Décivilisation : prendre Elias au sérieux
Les mots, accessibles à tous, ne sont la propriété de personne. C’est ainsi qu’un jeune prétendant à la présidence de la République, idéologiquement ancré dans la droite libérale-conservatrice, a pu ériger le terme « révolution » en un mot d’ordre de sa campagne sans qu’on puisse formellement lui en faire grief.
Toutefois, il est évident que son usage de ce mot s’écarte de la signification émancipatrice qui lui est traditionnellement prêtée par la gauche politique. Pour le candidat, devenu président, le mot « révolution » exprime la volonté d’intensifier l’emprise de la dynamique d’accumulation capitaliste sur l’État et la société. Et bien que cette dynamique menace de façon avérée la survie de l’humanité, cela n’altère en rien son droit de qualifier cette ambition de « révolutionnaire », tant qu’il est sans équivoque dans sa communication et qu’il n’induit pas le public en erreur.
Ce qui vaut pour le mot « révolution » s’applique mutatis mutandis au mot « décivilisation », récemment prononcé par ce même président de la République pour poser un diagnostic sur les maux qui affligent la société française et exhorter le gouvernement à agir. Ce terme résonne facilement avec les fantasmes d’idéologues d’extrême droite, à l’instar de Renaud Camus, qui l’a inscrit en titre d’un livre paru en 2011. Cependant, la sémantique de la « décivilisation » véhiculée dans cette littérature – si on peut l’appeler ainsi – rend alors inenvisageable de se réfugier derrière la référence au sociologue Norbert Elias, opportunément brandie par l’entourage du président pour justifier ce choix lexical. Ce serait comme prétendre que le mot « révolution » avait été employé par le futur président de la République dans l’esprit de Karl Marx ou d’Auguste Blanqui, plutôt que dans un sens proche de celui que lui donnaient Milton Friedman ou Margaret Thatcher.
Malgré le halo droitier qui, dans le contexte politique actuel, se dégage du mot « décivilisation » – un fait que de nombreux commentateurs ont aussitôt relevé –, c’est ce terme que le président de la République a choisi pour attirer l’attention sur certains aspects de la situation sociale française. Le respect dû à l’institution doit toutefois nous dissuader de présumer que ce halo a été délibérément recherché. De là, une autre perspective s’ouvre : celle de prendre au sérieux la référence à Elias, et de supposer que le président a véritablement voulu mettre l’accent sur ce que Elias entendait par décivilisation et, au-delà, sur le type de changement social que ce dernier associe à l’idée de processus de décivilisation. L’hypothèse, bien que peu consistante à ce stade, mérite d’être examinée, notamment au regard de ses possibles implications politiques.
Pour ce faire, il est nécessaire de revenir sur la notion de « décivilisation » dans l’acception qu’Elias lui a donnée. Le premier élément à devoir être pris en compte à cet égard est que le mot « décivilisation » est, chez ce dernier, une notion scientifique – ce qui la distingue d’emblée, radicalement, des usages réactionnaires du terme. Et cette portée proprement conceptuelle se dévoile au regard de la « théorie de la civilisation » élaborée par Elias, car c’est de cette conception théorique que découle le sens que le sociologue attribue à cette notion.
Elias a conçu ce cadre théorique dans son œuvre majeure, parue en allemand à la veille de la Seconde Guerre mondiale sous le titre Über den Prozeß der Zivilisation[1]. Cette étude, qui marque un jalon dans l’histoire des sciences sociales, porte sur les changements dans les sensibilités et les comportements, en France, de la fin du Moyen Âge à la Révolution. Il y décrit des éléments aussi prosaïques que l’apparition du mouchoir de poche ou la diffusion de l’usage de la fourchette. Cependant, l’approche théorique qu’il développe dans cette étude dépasse le cas particulier de la France. Celui-ci lui sert en effet de point d’appui pour éclairer une dynamique générale qu’il voit comme liée à l’histoire de l’humanité, et qui est à ce titre présente dans toutes les sociétés humaines.
Dès 1928, lors d’une intervention sur les « arts primitifs » au congrès de la société allemande de sociologie, Elias, alors âgé de trente-et-un ans, marquait sa divergence avec les tendances dominantes de l’époque. Il invitait ses collègues à ne pas reproduire, dans leurs analyses, les sentiments de supériorité que les sociétés entretiennent les unes envers les autres. Il déclarait : « Si nous voulons comprendre l’homme comme tel, et si nous voulons nous comprendre nous-mêmes, toutes les périodes de l’humanité sont également actuelles[2] ».
Cette conviction, qui ne le quittera pas, annonçait déjà l’horizon dans lequel Elias développera sa théorie de la civilisation. Et elle emporte une conséquence majeure. Le concept de civilisation, dans l’usage qu’en fait Elias, incite à considérer les formations sociales comme des manifestations historiquement situées d’une trajectoire civilisationnelle commune à l’humanité. Dans cette optique, des expressions telles que, par exemple, « civilisation européenne » ou « civilisation chinoise » deviennent vides de sens si elles servent la volonté d’absolutiser des traits qui rendraient ces formations sociales substantiellement exclusives des autres.
En toute rigueur, dans l’approche d’Elias, le terme « civilisation » est réservé à un usage comparatif. Il sert à caractériser l’état ou la tendance du processus de civilisation dans une société donnée à un moment de son existence, en regard de ce qui est observé ailleurs ou à d’autres époques. Il n’est donc pas destiné à opposer des groupes humains comme s’ils étaient dotés d’une essence propre, et encore moins à dénier à certains d’entre eux leur participation active à la dynamique de la civilisation.
En révélant cette dynamique universelle qui imprègne toutes les sociétés humaines, Elias introduit une distinction analytique dans le processus de civilisation, le décomposant en deux aspects, deux plans qui, dans une certaine mesure, se conditionnent réciproquement. Sur le premier plan, qu’il nomme « psychogénétique », il retrace les effets de ce processus sur l’évolution des structures de personnalité. Il décrit comment les êtres humains, face aux contraintes extérieures que leur impose la vie en société, tendent à les intérioriser, les convertissant en des normes morales intégrées à leur éthos et leur culture. Ainsi envisagé, le processus de civilisation se manifeste par le passage graduel de la peur d’être sanctionné à la honte de transgresser une règle, un changement qui conduit à une modération de l’impulsivité et favorise l’émergence de comportements plus équilibrés, plus retenus et plus prévisibles.
Le second plan, qu’Elias désigne par le terme « sociogénétique », vise à identifier les transformations sociales qui soutiennent ce processus psychogénétique. Il remarque qu’au fil du temps, les sociétés, en devenant plus complexes, voient naître de nouvelles formes d’interdépendance : le tissu social se densifie, les liens non seulement s’étendent plus loin, mais se renforcent et se stabilisent, tandis que des centres de pouvoir se forment à des échelles toujours plus grandes. Cette dynamique morphologique, cette « démocratisation fonctionnelle » comme il l’appelle[3], en multipliant les attentes auxquelles les membres de ces sociétés toujours plus intégrées et différenciées sont tenus de répondre, les pousse à adapter leurs façons de ressentir, de penser et de vouloir.
Les sociétés modernes, politiquement organisées en États, représentent une étape significative dans cette évolution. Le degré d’intégration que manifeste cette organisation sociale a permis l’émergence de l’individu moderne, capable de s’orienter et de faire des choix raisonnés, des qualités qu’incarne de manière exemplaire la figure du Berufsmensch – du « professionnel » –, de même que, sous certains aspects, celle du citoyen. La tendance actuelle vers l’intégration supranationale suggère que ce processus n’est pas achevé, et laisse présager de nouvelles, encore plus amples formes d’interdépendance, susceptibles d’entraîner un approfondissement de l’autonomie individuelle.
Pour Elias, les processus de décivilisation représentent une réaction, un contre-mouvement interne au processus de civilisation.
Or ce retour au mouvement de l’évolution historique qui se manifeste dans le modèle du processus de civilisation est essentiel pour comprendre chez Elias les phénomènes sociaux et historiques visés par les notions de décivilisation et de processus de décivilisation. Contrairement à ce que l’étymologie du mot laisse entendre de prime abord (et c’est peut-être la raison pour laquelle Elias n’utilise ce terme qu’avec parcimonie), la décivilisation ne consiste pas en un renversement de l’évolution historique, sociogénétique et psychogénétique : elle désigne plutôt un type de séquence qui s’enclenche dans une configuration sociale donnée quand la boucle de renforcement entre le plan psychogénétique et le plan sociogénétique s’enraye.
L’aspect distinctif de cet enrayement mérite une attention particulière. Il serait en effet tentant de concevoir les tendances à la décivilisation comme une simple inversion du mouvement de civilisation. Mais ce serait une erreur, car il convient de résister à l’idée que, par un effet de symétrie, ces tendances impliquent une diminution des autocontrôles, elle-même induite par un recul de la démocratisation fonctionnelle. Dans les situations qu’Elias décrit comme marquées par une tendance à la décivilisation, il ne suggère à aucun moment qu’elles seraient le résultat d’un tel recul de la démocratisation fonctionnelle. Dès lors, en vertu de l’axiome éliasien qui pose que les variations psychogénétiques sont homogènes aux variations sociogénétiques, le dérèglement moral des comportements caractéristiques de la décivilisation – tels que la montée de l’égoïsme, du cynisme et de la brutalité – doit être compris à la lumière du même type d’individu que le processus de civilisation a vu émerger : un individu capable de s’orienter et de faire ses propres choix.
Vu sous cet angle, le comportement décivilisé n’équivaut pas à un retour à une impulsivité originelle. Il exprime plutôt une renonciation volontaire et, à un certain degré, consciente, par l’individu autonome à des normes sociales qui, bien qu’elles restent en vigueur, sont délibérément ignorées par lui au profit d’une gratification plus immédiate. Ainsi, pour Elias, les processus de décivilisation se caractérisent par une structure hystérique. Ils représentent une réaction, un contre-mouvement interne au processus de civilisation, dont la virtualité l’accompagne comme un double inquiétant, une ombre devenant plus menaçante à mesure que ce processus progresse. Car c’est cette progression qui offre à l’individu la possibilité de se détacher des règles qu’il a intériorisées.
La question est alors de comprendre comment ces tendances à la décivilisation se forment : quels sont les mécanismes en jeu dans cette démocratisation fonctionnelle qui continue de progresser, dans ces sociétés qui poursuivent leur intégration, qui puissent les expliquer ? Pour répondre à cette interrogation, il est nécessaire de prendre en compte, selon Elias, que le renforcement des canons comportementaux est fonction de leur degré de diffusion au sein des sociétés. Les sociétés hautement intégrées favorisent cette diffusion dans la mesure où la distance et le contraste entre les groupes sociaux s’y réduisent. Mais la diffusion de ces normes n’est pas aléatoire : dans des sociétés hiérarchisées, où les couches sociales inférieures aspirent à s’élever, ce sont généralement les classes supérieures qui transmettent aux couches sociales inférieures non seulement le contenu des règles, mais encore la manière de s’y rapporter.
Il en découle que si ces strates supérieures, dans lesquelles se recrutent majoritairement les élites stratégiques, affichent des attitudes qui dénigrent et contournent les règles communes, si elles adoptent des comportements qui trahissent l’avidité et la tromperie, la corruption et le mépris, si elles exposent une conception de la vie sociale où les intérêts personnels priment sur le bien commun et où la loi du plus fort prévaut sur l’assistance portée au plus faible, si elles arborent une radicalité qui frôle l’insensibilité et à la grossièreté, si elles asservissent la puissance et la violence de l’État à leurs intérêts, alors ces mêmes attitudes et comportements risquent de se propager dans la société. Ils s’y traduisent, parfois sous des formes imprévisibles, en tensions, incivilités, agressions et férocités, avec les effets politiques qu’on peut anticiper, en particulier la montée des formations politiques d’extrême droite.
Telle est, en substance, la démonstration qu’Elias propose dans Les Allemands, un ouvrage paru au soir de sa longue vie dans l’intention de donner sa réponse à la question qui l’avait taraudé depuis le début de l’élaboration de sa théorie de la civilisation : comment a-t-il été possible que la civilisation, en Allemagne, ait pu s’effondrer au point de faire naître une volonté d’annihilation de l’humanité[4] ? La France n’est certainement pas dans une situation comparable. Mais Elias est très clair : son approche processuelle et configurationnelle lui interdit d’attribuer l’effondrement de la civilisation en Allemagne à une quelconque « nature allemande ». Sans atteindre ce paroxysme, de nombreuses sociétés, suggère-t-il, connaissent des tendances à la décivilisation. Il n’est pas exclu que ce soit le cas aujourd’hui en France. Et il n’est effectivement jamais trop tôt pour vouloir contrer ces tendances. Si le président de la République voulait accorder une certaine valeur à l’enseignement de Norbert Elias, il saurait par où commencer.