La survivance des icônes – sur l’exposition « Aux origines de l’image sacrée »
Aucune affiche sur les bus ou dans le métro, et très peu de presse, pour seulement cinq petites œuvres exposées dans un recoin obscur de l’aile Denon au musée du Louvre, du côté des arts de l’Islam : rares sont pourtant les expositions que la charge picturale, historique, politique et religieuse rend aussi vibrantes et troublantes.
« Aux origines de l’image sacrée » a été conçue avec des œuvres du musée national des arts Bodhan et Varvara Khanenko de Kiev, la plus importante institution ukrainienne dédiée à l’histoire de l’art. Dès le début de l’invasion russe, la collection du musée – environ vingt-cinq mille œuvres antiques, byzantines, européennes et asiatiques – a été mise à l’abri. Seize des ces œuvres, principalement byzantines, ont ensuite été transférées vers Paris, quittant Kiev le 10 mai sous escorte militaire pour arriver au Louvre le 15 mai, via la Pologne et l’Allemagne. Le musée parisien, en partenariat avec l’Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones de conflit (ALIPH), entend ainsi « contribuer à la sauvegarde et à la lutte contre le trafic illicite des biens culturels ukrainiens », mais aussi, puisqu’à toute chose malheur est bon, alimenter les projets scientifiques qui accompagnent la création d’un Département des arts de Byzance et des Chrétientés en Orient dont l’ouverture est prévue en 2027.
Grâce à la guerre, et parce qu’on soigne parfois mieux le patrimoine que les populations, ce sont donc cinq de ces œuvres exfiltrées qui sont exposées en ce moment dans la petite salle 173 : une micromosaïque médiévale représentant saint Nicolas avec son encadrement d’orfèvrerie, et quatre icônes peintes des VIe et VIIe siècles représentant saint Platon et sainte Glycérie, saint Serge et saint Bacchus, une Vierge à l’enfant et saint Jean-Baptiste. Œuvres rares et fragiles, dont la finesse et l’humilité contrastent avec les vicissitudes de leur histoire, elles portent en elles une déconcertante gravité et une ardeur exceptionnelle.
Il faut s’approcher de près pour distinguer les minuscules morceaux de tesselles qui, comme les pixels d’une image numérique, composent l’image de saint Nicolas. Cette micromosaïque portative réalisée à Constantinople entre la fin du XIIIe siècle et le début du XIVe est l’une des quelques cinquante œuvres de ce type qui aient été conservées (deux autres sont au Louvre, salle 501). L’évêque de Myre (Turquie), réputé pour ses nombreux miracles (par un simple signe de croix, il ressuscita trois enfants qui avaient été découpés en morceaux pour être mangés en période de famine), est ici représenté à mi-corps, nimbé et revêtu de ses habits épiscopaux. Il tient d’une main les Écritures saintes et bénit de l’autre le dévot – ou le visiteur du musée – qui le regarde de près. Car contrairement aux grandes mosaïques qui ornent en général les coupoles des églises byzantines, cette miniature est par nature réservée à la dévotion privée : le changement d’échelle n’est pas simple prouesse technique, il est aussi passage à l’intimité, à la proximité, à l’intériorité.
Cette délicate mosaïque n’en a pas moins été emportée par les tribulations historiques. Appartenant originairement aux collections de la Cathédrale Saint-Pierre de Vic en Catalogne, elle fut rapportée à Kiev par le couple d’entrepreneurs et amateurs d’art Bodhan et Varvara Khanenko à la fin du XIXe siècle, rejoignant le manoir familial transformé en musée. Nationalisées en 1919 par le régime soviétique, les collections furent mises à l’abri pendant la Seconde guerre mondiale au musée Nesterov d’Oufa, près des monts Oural, évitant ainsi les spoliations des nazis qui envahirent l’Ukraine. Ironie de l’histoire, c’est donc à l’Ouest qu’une partie de ces collections a été aujourd’hui déplacée pour éviter les spoliations du Kremlin – et son artillerie : en octobre dernier, un missile est tombé près du bâtiment et en a soufflé les fenêtres.
Rares exemplaires d’un art en transition, ils témoignent de la continuité qui lie la Rome païenne à la Byzance chrétienne et des influences réciproques entre Orient et Occident.
Les quatre autres icônes des VIe et VIIe siècles sont aussi des rescapées. On n’en compte plus que douze de cette période. Apportées en offrandes au monastère sainte-Catherine du Sinaï par des pèlerins venant de Constantinople ou de Syrie-Palestine, elles y ont bénéficié de conditions météorologiques favorables à leur conservation et d’un isolement géographique qui les préserva de la « querelle des images » des VIIIe-IXe siècles (l’Égypte était alors sous domination arabo-musulmane, hors de portée des empereurs iconoclastes). Après plus d’un millénaire au sein du monastère (le plus ancien encore en activité), elles arrivèrent à Kiev au milieu du XIXe siècle dans les valises de l’archimandrite et archéologue Porfyrii Uspensky. Affectées par le régime soviétique au Musée d’histoire des religions et de l’athéisme (ou « musée antireligieux ») à Petrograd, elles rejoindront les collections de Bodhan et Varvara Khanenko en 1940, et seront donc aussi transportées d’Est en Ouest pour éviter les spoliations
Ces petits morceaux de bois ballottés par l’histoire ont par ailleurs une grande valeur iconographique. Rares exemplaires d’un art en transition, ils témoignent de la continuité qui lie la Rome païenne à la Byzance chrétienne et des influences réciproques entre Orient et Occident. On y retrouve ainsi l’influence du naturalisme gréco-romain – dont les fameux portraits du Fayoum, eux aussi peints à l’encaustique (peinture à la cire d’abeille), sont parmi les plus belles expressions (voir la salle 183 du Louvre) –, et une symbolique religieuse que les canons byzantins ne fixeront que plus tard. Peu d’œuvres conservées nous montrent aussi bien qu’à l’origine de l’image sacrée était surtout l’image païenne.
Officiers de l’armée romaine, reconnaissables par leur manteau militaire et leur large collier en or paré de pierres précieuses, Serge et Bacchus tiennent une croix, symbole de leur martyr : refusant d’abjurer leur foi, ils furent torturés à Barbalissos, où mourut Bacchus (piétiné comme du raisin, en vertu de son nom), tandis que Serge fut encore forcé à marcher avec des bottes cloutées vers l’intérieur jusqu’à Rasafa, où il fut décapité. Toujours représentés en couple – l’historien américain et militant LGBT John Boswell en a même fait des figures de l’homosexualité antique –, la violence de leur martyr contraste ici avec l’impassibilité de leur visage et la délicatesse de leurs traits. Entre leur nimbe, un petit buste du Christ barbu et chevelu dans un clipeus les surplombe. On est loin des représentations sanglantes et macabres de l’art chrétien plus tardif.
Moins connus, saint Platon et sainte Glycérie présentent une expression encore plus paisible, simple et naïve, presque débonnaire. Leur martyr – là encore signifié par la croix qu’ils brandissent – n’en est pourtant pas moins terrible : parce qu’elle refusa d’offrir des sacrifices aux dieux et brisa une statue de Zeus au temple de Traianopolis en Grèce au milieu du IIe siècle, Glycérie fut lapidée (mais les pierres ne l’atteignirent pas) et jetée aux animaux sauvages (mais elle mourut avant qu’ils puissent la toucher) ; le jeune Platon fut quant à lui étendu sur une plaque de bronze brûlante (mais il resta inébranlable) puis déchiré et décapité à Ancyre (actuelle Ankara) au début du IVe siècle. Anachroniquement rassemblés ici dans une même icône, leur beauté est moins plastique que proprement spirituelle, et la « déformation » de leur visage – yeux élargis, traits soulignés, nez allongé –, qui pourrait faire penser à certains portraits de Modigliani, n’a rien de gratuite ou de maladroite : elle accentue la frontalité hiératique destinée à accueillir la vénération.
L’icône de la Vierge à l’Enfant est l’une des toutes premières de l’histoire chrétienne. Loin du luxe impérial dans lequel elle sera souvent drapée, la « Mère de Dieu » est ici sobrement vêtue d’une tunique et d’un voile qui rappellent les modèles romains (plus fidèle en cela à son Magnificat où elle célèbre Dieu qui « a renversé les puissants de leurs trônes et a élevé les humbles ») ; portant l’Enfant sur son bras gauche, elle l’enveloppe aussi de son bras droit, son corps et sa tête légèrement torsadés dans une attitude « naturelle » ; ses lèvres rouges, épaisses, lui donnent une bouche rieuse, presque sensuelle, tandis que ses grands yeux marrons couvrent son visage d’une douce mélancolie. Cette sobre humanité pourrait n’être que profane si des nimbes dorés ne venaient en sublimer les figures.
La sobriété de l’icône de saint Jean-Baptiste est quant à elle accentuée par son mauvais état de conservation. Représenté en pied, de face et portant sa mélote (cape en peau de bête), le prophète pointe son index droit vers le haut comme, mille ans plus tard, le Jean-Baptiste de Léonard de Vinci qui se trouve dans la Grande Galerie du Louvre (mais qui sera exposé dès novembre prochain et pour deux ans… à Abu Dhabi). Il indique ici le médaillon du Christ dans le coin gauche du panneau, qui le regarde en retour, comme la Vierge dans le coin droit. De l’autre main, il tient un phylactère sur lequel se lisent encore quelques lettres qui composent sa prophétie : « Voici l’Agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde » (Jn, 1, 29). Contrairement au jeune éphèbe souriant de Léonard de Vinci, Jean-Baptiste est ici représenté vieux, avec un visage émacié recouvert de barbe et de cheveux foisonnants, presque triste.
« Byzance a vu des gens mourir pour les images », écrivait le grand byzantiniste André Grabar. Quand on regarde ces quatre petites icônes fragiles et abîmées, humbles et délicates, protégées derrières leurs vitrines, on peine à leur attribuer une telle responsabilité. C’est pourtant la vénération jugée idolâtre de ce type d’images qui fut une des causes de la crise iconoclaste qui secoua l’Empire byzantin aux VIIIe et IXe siècles.
Certes les icônes ne sont pas uniquement des objets d’art ou d’histoire : comme le rappelle le titre de l’exposition, elles sont pour le croyant de véritables « images sacrées ». Mais de Byzance au Sinaï, de Kiev à Paris, en passant par Petrograd et l’Oural, leur charge historique et politique leur confère aussi, hors de tout dogme religieux, une sorte d’aura profane qui, au sein même de l’institution qui avait pourtant consacré sa perte (le musée), continue de les nimber de lumière.
« Aux origines de l’image sacrée », une exposition au musée du Louvre à Paris, jusqu’au 6 novembre 2023.