Rites pour nos temps présents – sur Construire un feu de La Tierce
Avec Construire un feu, La Tierce (Charles Pietri, Sonia Garcia et Séverine Lefèvre) – ici avec la complicité de Teresa Silva et Philip Enders – semblent s’interroger ensemble sur leur relation à la pratique de la danse, et nous invitent à leur suite à questionner notre position de spectateur∙ice.
La danse, en tant que situation déterminée par des interactions entre des corps, des subjectivités, des objets et des espaces, apparaît ici sous la forme d’une prolifération de récits. Et si on disait que la danse, cela pouvait être… Construire un feu transforme suffisamment le contexte spectaculaire pour que la danse ne performe plus tout à fait.
Fabulations
Je pourrais décrire cette œuvre chorégraphique comme une fable ; cette fable invente un monde. « Mundus est fabula ». Dans son essai éponyme, le philosophe Jean-Luc Nancy décrit la fable comme la possibilité d’énoncer et de se situer dans le champ des possibles. Dans une des premières séquences de la pièce, Charles Pietri s’adresse au public sous la forme d’un monologue dans lequel il convoque une croyance partagée par l’ensemble des interprètes : le théâtre aurait, comme les humains, des sensations. Il propose de lui donner un peu de repos ; il éteint toutes les lumières, fait attention à ne pas peser trop lourdement sur le sol. Charles cite un poème qui lui a été transmis par Mathieu Bouvier : « je voudrais voir le jardin quand je n’y suis pas », et évoque ainsi le désir illusoire de voir le théâtre en l’absence des danseur∙euse∙s, des technicien∙ne∙s, des personnes de l’administration et du public. Construire un feu s’ancre matériellement et sensoriellement dans un terrain, celui des espaces dans lesquels cette œuvre a concrètement lieu.
Lors de la première à Mille Plateaux, centre chorégraphique national de la Rochelle, Construire un feu prit place dans une ancienne chapelle ; à Bordeaux, la pièce a été présentée à la Manufacture, centre de développement chorégraphique, qui occupe une ancienne manufacture de chaussures. Le lieu où se déroule la performance est, selon les termes des chorégraphes et interprètes, un des protagonistes de la pièce. Traditionnellement, l’espace scénique est habillé par une scénographie et, en particulier, un travail avec les lumières. Ici, au contraire, La Tierce donne à voir l’espace dans sa matérialité brute et sa dimension fonctionnelle. Il∙elle∙s n’hésitent pas à rendre visibles les éléments d’habitude dissimulés : la nature du sol sous le tapis de danse, les portes donnant sur les coulisses, ou les éléments techniques autour du plateau.
La « scène » est donnée à voir aux spectateur·rice∙s sous un jour auquel il∙elle∙s n’ont pas normalement accès. On dit que le plateau est « nu » comme on parlerait d’un corps. Le parallèle entre l’espace et les corps est obsédant. À propos d’une précédente performance de La Tierce, Mathieu Bouvier écrit : « les corps n’ont pas de limites, mais ils ont beaucoup de seuils ».
Tour à tour, les interprètes de Construire un feu se détachent du collectif et dansent, ou prennent la parole, seul∙e∙s face au public. À propos de ces petites formes, La Tierce convoque les souvenirs de ces « petits spectacles » bricolés par les enfants en cachette lors des fêtes familiales. De ma mémoire de spectatrice Construire un feu a fait resurgir les performances conçues à la fin des années 1960 par l’artiste américain Bruce Nauman. Filmées en vidéo, ces actions performées dans la solitude de son atelier mettent en scène des gestes très simples et répétitifs. Convoquant la notion de « danse » – comme le souligne par exemple le titre Dance or Exercise on the Perimeter of a Square (Square Dance), 1967-1968, ces vidéos m’avaient profondément marquées par leur manière d’exposer la figure de l’artiste engagé dans un processus expérimental, proposant une forme à la fois radicale et précaire. L’espace scénique au caractère très dépouillé de Construire un feu n’est donc pas sans rappeler l’espace d’expérimentation que représente l’atelier. Dans cet espace, des intentions et des énergies différentes fabriquent une œuvre hybride, joyeuse et grave, poétique et politique.
Densité de présence et d’attention
Si Construire un feu est loin de proposer un espace « vide », il est crucial de cerner la radicalité de ce projet chorégraphique dans son rapport à la matérialité. Cinq interprètes au plateau, un grand nombre d’allumettes, cinq ocarinas et quelques pierres. L’espace est un déclencheur d’histoires, et la modestie des moyens est inversement proportionnelle à la densité de l’attention que convoquent les danseur·euse∙s.
Teresa Silva initie un moment de danse dans lequel elle jette ou dépose des cailloux imaginaires dont la présence s’incarne de manière sonore dans un jeu empreint d’humour et de poésie dans lequel les spectateur∙rice∙s sont invité∙e∙s à suspendre à nouveau leur incrédulité. Elle s’arrête et raconte une scène dont elle aurait été témoin lors d’une promenade en montagne. Elle y aurait vu deux rochers de forme et de taille différentes effectuer une longue chute exactement de la même façon. Elle avoue avoir été particulièrement émue par cette possibilité inattendue. Pendant que Teresa s’adresse au public au bord du plateau, Phillip Enders et Charles Pietri se placent derrière elle au fond de la scène, comme pour donner corps aux deux rochers de l’histoire, et débutent un duo. « C’est comme si j’avais pu disparaître », suggère Teresa quelques minutes avant de s’effondrer au sol.
La pièce noue ainsi des alliances entre différents types de langages (parlé, chanté ou dansé) et de multiples récits qui sont autant de tentatives de ré-enchantement. Construire un feu déploie sous nos yeux un monde densifié de présences, visibles et invisibles, détaché d’une temporalité historique précise. Tour à tour, les artistes évoquent l’idée d’un « monde sans nous », et envisagent la possibilité de sortir de soi et d’adopter des points de vue non-humains. La pièce s’écrit avec les éléments élémentaires : le feu, incarné par les allumettes que les artistes enflamment les unes après les autres ; les minéraux, convoqué par la présence des pierres dont Séverine se saisit dans la première séquence dansée de la pièce ; l’air, matérialisé très tôt dans la pièce par le souffle des danseur·euse∙s dans les ocarinas (instruments de musique à vent). À travers la matérialisation de ces éléments et leurs variations, La Tierce trace des lignes de force qui leur permettent de structurer l’œuvre chorégraphique tout en laissant la place à de nombreuses bifurcations.
Construire un feu est une performance sensible et politique qui partage avec les personnes qui y assistent un processus de mise en accord et d’écoute des relations qui relient les corps des interprètes à la pratique de la danse, aux lieux où cette danse se met en scène, et aux personnes à qui elle s’adresse. Il∙elle∙s témoignent de leur tentative commune d’interroger le registre de la « performance » dans le contexte de la danse et, par extension, dans leur manière d’agir dans le champ social élargi. La pièce se déploie dans un rapport explicite à la lenteur, au ralentissement et à la contemplation.
Tout au long de la pièce, les artistes prennent le temps d’observer, d’écouter et de se mettre en harmonie avec tous les éléments qui les entourent. La notion musicale d’harmonie prend explicitement corps dans une séquence chantée lors de laquelle il∙elle∙s interprètent a cappella la chanson Our Prayer des Beach Boys. Ce chant intervient au moment où il∙elle∙s réveillent le théâtre après leur tentative de mise au repos. Ces gestes et postures de soin et d’écoute suggèrent une attention portée à la puissance agissante de la réception et de la disposition, remettant en question l’opposition traditionnelle entre activité et passivité. Dans leur exploration d’une plus grande pluralité d’états de conscience et de formes d’existence, la mort est convoquée également. Dans un des rares moments de la pièce qui réunisse tous les interprètes, il∙elle∙s chutent les un∙e∙s après les autres et s’ancrent dans le sol, comme inanimés. Allongé au sol, Phillip Enders lève la tête et s’adresse au public : « Là, on va essayer d’être mort∙e∙s. ».
Les interprètes dansent à plusieurs reprises au seuil de la vision dans un théâtre plongé dans une relative obscurité ou bien simplement les yeux fermés, et nous invitent par conséquent à ajuster notre propre vision et augmenter notre attention. Parfois des danses ou des sons se superposent sur des plans différents : « Une danse proche – une danse au loin ». Le travail sonore sollicite l’ouïe des spectateur∙rice∙s attentif∙ve∙s et curieu∙ses∙x. Ce son imitant la pluie est-il produit au plateau ? Des sons sont émis hors champ, engageant différemment notre imagination. Des écarts se dessinent entre ce que chacun∙e entend et voit, ouvrant autant de brèches dans l’épaisseur des expériences respectives de l’œuvre.
Construire un feu émerge dans un contexte esthétique et politique qui marque un changement de paradigme. Comme l’écrit la chorégraphe et autrice Alice Chauchat, « Mon hypothèse de travail est que la magie et le mystère, réels ou fictionnels, peuvent prendre l’espace précédemment occupé par les notions d’authenticité et d’intériorité. […] Charger la danse de magie et de mystère pourrait nous aider à comprendre l’altérité à l’intérieur de nos propres corps, de sorte que nous puissions danser hors de nos corps et dans le monde[1]». La Tierce, comme Chauchat, propose un travail chorégraphique informé par une réflexion politique sur les savoirs situés et les perspectives partielles, laissant résonner dans l’intimité de leurs corps et l’espace politique de leur pratique les nombreuses questions qui traversent notre époque. Comment continuer à travailler et produire avec la conscience de notre impact sur la vie dans son ensemble ? Comment atterrir et construire un monde vivable ?
Une éthique fondée sur nos interdépendances
Dans Exhaustion et Exuberance, texte écrit en 2008 à l’occasion d’un projet d’exposition dont il assurait la direction curatoriale, Jan Verwoert évoque la pression toujours plus forte de performer et notre croyance dans cette capacité incarnée dans le slogan « yes, I can » (oui, je peux). À l’inverse, Verwoert convoque des postures de refus, de résistance à cette idéologie de la performance sans limite, et pointe des gestes d’interruption : « No, I can’t » (non, je ne peux pas). Il identifie aussi, dans le champ des pratiques artistiques, une troisième voie, au-delà de la dichotomie entre le oui et le non, la performance et son contraire. Construire un feu serait l’une de ces alternatives, les artistes ayant pris conscience de l’impossibilité de répondre aux injonctions à performer, sans pour autant refuser de poursuivre une démarche chorégraphique à travers laquelle il∙elle∙s développent une écologie de pratiques et de rapports où s’épanouissent des perspectives critiques et situées. « Si, vivant sous la pression de performer, nous commençons à voir qu’un état d’épuisement est un horizon d’expérience collective, pourrions-nous alors comprendre cette expérience comme un point de départ pour la formation d’une forme particulière de solidarité ? », écrit Verwoert.
« La pratique que nous avons appelé le “fond commun”, qui s’articule autour de l’idée que, si nous sommes suffisamment vulnérables, poreux·ses, alors le moindre coup de vent dans la salle, le moindre mouvement, peut nous faire tou·tes bouger immédiatement. », affirme la Tierce dans un entretien. Cette écoute et cette disponibilité des un·e·s pour les autres font écho aux pratiques de soin. Maintenir ce feu convoque l’image du foyer, et peut être interprété du côté de la tâche plutôt que du geste artistique. Il peut y avoir une urgence à maintenir un feu allumé, pour éclairer, pour se réchauffer, pour rester en vie. Ce qui distingue le geste artistique du geste laborieux, ce qui différencie le geste dansé du geste d’usage, se brouille ici.
Et si on disait que la danse, cela pouvait être… La Tierce affirme : « la danse échappe parfois au visible, [elle] est un phénomène qui nous préexiste, comme placée dans un infini ; elle nous habite furtivement – autant que nous l’habitons – mais aussi se dérobe, traverse le temps, nous dépasse. » Construire un feu constitue humblement une communauté engagée dans « a politics of dedication ». Empruntés à Jan Verwoert, « politics of dedication » résonne de manière polysémique en français, évoquant à la fois l’implication, l’attachement et la persévérance. Cette politique et cette éthique se caractérisent par la reconnaissance de nos interdépendances. En tant que spectateur·rice∙s, nous sommes invité·e·s lors de la pièce à ajuster notre perception, augmenter notre attention et nous rendre disponibles et poreux·ses aux récits, aux sons et aux états de corps proposés par les interprètes. Construire un feu institue une conversation essentielle entre la dimension fictionnelle de la proposition artistique et son ancrage dans la réalité sociale et politique.
Le théâtre devient le lieu depuis lequel partager des rites pour le temps présent et des futurs possibles. Ces rites révèlent une inquiétude mais ils font aussi surgir beaucoup d’espoir car nous ne savons pas de quoi le futur est fait, ni quels seront les mots qui nous permettront de décrire les gestes que nous désignons aujourd’hui comme la danse.
La pièce Construire un feu de La Tierce sera joué les 4 et 5 juillet 2023 au Festival de la Cité à Lausanne (CH) et le 21 novembre 2023 à la Manufacture CDCN à Bordeaux.