardé d’un réel sans cesse rappelé, par l’égrènement des dates et de la catastrophe qui, déjà, vient (« Le même jour, Joseph nota sur le journal de bord qu’ayant quitté le sol au coucher du soleil, nous nous étions immergés le 7 mai 1987, année où beaucoup de nos amis, parents, oiseaux, oliviers, amandiers et ruisseaux étaient déjà morts ou avaient complètement disparu de ce monde[12] ») ; où même l’exotisme daté, l’orientalisme un peu kitsch se voit renversé brutalement en une demi-phrase (« À travers des régions arides, nous passâmes dans des villages habités par des chameliers, des petits commerçants, des vagabonds, et par des femmes qui, dans de grands récipients, travaillaient des déchets d’hydrocarbures pour en faire des fibres textiles[13] »). Enfant, le narrateur avait regardé dans les yeux morts d’une enfant emportée par la tuberculose ; et là, il avait vu, déjà, des chauves-souris trépassées, d’un virus nouveau peut-être ; des arbres desséchés, des étoiles tombantes[14]. La dormeveille, approchée par ces multiples visions, ne prend pas tout à fait consistance au fil du roman : elle demeure inapprochable et c’est la force du genre de seulement rendre l’épaisseur de cet obscurcissement. Ainsi peut-elle aussi prendre la guise de tous ces états d’entre-deux que l’on voudra y voir : et par exemple le regard éteint et le cœur intranquille dit par Guillaume de Machaut (« qui dort de l’œil et du cœur veille ») ; l’angoisse qui se déploie au moment où le monde diurne s’est absenté, où les créatures, entre chien et loup, prennent leur forme évasive et murmurent leurs menaces de chimères, de fantômes, d’effacement. C’est aussi bien ce regard double, un œil ouvert, l’autre arraché, de ceux qui veillent au milieu du cauchemar.
Noé avait dans le déluge sauvé les animaux. Après le déluge, il s’endort : il devient cultivateur, plante une vigne, s’enivre de son vin et se couche nu sous sa tente. L’épisode biblique de l’ivresse de Noé relate un sommeil profond et c’est seulement à son réveil que le patriarche, apprenant qu’un de ses fils s’est moqué de lui et de sa nudité, condamne sa lignée à l’esclavage. Ce lourd assoupissement aviné, c’est l’inverse de la vigilance ; et il marque aussi l’ouverture de cette histoire où l’homme, se faisant à nouveau maître et possesseur de la nature après en avoir un instant perdu le contrôle, va progressivement asservir ses pareils comme les fils de Cham mais aussi faire mourir, lentement, puis de moins en moins lentement, ces moindres créatures qu’il avait autrefois sauvés. Le dodo sera le premier d’entre eux ; et son nom invite à des fantaisies étymologiques qui ne sont que des fantaisies mais qui, à ce titre-même, portent aussi leur vérité. Ainsi aujourd’hui l’insomnie a-t-elle gagné le monde car il est impossible, même l’œil fermé, que le cœur ne veille pas ; et on ne peut faire mieux qu’aller de dor en dor sans jamais en atteindre vraiment les stations. La cause en était, chez Machaut, cette « mélancolie » qui « a la pensée se lie ». Bonaviri offre cette ultime consolation : dans l’avenir, écrit-il, « pour éviter la pollution terrestre », on viendra peupler les sous-sols creusés de gratte-ciels inversés ; et « ceux qui s’adapteront le mieux seront les sujets mélancoliques, qui, par nature, aiment l’obscurité[15] ». Ils erreront alors, imagine-t-on, le roman refermé, dans des galeries obscures sans savoir s’il fait jour, s’il fait nuit ; dans cet état intermédiaire que donnent la peur, la faim ou seulement le chagrin, refusant depuis leur humeur noire de choisir entre la veille et le sommeil, ils survivront peut-être au prix de se faire croire que ces monstres visqueux qui s’enroulent à leurs pieds pourraient aussi bien n’être que de simples cauchemars.