Quel « après-après » État islamique ?
Il y a toujours, en filigrane d’un post-scriptum (du latin postscribere, « écrire après, à la suite de »), la notion d’un aspect, d’un principe qui aurait été omis, oublié, dans le corps d’un texte ou d’une démonstration ; qu’il n’était pas impératif de mentionner et qui, dans le même temps, ne pouvait obstinément être éludé, occulté, se devait d’être ajouté. En dehors du texte sur le plan de la forme, le post-scriptum en fait toujours curieusement partie. Ces lignes tentent modestement d’en épouser les contours.
Écho à un ouvrage publié récemment et posant la question L’État islamique est-il défait ? [1], il s’agit de s’interroger sur l’« après-après-défaite » de ce mouvement. Au-delà, ce post-scriptum se conçoit comme un aller-retour argumentaire, complétant les thèses précédemment développées par l’autrice, ou les revisitant pour ne pas définitivement fermer le cycle de l’écriture mais, au contraire, l’ouvrir à la temporalité de l’après.
Comme le relève Victor Collard dans un article consacré à ses emplois par Bourdieu, « parfois simple actualisation de données déjà anciennes, avertissements théoriques à prétentions plus générales que l’enquête empirique analysée, ou encore prise de position politique, le post-scriptum peut aussi avoir une fonction plus masquée et fonctionner en tant que résistance à sa propre théorie[2] ». Dès lors, le post-scriptum est à la fois un addendum, dans son acception la plus traditionnelle, visant à préciser ou ajuster un point déterminé, et un moyen de prendre un certain recul critique, de la hauteur, de devancer les discussions, de « tester » le potentiel de généralisation « au présent » des résultats d’une enquête menée « au passé », et enfin d’en éprouver les implications « au futur » en s’appuyant sur la formulation de nouvelles hypothèses.
Et maintenant que l’État islamique a été défait ?
Qu’advient-il lorsqu’un État combat et perd une guerre ? Comment la défaite façonne-t-elle exactement son attitude présente et à venir ? Une ample littérature consacrée aux conflits s’est déjà penchée sur les effets du renoncement à la violence en cas de déroute militaire. Néanmoins, les effets plus systématiques de la défaite ont jusqu’ici été relativement peu abordés. Aux antipodes de la thèse de l’abandon de la violence se situent ainsi d’autres scénarios, d’autres potentialités, y compris celle d’États ou d’acteurs non-étatiques défaits et qui continuent pourtant, à leurs propres dépens, de choisir l’agression armée. Empiriquement, il semblerait même, dans bien des cas, qu’être défait incite encore plus un État à provoquer un nouvel affrontement que dans le cas d’une impasse conflictuelle ou d’une victoire. Il existe plusieurs raisons à cette volonté d’entretenir le combat dans l’après-défaite, quand bien même cette décision soit synonyme de nombreux risques et incertitudes.
Depuis ses revers majeurs des années 2017-2018, en Irak comme en Syrie, il s’agit de la posture clairement adoptée par le mouvement État islamique, certes affaibli mais toujours totalement dédié à une confrontation à mort avec ses ennemis multiples. En l’occurrence, ce positionnement agressif s’entretient au désavantage de l’organisation jihadiste elle-même, largement responsable de sa défaite et dont le commandement continue symptomatiquement d’être traqué et ciblé. Mais cette posture signifie aussi des pertes du côté des adversaires idéologiques de l’État islamique – y compris ceux n’ayant pas directement participé à l’effort de guerre –, contraints à rester sur le qui-vive. On observe ainsi comment, plusieurs années après la défaite officielle de l’État islamique, les pays de la coalition internationale mobilisée à partir de 2014 pour le neutraliser ne considèrent pas que la menace terroriste a disparu, et encore moins que leur victoire est totale.
Les jihadistes entendent bien rétablir leur statut
En premier lieu, perpétuer le combat en dépit d’une défaite objective et écrasante sur les plans militaire, politique, territorial, organisationnel et symbolique répond d’une préoccupation relative au statut. Que les jihadistes eussent été conscients ou non de la vélocité de la défaite qui les attendait inexorablement face aux capacités du camp adverse n’entame rien à la perte de statut que cette défaite a marqué. Ainsi, dès les premières semaines qui ont suivi leur écrasement à Mossoul, Raqqa, et dans d’autres localités irakiennes et syriennes, les militants ultraradicaux ont commis une série d’actes particulièrement meurtriers pour tenter de rehausser leur image, contrecarrer l’effondrement de l’État islamique. La notion de statut renvoie la position d’un acteur au sein d’une hiérarchie ; elle dépend donc de l’évaluation qu’en font les autres – en termes de vigueur militaire, de ressources matérielles, de capacités technologiques, d’assise sociale, de projection culturelle, et d’ascendant politique bien entendu.
De ce point de vue, l’État islamique continue de vivre sa défaite passée comme une « incohérence statutaire », une disparité entre le statut qu’il comptait s’arroger au niveau local comme régional et international et le statut qui est vraiment le sien. Le groupe jihadiste n’est pas sans savoir que ses échecs ont nettement amoindri la peur qu’il pouvait naguère inspirer, de même que l’image de puissance qu’il renvoyait au reste du monde. Quoique le choix de la violence le condamne irrémédiablement à d’autres défaites et qu’il n’obtiendra jamais une quelconque reconnaissance, l’État islamique reste en quête du statut le plus élevé qui soit en termes de force militaire et politique, de capital sociétal et économique. Pour ce faire, l’initiation d’un nouveau conflit de grande ampleur, sur le modèle de celui qu’il avait précipité, demeure le seul horizon acceptable pour ses combattants. Quant à ses émirs, ils considèrent leur pouvoir comme nécessairement superlatif, expansionniste, destiné à reconstituer l’ancien précarré.
Restaurer la confiance dans les rangs du groupe
Il s’agit en outre pour l’État islamique, au lendemain de sa défaite, de refonder un sens d’appartenance au groupe, de resouder les rangs. Les effets délétères de sa déroute au niveau symbolique, en matière de statut et de notoriété, ont en effet été ressentis partout dans les milieux jihadistes. Ces effets ont lourdement entamé la confiance autrefois placée dans l’État islamique par ses militants et sympathisants. Dans sa définition usuelle, la confiance se rapporte à l’estime que portent à un groupe ses membres, ainsi qu’au sentiment de sécurité et de fierté que ce groupe inspire. Comme tout autre acteur mondial, l’État islamique ne s’était pas engagé dans cette guerre pour la perdre. Sa défaite l’a donc profondément remis en cause en interne, nombre de ses partisans ayant depuis fait défection. Cette dynamique a entraîné un repli du mouvement sur lui-même, une forme d’isolationnisme visant à récupérer des forces, à reconstituer des capacités, à reconstruire du sens.
L’une des priorités du mouvement jihadiste aujourd’hui consiste ainsi à réaffirmer ses intérêts en Irak, en Syrie, dans l’arène régionale, et au-delà sur d’autres théâtres de conflit, comme en Afrique par exemple, où l’État islamique a étendu sa présence au cours des dernières années. À défaut d’une victoire décisive et ultime, qui est loin d’être envisageable en l’état, restaurer la confiance implique de remporter a minima certaines batailles, pour démontrer à ceux qui l’ont rallié que le mouvement jihadiste a non seulement survécu à sa défaite mais possède encore les moyens de s’imposer. L’État islamique ne peut se permettre une énième série de défaites, ce qui écornerait encore plus la plausibilité de sa survie et de son aptitude à reprendre le dessus, tout en suscitant des doutes encore plus grands parmi sa base. Il lui faut donc réparer les dommages essuyés par des actions vigoureuses et entourées d’une aura de victoire.
Refonder une identité mise à mal par la défaite
Statut et confiance sont directement et étroitement liés à la préservation de l’identité, elle aussi considérablement minée par les défaites militaires de l’État islamique. Au sommet de son triomphe à Mossoul, en juin 2014, cette identité paraissait si forte et si structurée qu’elle s’était attirée l’admiration et le soutien de milliers de musulmans, aguerris au combat ou simples recrues, à travers le monde. C’est précisément cette identité solide et cohérente – du reste en apparence – qui avait permis à l’État islamique d’entreprendre un processus d’institutionnalisation et de bureaucratisation de ses structures. Autrement dit, le proto-État institué par les jihadistes reposait sur la notion d’une identité partagée et puissante, celle de l’oumma (communauté des musulmans dans l’islam) régénérée, unifiée, invincible. La défaite militaire s’est traduite par un affaiblissement tout aussi rapide de ce socle identitaire, participant d’un déclin irrémédiable du mouvement.
En résumé, affaissement du statut et étiolement de la confiance collective sont deux effets essentiels de la défaite de l’État islamique, ayant signifié une double perte de prestige pour le mouvement dans la nébuleuse militante et une image de faiblesse et d’infériorité pour le reste du monde. Il est rare que ces effets s’expriment de manière distincte, indépendante, tant ils s’entrecoupent, s’entremêlent. Dans une même veine, la motivation psychologique des combattants de l’État islamique à surmonter leur défaite, à la dépasser en vue de briser le cercle de l’impotence ne peut être dissociée des bénéfices tirés de la perception d’un statut accru – quand bien même ce statut ne serait que pure chimère. Retrouver un statut est déjà un dessein en soi, qui existe par et pour lui-même aux yeux de l’État islamique, mais il est aussi intrinsèquement lié à la récompense symbolique tirée de la conviction d’avoir relevé le moral des troupes.
Entre passé, présent et futur de l’État islamique
Pour en revenir à l’idée de post-scriptum qui articule les composantes de cette brève analyse, l’un des principaux enjeux consiste évidemment à s’interroger sur ce que le passé de l’État islamique est susceptible de révéler de son présent et de prédire quant à son futur. Dans la configuration présente, la recrudescence des attaques et attentats dans son foyer moyen-oriental ne semble pas indiquer une quelconque disposition des jihadistes à réduire leur recours à la violence. De manière comparable, l’extension des réseaux du mouvement partout sur le continent africain, mais également en Asie, à commencer par l’Afghanistan où ses membres agissent avec brutalité, confirme la volonté de l’État islamique d’exorciser ses défaites antérieures par l’usage d’une force armée débridée – « norme » d’une cause et d’un combat restés inchangés.
À ce titre, plusieurs objectifs peuvent être mis en exergue. En premier lieu, un État islamique défait entend bien redresser le tort qu’il perçoit comme lui ayant été causé. En deuxième lieu, revenir à la violence est vécu par ses combattants les plus fidèles comme une catharsis émotionnelle en contrepartie de l’humiliation militaire et politique subie dans un passé somme toute encore proche. En troisième lieu, il faut à l’État islamique conjurer, coûte que coûte, les dangers associés à des échecs encore plus significatifs sur le plan réputationnel ; pour cela, le groupe est en quelque sorte condamné aux armes s’il veut renverser l’image de faiblesse et d’hésitation à laquelle il renvoie actuellement, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. En quatrième lieu, il faudra à l’État islamique rétablir un statut durable, ce qui ne sera pas chose aisée. Enfin, le mouvement jihadiste devra assurer confiance et pérennité en son sein s’il entend survivre à sa défaite au plus long cours.
Si ce post-scriptum ne prétend pas avoir apporté de réponses univoques ou définitives sur ces différents points, il faut espérer qu’il ait suscité un intérêt renouvelé pour explorer cet éventail d’axiomes et de propositions.
NDLR : Myriam Benraad a récemment publié L’État islamique est-il défait ? aux éditions du CNRS