L’Espagne attend toujours sa révolution démocratique
La domination du champ politique espagnol par deux grands partis, le Parti populaire (PP, droite) et le Parti socialiste ouvrier espagnol (Psoe), était au cœur des critiques des Indignés, qui dénonçaient les insuffisances de la démocratie représentative.
« PPsoe c’est la même merde », « Ils ne nous représentent pas », « Démocratie réelle maintenant » : à travers leurs slogans, les manifestants remettaient en cause le fonctionnement et la légitimité démocratique du système politique espagnol. Ils dénonçaient les nombreux cas de corruption des élus et des partis politiques au pouvoir (Psoe) comme dans l’opposition, en soulignant la responsabilité des élites politiques et économiques dans la crise économique de 2008 aux conséquences sociales dévastatrices.
Dès les élections législatives de novembre 2011, largement remportées par le PP, le bipartisme montre des signes d’essoufflement : alors que les deux grands partis recueillaient plus de 80 % des suffrages au début des années 2000, ils en rassemblent cette année-là 73,39 %. À l’issue des quatre élections suivantes, entre 2015 et 2019, le PP et le Psoe se maintiennent certes aux deux premières positions, mais ils peinent à réunir la majorité des voix (50,73 % et 55,69 % en 2015 et 2016, 45,38 % et 49,24 % aux deux scrutins de 2019). En comparaison, les élections de 2023 sont plutôt un bon cru pour le bipartisme, qui rassemble 64,75 % des suffrages. Certes, le temps de l’alternance politique assurée entre socialistes et conservateurs semble révolu, mais les partis traditionnels s’accrochent.
Le Psoe s’affirme comme l’un des partis socialistes les plus résilients en Europe, si on le compare par exemple à ses homologues grec ou français. À quoi est-ce dû ? Principalement à des politiques de gauche au cours des deux mandats de Pedro Sánchez, qui arrive au pouvoir à la suite d’une motion de censure contre Mariano Rajoy le 1er juin 2018, puis est réélu dans le cadre d’un gouvernement de coalition avec Unidas Podemos[1] le 7 janvier 2020. Alors que les « barons » du Psoe avaient poussé leur secrétaire général à la démission en octobre 2016, quand il avait refusé de s’abstenir pour laisser le PP gouverner, Sánchez revendique un ancrage à gauche lors des primaires internes au parti qu’il remporte en mai 2017. Son discours reprend alors des propositions portées par Podemos, comme la reconnaissance de la pluralité nationale de l’État espagnol. En juillet 2023, le Psoe a très probablement bénéficié d’un vote utile, de la part notamment des électeurs de Podemos, face à la menace que représentait un gouvernement de droite et d’extrême-droite.
Si le Psoe a été poussé vers sa gauche par ses militants et par l’émergence de Podemos, le PP a droitisé son discours sous l’influence des succès de Vox. Ce parti d’extrême droite, scission du PP en 2013, a connu une croissance fulgurante en passant de scores confidentiels en 2015 et 2016 (0,2 % des voix) à la conquête de la troisième place en novembre 2019 (15,21 %). Surfant sur la vague d’un regain du nationalisme en Espagne depuis la convocation d’un référendum sur l’indépendance de la Catalogne le 1er octobre 2017, les partis de droite et d’extrême-droite ont fait campagne en 2023 sur les attentats terroristes de l’organisation indépendantiste basque ETA (pourtant dissoute en 2018), dénonçant ainsi les soutiens du gouvernement de Sánchez par des partis nationalistes basques et catalans.
Les conservateurs ont donc suivi Vox dans son discours nationaliste, antiféministe et xénophobe, attisant une très forte polarisation du débat politique, aux antipodes du mouvement des Indignés qui avait réussi à dépasser des clivages partisans et idéologiques anciens en Espagne. Cette stratégie électorale a été payante aux dernières élections locales de mai 2023, à l’issue desquelles la grande majorité des régions et des municipalités sont gouvernées par le PP, souvent avec l’appui de Vox. Mais l’alliance annoncée avec l’extrême-droite à l’échelle nationale a provoqué une réaction de l’électorat de gauche aux élections législatives de juillet et déjoué les pronostics des sondages, largement relayés par les médias conservateurs pour imposer l’idée d’une victoire évidente de la droite. Si le PP a bien devancé d’une courte tête le Psoe (33,05 % contre 31,70 %), ce qui a permis à son leader Alberto Feijóo d’être désigné le 22 août par le roi pour former un gouvernement, il lui manque toujours quatre députés pour être investi. Aucun autre parti ne souhaite jusqu’ici soutenir un gouvernement supposant un accord avec Vox, ce qui pourrait laisser l’initiative à Sánchez après l’investiture de Feijóo prévue les 26 et 27 septembre qui semble condamnée à l’échec.
L’irruption de Podemos dans le paysage partisan en 2014 n’a donc pas complètement renversé le bipartisme, qui a néanmoins du plomb dans l’aile. Depuis 2015, socialistes et conservateurs ne peuvent plus gouverner sans le soutien d’autres partis. Le gouvernement en place depuis janvier 2020, fondé sur une alliance historique entre le Psoe et Unidas Podemos qui en fait le premier gouvernement de coalition de gauche depuis la Seconde République (1931-1939), a été rendu possible grâce à l’appui du Parti nationaliste basque (PNV) et de petits partis régionalistes, et à l’abstention de la Gauche républicaine de Catalogne (ERC) lors de l’investiture. Cette fois-ci, l’équation est encore plus complexe pour Sánchez : il faut non seulement qu’il scelle une alliance de gouvernement avec Sumar, la nouvelle coalition de partis à sa gauche, mais aussi qu’il obtienne un vote en sa faveur de tous les partis nationalistes basques (PNV, EH Bildu), catalans (ERC, Junts) et galicien (Bloc nationaliste galicien, BNG), de gauche comme de droite. L’ironie de l’histoire est que le sort du prochain gouvernement espagnol dépend désormais de Junts, le parti de Carles Puigdemont, l’ancien président de la région de Catalogne exilé en Belgique depuis le référendum sur l’indépendance de 2017, dont le soutien est désormais convoité par les socialistes comme par le PP. Les conditions qu’il a formulées le 5 septembre 2023 pour commencer les négociations, qui incluent l’amnistie de toutes les personnes impliquées dans le référendum du 1er octobre 2017 sans exiger de manière immédiate un nouveau référendum d’autodétermination, ont été bien reçues par les socialistes et rejetées par les conservateurs.
La chute de Ciudadanos et de Podemos
Les élections de 2023 ont également soldé le déclin des partis qui incarnaient le renouveau politique il y a une décennie. L’effondrement le plus brutal est celui de Ciudadanos, qui ne s’est pas présenté à ces élections législatives en raison de ses piètres résultats aux élections locales de mai 2023. Ce parti fondé à Barcelone en 2006 était resté d’envergure régionale jusqu’en 2013, lorsqu’il a cherché à capitaliser le mécontentement à l’égard des partis traditionnels en centrant son discours sur le renouvellement politique et la lutte contre la corruption[2]. Il est alors présenté comme « le Podemos de droite », une alternative qui séduit de nombreux électeurs déçus du PP et du Psoe : en 2015 et 2016, Ciudadanos se hisse à la quatrième position avec plus de 13 % des voix, puis dépasse Podemos en avril 2019 en recueillant 15,86 % des suffrages. Mais, lors des élections de novembre de la même année, sa chute est sévère (6,86 %). Elle est liée à l’abandon d’une position centriste pour s’engager dans une course à la radicalisation du discours à droite, largement remportée par Vox.
Si cette formation d’extrême-droite a perdu de son influence au Congrès des députés lors des dernières législatives (en passant de 52 à 33 sièges), et connaît depuis une crise interne profonde, elle est désormais présente dans tous les parlements régionaux et gouverne avec le PP plusieurs régions et municipalités. Quant à Ciudadanos, il risque de connaître le même sort qu’Union, progrès et démocratie (UPyD), un parti créé en 2007 et disparu en 2020, qui avait également essayé de se situer au centre-droit.
Si la chute est moins vertigineuse pour Podemos, sa perte d’influence est bien réelle. Ce parti, lancé en janvier 2014 par des professeurs de science politique et des militants anticapitalistes, avait créé la surprise en recueillant près de 8 % des suffrages aux élections européennes de mai 2014. Il atteint son meilleur résultat aux élections législatives de 2015 (20,66 %) et à celles de 2016 (21,1 %), en scellant alors une alliance avec Izquierda unida. Depuis, ses scores ne cessent de baisser : Podemos a remporté 14,31 % et 12,97 % des voix aux deux scrutins de 2019, perdant la moitié de son groupe parlementaire (passé de 71 à 35 députés) et rétrocédant à la quatrième position derrière Vox. Certes, la formation qui cherchait à « prendre le ciel d’assaut » intègre le gouvernement en janvier 2020, mais seulement comme force d’appoint aux socialistes, au moment où sa position électorale est paradoxalement la plus faible. En mai 2023, Podemos a fortement reculé dans les municipalités et les régions (en passant de 47 à 15 députés régionaux), de telle sorte qu’il est arrivé en position défavorable pour négocier son intégration tardive à la plateforme de Yolanda Díaz. Sur les 31 députés de Sumar élus le 23 juillet 2023, seulement 5 sont de Podemos (au lieu de 23 lors de la législature antérieure).
Comment comprendre cette désaffection rapide à l’égard d’un parti qui avait suscité beaucoup d’espoir et d’enthousiasme en proposant, dans son manifeste initial, de « canaliser cette indignation à travers une option électorale qui fasse envie et qui, en même temps, démontre notre capacité de représentation de la majorité » ? L’enquête de terrain que j’ai menée pendant dix ans à Madrid (2011-2021), en réalisant de nombreux entretiens et des observations dans les assemblées des Indignés et dans un cercle local de Podemos à Parla (une banlieue populaire au sud de la capitale), montre que la désillusion vient des promesses non tenues de renouvellement de la politique[3].
En 2015, pour introduire un livre sur l’émergence de Podemos, j’ai retracé la trajectoire d’un couple de militants d’une cinquantaine d’années qui me semblait emblématique de la politisation, avec Podemos, de personnes éloignées du militantisme[4]. Très actifs dans le cercle de Parla pendant plusieurs années, Juanma et Mari Carmen se disent en 2019 « déçus par l’évolution de Podemos qui est devenu un autre parti normal », alors qu’il est « né pour faire de nouvelles politiques, d’autres façons de penser ». Ils constatent avec amertume que la politique reste avant tout une bataille pour accéder à des postes de pouvoir, en regrettant les luttes fratricides entre les dirigeants de Podemos. La perte du discours « transversal » visant à dépasser le clivage gauche/droite, l’alliance avec Izquierda unida et l’adoption d’un discours de gauche plus classique, les manœuvres pour contrôler le parti depuis la direction et le manque de respect des bases militantes sont autant de facteurs de déception.
La plupart des militants que j’ai rencontrés à Parla au début de mon enquête se sont depuis désengagés pour les mêmes raisons. Plusieurs reprennent l’expression « Izquierda unida 3.0 » pour dénoncer le fait que Podemos soit désormais perçu comme un parti très à gauche, perdant ainsi une capacité de rassemblement plus large. Bata, le fils de Juanma et Mari Carmen, résume bien le sentiment général : « Podemos est venu régénérer la politique, […] les dynamiques des partis qu’on ne voulait pas, qu’on voulait changer, et ils ont suivi les mêmes que les anciens. » Les sympathisants et électeurs de Podemos que j’ai rencontrés à Madrid et Parla, qui s’étaient pour la plupart mobilisés avec les Indignés, sont restés relativement fidèles. Les changements de vote se font à la marge, par exemple pour la formation Más Madrid, issue de la scission d’Iñigo Errejón en 2019. Leur déception est liée à l’« irresponsabilité » des leaders de Podemos pour avoir faire primer leurs égos sur le changement politique attendu, comme l’exprime Mónica : « Il ne s’agit pas de qui doit s’asseoir sur le trône, il s’agit du projet politique qui est au-dessus de tout le monde et il faut montrer qu’on peut faire un projet politique différent, qui part de la base, qui défend les intérêts de ceux qui en ont le moins. Qu’ils ne vont pas faire exactement ce que les autres ont fait […]. Ça m’a fait beaucoup de peine parce que tu vois que les votes s’en vont, vous avez raté le coche. »
En octobre 2021, le bilan que ces électeurs de Podemos font du gouvernement au pouvoir depuis un peu moins de deux ans est ambivalent. Tous s’estiment chanceux que la pandémie, qui a marqué les débuts de la coalition en 2020, n’ait pas coïncidé avec un gouvernement de droite. Les mesures sociales prises pour atténuer les effets de la crise économique, comme le chômage partiel ou le moratoire sur les expulsions de logement, sont associées à l’arrivée de la gauche au pouvoir. Ces anciens Indignés mettent également en avant la hausse du salaire minimum (qui a augmenté de 46,7 % en cinq ans, en passant de 736 à 1080 euros mensuels de 2018 à 2023), la création d’un revenu minimum vital et l’acquisition de nouveaux droits pour les femmes et les minorités sexuelles. Des politiques féministes ambitieuses ont en effet été impulsées par la ministre de l’égalité Irene Montero, pour lutter contre les violences machistes en introduisant dans la loi « sólo sí es sí » (« seulement un oui est un oui ») la notion de consentement, pour faciliter l’autodétermination de genre ou encore promouvoir l’égalité femmes/hommes au travail et dans la sphère domestique – par exemple, en égalisant les congés de maternité et de paternité à 16 semaines.
Si les anciens Indignés rencontrés au cours de l’enquête attribuent ces mesures à la présence de Podemos au gouvernement, son influence leur semble faible en raison de sa position minoritaire. Comme le résume César, qui milite à la Plateforme des victimes de l’hypothèque (PAH) : « Oui il y a un changement, mais ce n’est pas un changement radical non plus. » Pour Bata, les politiques sociales menées correspondent davantage à une action réparatrice qu’à la conquête de nouveaux droits : « Obtenir des choses que nous avions déjà il y a 15-20 ans, ce n’est pas obtenir de nouvelles choses, c’est les récupérer, et ils vendent ça comme une victoire, non nous avons seulement récupéré ce qui compte. »
Plusieurs personnes déplorent que la loi « bâillon », adoptée par le gouvernement conservateur en 2015 en remettant en cause les libertés d’expression, de réunion et de manifestation, soit toujours en vigueur alors qu’il était prévu de l’abroger. Certains rappellent par ailleurs que leurs revendications ne concernaient pas seulement la justice sociale, mais aussi l’égalité politique. Alberto, qui a milité plusieurs années dans le cercle local de Podemos après s’être investi dans l’assemblée des Indignés à Parla, regrette ainsi l’absence de réforme du pouvoir judiciaire qui reste très politisé ou de procédures participatives : « Un élément du 15M [le mouvement du 15 mai, en référence à la manifestation du 15 mai 2011] était le fonctionnement en assemblées, la participation, le fait d’ouvrir les institutions, on disait ça ne vaut pas la peine de voter tous les quatre ans, ça a été complètement oublié. […] Il n’a pas été proposé de faire des consultations en ligne, une sorte de référendum sur la loi, rien n’a été fait. » Comme le signale Borja Barragué en dressant un bilan de l’intégration des demandes des Indignés dans les politiques publiques dix ans plus tard, les avancées concernent en effet davantage les politiques sociales que le renouveau démocratique[5].
L’énigme Sumar
L’une des nouveautés du scrutin de juillet 2023 a été le baptême électoral de Sumar (« Additionner »), une coalition qui rassemble 20 partis politiques à la gauche des socialistes, soit 6 d’ampleur nationale (Movimiento Sumar, Podemos, Izquierda Unida, Más País, Verdes Equo, Alianza Verde) et 14 à l’échelle régionale (notamment Más Madrid, En Comú en Catalogne et Compromís à Valence). Cette plateforme est menée par Yolanda Díaz, la ministre du travail que Pablo Iglesias avait désignée pour le remplacer à la tête de Unidas Podemos en démissionnant du gouvernement en mai 2021. Il faut dire qu’elle s’est distinguée dans le gouvernement de coalition pour avoir négocié avec les organisations syndicales et patronales de nombreuses mesures sociales, comme la hausse du salaire minimum, le chômage partiel pour faire face à la pandémie ou la « loi rider » qui rend obligatoires les contrats de travail pour les livreurs travaillant pour une plateforme numérique. L’adoption en décembre 2021 d’une nouvelle loi travail, qui revient sur les aspects les plus critiqués de la réforme antérieure du PP (comme la primauté des accords d’entreprise sur les accords de branche pour la définition des salaires) et adopte une série de mesures pour lutter contre la précarité de l’emploi, a eu des effets concrets et rapides avec une forte augmentation des CDI (passant de 10 % à plus de 50 % des nouveaux contrats signés en un an) et une baisse historique des CDD à 15,6 %.
Sumar pourrait-il prendre le relais de Podemos pour répondre aux aspirations démocratiques des Indignés ? S’agit-il d’un nouvel espoir pour renouveler la politique ? Il est encore un peu tôt pour donner une réponse définitive car la coalition est très récente et la structuration du mouvement est annoncée pour l’automne. D’abord lancé comme association en mars 2022, Movimiento Sumar a été officiellement enregistré comme parti politique le 31 mai 2023, à la suite de la convocation d’élections législatives anticipées par Sánchez. Certains éléments sont prometteurs, comme le leadership féminin qui a été longtemps regretté à Podemos, comme le souligne María en 2019 : « Pour moi l’erreur qu’ils ont commise à Podemos et qui m’a déçue aussi, c’est qu’il n’y a pas de femme. […] Il est temps qu’une femme se présente à la présidence de l’État. Et c’est Podemos qui aurait dû faire ce changement. » En octobre 2021, de nombreux Indignés me parlent d’un retour de l’ilusión (mélange d’enthousiasme, d’excitation et d’espoir) quand j’évoque son projet de rassemblement de la gauche alternative sous la forme encore peu définie d’un Frente amplio (Front large). Ils énumèrent alors les qualités de la ministre du travail, comme sa capacité à dialoguer, à écouter, à argumenter et à sceller des accords, sa ténacité ou encore son élégance. Une dimension féminine du leadership est ainsi valorisée en l’opposant à la conception plus masculine de l’exercice du pouvoir de Pablo Iglesias, généralement perçue comme agressive et autoritaire.
Toutefois, si la figure centrale est une femme (comme c’est aussi le cas à Podemos depuis le départ de Pablo Iglesias), le rôle prépondérant du leadership n’est pas davantage questionné à Sumar qu’à Podemos. L’identification du mouvement repose principalement sur Yolanda Díaz, de telle sorte que la même stratégie de communication utilisée aux débuts de Podemos a été adoptée pour les élections législatives de 2023, en imprimant son visage sur les bulletins de vote. Cette avocate du travail de 52 ans, membre du Parti communiste espagnol (PCE) comme son père qui était un dirigeant syndical, a une longue trajectoire politique : elle a été conseillère municipale de Ferrol de 2003 à 2012, députée régionale en Galice de 2012 à 2016, puis députée à l’échelle nationale à partir de 2019. Yolanda Díaz a certes mis en avant la dimension « participative » dans l’élaboration de son projet politique, en initiant un « processus d’écoute de la société civile » entre le 8 juillet 2022 et le 2 avril 2023. Mais sa conception de la participation semble assez proche de celle mise en avant par des dirigeants de Podemos également issus du PCE et d’Izquierda unida, qui promeut une consultation des citoyens organisés plus qu’une association plus large de la population aux décisions. L’élaboration du programme de Sumar a d’ailleurs laissé une place très importante aux experts, l’équipe de 35 personnes chargée de coordonner les différents groupes de travail étant principalement composée de juristes, de politistes, d’économistes, d’universitaires et d’ingénieurs.
Il sera très intéressant de suivre la dynamique de cette toute jeune coalition dans le temps, qui peut constituer une source d’inspiration pour la NUPES (Yolanda Díaz a d’ailleurs été invitée aux universités d’été des Insoumis le 24 août 2023), pour voir si les vieilles recettes dominent ou si des innovations démocratiques émergent. Est-ce que le schéma d’organisation interne du parti – qui se revendique comme un « mouvement citoyen » cherchant à « garantir la démocratie interne, la transparence et la participation active » – permettra aux militants de base d’avoir un réel accès à la décision ou reproduira-t-il l’organisation centralisée et verticale de Podemos ? Comment se fera en pratique l’articulation de Movimiento Sumar avec les 19 autres partis, pour l’organisation du militantisme, le travail du groupe parlementaire, l’élaboration des programmes et le choix des candidats ?
Pour l’instant, les premiers choix effectués dans l’urgence indiquent plutôt un retour en arrière, avec des négociations à guichets fermés pour sélectionner les candidats bien loin du principe des primaires ouvertes adopté dès le lancement de Podemos. On retrouve en revanche, dans l’optique d’un large rassemblement, le discours transversal des débuts de Podemos, davantage dans la ligne d’ĺñigo Errejón que celle de Pablo Iglesias ou des anticapitalistes. Le programme de Sumar pour les élections du 23 juillet 2023 était ainsi centré sur une « démocratie économique et écosociale au service des personnes » avec des mesures favorisant la redistribution des richesses, une transition écologique « juste » et une défense du féminisme via une « révolution du care ».
Est-ce que Sumar sera aussi à la hauteur des enjeux définis par les Indignés pour une « démocratie réelle maintenant » ? Les quatre lignes de débat adoptées par l’assemblée générale de la Puerta del Sol en mai 2011 sont toujours en attente de réponse institutionnelle : « 1/ Réforme de la loi électorale pour une démocratie plus représentative, réellement proportionnelle et qui développe des mécanismes effectifs de participation citoyenne ; 2/ Lutte contre la corruption à travers des normes visant une transparence politique totale ; 3/ Séparation effective des trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire) ; 4/ Création de mécanismes de contrôle citoyen pour exiger une réelle responsabilité politique ». Alors que le système politique n’a pas connu de transformations profondes, sans réforme de la loi électorale ni indépendance accrue de la justice, les processus participatifs ont surtout été mis en place à l’échelle locale par les « municipalités du changement » dont l’expérience a été brève (2015-2019 pour la plupart, jusqu’en 2023 à Barcelone et Cadix). Face aux politiques réactionnaires du PP et de Vox, dont les effets se font déjà sentir dans les villes et régions qu’ils gouvernent (négation des violences machistes, annulation d’évènements culturels, invisibilisation des symboles LGTBI, etc.), la nécessité d’un approfondissement démocratique est plus que jamais d’actualité.