Légitime défense sur mesure
Invoquer la légitime défense pour justifier des violences mortelles ou non mortelles est devenu banal et ordinaire [1]. Dans les dernières semaines, ce ne sont pas moins de deux crimes policiers le 3 juillet à Nantes, et le 14 août à Paris, une bagarre collective largement médiatisée (affaire Booba/Kaaris) et le procès des meurtriers de Clément Méric qui ont à nouveau contribué à publiciser cette disposition pénale qui permet de ne pas être condamné en cas de coups et blessures ou d’homicide commis pour protéger sa vie, son intégrité physique ou celle d’autrui. C’est d’ailleurs ainsi que la violence défensive a été historiquement pensée et théorisée par des auteurs aussi différents que Hobbes, Locke, Pufendorf, Bentham ou Francis Bacon qui y voyaient une « culpabilité nécessaire ». Et même si certains juristes, criminologues ou philosophes ont essayé de la valoriser pour son caractère répressif – elle ferait baisser le sentiment d’insécurité ou, plus encore, diminuerait les chiffres du crime en permettant d’éliminer les délinquants –, la légitime défense reste, depuis le Code pénal de 1810, une cause d’irresponsabilité pénale comme la folie. « La folie efface le crime », écrivait Michel Foucault [2]. La légitime défense aussi.
Popularisée à la fin des années soixante-dix dans le contexte d’une multiplication des crimes sécuritaires, celle-ci est pourtant une notion plus difficile à appréhender qu’il n’y paraît. Et ce, notamment, parce qu’elle peut être invoquée à la fois par des policiers et des citoyens « ordinaires », et là encore dans des situations très différentes les unes des autres : en cas de vols ou de cambriolages, c’est-à-dire pour faire face à des atteintes aux biens ; ou en cas de violences physiques dans les cas d’une dispute qui dégénère, d’une agression dans le métro ou dans la rue ou lors de violences conjugales. Lorsque l’on parle d’ « affaires de légitime défense », on évoque ainsi des situations extrêmement différentes, et du point de vue du contexte de l’interaction violente, et du point de vue de l’identité de la personne ayant tué et de celle qui a été tuée. Du policier au commerçant qui protège sa boutique en passant par la femme violée ou battue, toutes et tous peuvent essayer de faire « excuser » leur crime de sang en invoquant la légitime défense. Mais toutes et tous peuvent-ils être reconnus par la justice comme ayant tué « en état de légitime défense » ? Que nous dit l’actualité politique et judiciaire des personnes « autorisées » à se défendre et, plus encore, de ce qui est considéré comme devant être défendu par les armes et la violence ?
A la recherche de « l’état de légitime défense »
Avant toute chose, et pour éviter tout malentendu, il faut préciser que la plupart des cas dits « de légitime défense » n’en sont pas. Dans près de 90% des affaires jugées, la violence qui a été commise (par un policier ou un particulier) ne correspond pas à un acte commis en état de légitime défense. Soit la personne n’était pas physiquement en danger et a donc « inventé » une menace ou une agression pour échapper à la répression – je pense ici à de nombreux crimes racistes qui ont lieu dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, mais aussi à de nombreuses bagarres « qui tournent mal » – soit la violence défensive ne correspond pas aux critères dégagés par la loi et la jurisprudence. Pour être reconnu comme ayant tué « en état de légitime défense », il faut en effet avoir réagi à une menace réelle; avoir répondu simultanément à l’agression première (avant il s’agit de préméditation, après de vengeance) ; et surtout avoir respecté la théorie de « l’égalité des armes ». En vertu de celle-ci, on ne peut pas réagir plus violemment que « l’agresseur primitif », c’est-à-dire que celui qui a frappé en premier, et notamment tirer sur quelqu’un qui n’était pas armé. Si bien qu’en raison de tous ces critères, rares sont les homicides qui sont considérés par les juges comme « défensifs », entraînant l’arrestation, l’inculpation et le procès de celle ou de celui qui invoque pourtant la légitime défense.
Autrement dit, lorsque se tient un procès qualifié « de légitime défense » par la presse, il s’agit d’un procès lors duquel la légitime défense n’a pas été retenue par les juges au stade de l’instruction, ce qui laisse aux cours d’assises la charge de juger celles et ceux qui disent avoir tué pour se défendre. Cela vaut pour les cas d’atteinte aux biens comme l’affaire du bijoutier de Nice en 2013 : ce dernier a abattu d’une balle dans le dos l’un des cambrioleurs de sa bijouterie avant d’être condamné à 5 ans de prison avec sursis en août dernier. Mais nous pourrions également évoquer le cas des femmes battues et notamment l’affaire Fatiha Taoui, qui a tué son mari violent venu chez elle avec un fusil et qui a été condamnée en mars 2018 à cinq ans de prison dont deux avec sursis. Les procès de « bavures » policières entrent également dans cette catégorie, à l’instar de l’affaire Damien Saboundjian, ce policier qui a abattu Amine Bentounsi lors d’une course poursuite après un appel signalant un braquage, d’une balle dans le dos, en 2012. Acquitté en première instance, il a été condamné à 5 ans de prison avec sursis en mars 2017. Dans la plupart des cas, la légitime défense n’est donc pas retenue par le jury d’assises, ce qui n’empêche ni les acquittements, ni les verdicts de clémence pour certains auteurs d’homicide.
A qui profite la légitime défense ?
On le sait, l’État opère une « gestion différentielle des illégalismes » [3] : il tolère certains crimes ou délits ou en surcriminalise d’autres en fonction de la classe sociale des justiciables. Aux classes dominantes le contournement de la loi ou du droit, aux classes populaires les condamnations et la prison. La légitime défense s’inscrit pleinement dans cette rationalité pénale qui privilégie les uns aux détriments des autres voire peut être considérée comme une disposition pénale qui discrimine les justiciables en fonction de leur genre, de leur couleur de peau, ou de leur classe sociale.
L’histoire est à ce titre riche d’enseignements : ainsi au Moyen Âge, seuls les nobles pouvaient tuer et invoquer la légitime défense quand les roturiers, face à un danger, devaient fuir sous peine d’être emprisonnés et condamnés. Mais la période médiévale n’est pas une exception. La légitime défense a bien été pensée et construite pour des catégories spécifiques de la population : des hommes (et non des femmes), qui ont quelque chose à défendre (leur honneur, leur intégrité physique mais surtout leurs biens ou leur patrimoine), des policiers.
L’analyse des procès pour légitime défense sur le temps long le confirme : ce sont toujours les mêmes auteurs d’homicides qui sont acquittés ou bénéficient de clémence, et non pas tant parce qu’ils ont été physiquement menacés que parce qu’ils ont été considérés comme ne méritant pas d’être condamnés ou comme ayant tué des personnes qui, elles, « l’ont bien mérité » (des chômeurs, des ouvriers, des jeunes en situation d’exclusion sociale ou issus de l’immigration). Il en va ainsi de très nombreux faux cas de légitime défense policière mais aussi de multiples homicides sécuritaires, à savoir lorsqu’un commerçant, un artisan ou un petit-patron a défendu son bien, son commerce et, plus rarement, son habitation. Les facteurs de cette clémence judiciaire sont nombreux, et doivent beaucoup à la perception de l’interaction violente et de la « personnalité » du tireur et de sa victime par les jurés d’assises. Outre les caractéristiques sociales de ces derniers, la décision du jury est le résultat d’un ensemble de questions visant à déterminer la plausibilité de la thèse de la légitime défense : l’auteur de l’homicide était-il en danger ? A-t-il ou a-t-elle eu peur pour sa vie ou celle d’autrui (un membre de sa famille, un enfant, un voisin) ? Le coup (de feu) mortel avait-il pour but de protéger un bien durement acquis ?
Mais ce type de procès a aussi la particularité d’interroger la qualité de victime de la personne tuée, et, le plus souvent, de procéder à son jugement post-mortem pour la rendre responsable de son décès : que faisait-elle au moment des tirs ? Que dire de sa réputation, de son casier judiciaire, de son comportement et de ses conduites passées ? La personne tuée ne représentait-elle pas, in fine, une menace pour la société ? Et c’est souvent dans l’opposition entre un « honnête homme » et une victime dont la vie est dépréciée que se jouent les verdicts des jurés d’assises, cette opposition recoupant des différences sociales qui favorise l’auteur de l’homicide, même si sa vie n’était pas en danger.
Les femmes battues : les grandes oubliées de la légitime défense
Le 1eroctobre, sur une grande chaîne télévisée, va être diffusée Jacqueline Sauvage : c’était lui ou moi, un téléfilm dans lequel l’actrice Muriel Robin incarne celle qui a tué son mari de trois coups de fusil de chasse dans le dos en 2012. Comme toute affaire de légitime défense, notamment lorsque l’auteur de l’homicide est une femme, son cas a fait polémique. Et ce d’autant plus que Jacqueline Sauvage a été condamnée par deux fois par les jurys d’assises avant d’être graciée par le président de la République, l’acte de François Hollande ayant été perçu comme remettant en cause l’autorité de la « chose jugée ». Coupable pour les uns, ayant agi pour mettre fin à des années de violences pour d’autres, son affaire a mis en lumière l’inégalité entre hommes et femmes lorsqu’il s’agit de prouver « l’état de légitime défense » et entraîné de vifs débats sur la spécificité de ces « crimes » conjugaux.
En réalité, dès l’Antiquité, le viol et les « atteintes graves à la pudeur » sont considérés comme un « mal irréparable » pouvant justifier l’homicide. Néanmoins, en ce qui concerne les violences physiques, les législateurs français mais également étrangers n’ont jamais pris en compte la spécificité des violences conjugales. Si bien que le meurtre d’un mari ou d’un conjoint violent est soumis aux mêmes critères que les autres crimes de sang dits « défensifs », et en particulier à deux d’entre eux qui empêchent que les femmes battues soient reconnues comme ayant tué en état de légitime défense : celui de la simultanéité et celui de la proportionnalité.
Seul le Canada, en 1990, a légiféré sur « le syndrome de la femme battue » et consacré le principe de « la légitime défense différée » qui permet, après avis d’un expert, de comprendre l’état d’esprit de celle qui est passée à l’acte. Si un projet de loi semblable a été déposé en 2016 suite à l’affaire Jacqueline Sauvage, le sujet n’a guère préoccupé les politiques et les débats sur le retournement des violences conjugales furent vite clos. La France n’est d’ailleurs pas isolée en la matière puisque les seules réformes législatives envisagées ou votées par les représentations nationales aujourd’hui en Europe et au-delà sont soit relatives à la légitime défense policière, comme en France après les attentats du 13 novembre 2015, soit relatives aux atteintes aux biens comme les vols ou les cambriolages. Ainsi au Royaume-Uni et en Italie, de récentes lois visent à protéger de la justice les hommes qui ont mobilisé les armes à des fins sécuritaires, les faisant échapper aux poursuites s’ils croyaient honnêtement être en danger. Matteo Salvini, le ministre de l’Intérieur italien qui aime arborer des T-Shirts La défense est toujours légitime et qui est proche du lobby des armes, a d’ailleurs en juillet 2018 déposé un nouveau projet de loi étendant encore un peu plus le champ de la légitime défense, notamment en supprimant le critère de proportionnalité entre l’attaque et la réaction violente [4]. Ce phénomène éclaire alors à la fois les implications concrètes de l’idéologie sécuritaire – l’incitation à s’armer, la légitimité donnée à certains crimes de sang, la construction de cibles à abattre – et la centralité prise par la « légitime défense du patrimoine » dans les démocraties occidentales.