Mémoires du Chêne Pointu : chronique d’une destruction annoncée
« (…) créer un édifice est chose naturelle, mais le ressusciter, cela tient du miracle.[1] »
Quatremère de Quincy
Dès le milieu des années 1950, les villages boisés et très peu peuplés des communes de Montfermeil et Clichy-sous-Bois, lieux de villégiature des parisiens depuis la fin du 19eme siècle, sont précipitamment métamorphosées par la construction accélérée des grands ensembles.
Plusieurs vagues d’urbanisation recouvrent ce tissu pavillonnaire et vallonné de barres et de tours en béton armé. La construction de plusieurs grandes copropriétés dont celle du Chêne Pointu font partie d’un projet urbain conçu en 1960 par Bernard Zehrfuss et Fernand Ottin pour la construction de 10 400 logements privés. À sa livraison, la cité du Chêne Pointu avec ses rez-de-chaussée lumineux et traversants entourés d’une végétation dense « fait la joie des classes moyennes[2] » parisiennes, enfin propriétaires. Mais les vices cachés de cette « cité radieuse » ne tardent pas à se révéler. Ils sont à la fois endémiques, parsemés entre les lignes du projet lui-même, mais également issus d’une gouvernance défaillante à plus grande échelle.
L’emplacement, à seulement 15 km de la capitale et de ses emplois, ajouté à la promesse d’une future autoroute A87 qui connectera le quartier à Roissy, Marne-la-Vallée et Paris, représentent le socle d’un tel projet. Son développement va néanmoins à l’encontre des avertissements du Plan d’Aménagement de la Région Parisienne (PARP) de 1939 qui signale que l’implantation de l’activité industrielle et d’un réseau de transport sur ce secteur seront entravés par le relief escarpés des trois plateaux qui le constituent[3]. En 1982, l’infrastructure tant attendue est finalement abandonnée par l’État et le quartier se retrouve enclavé pour plusieurs décennies, à 1h30 de trajet en transport en commun de Paris et son bassin d’emploi.
Il faut attendre les émeutes de 2005 à la suite de la mort des jeunes Zyed et Bouna dont le Chêne Pointu est l’épicentre, pour que Jacques Chirac alors président de la République promette le prolongement du tram T4 jusqu’à Montfermeil, commune voisine. L’inauguration de ce tronçon quatorze ans plus tard, en 2019, et la prévision de l’ouverture d’une gare du nouveau métro du Grand Paris en 2026 permettent désormais d’envisager le désenclavement, sept décennies plus tard. Mais entre-temps, le bâti s’est énormément dégradé, la population s’est appauvrie, et pas seulement à cause de l’éloignement des bassins d’emploi.
Les prêts Logécos du Crédit Foncier, distribués à partir 1953 avec des procédures simplifiées, pour favoriser l’accès à la propriété « économique » des jeunes ménages et relancer la construction[4] incitent les promoteurs immobiliers à construire à cadence rapide et bon marché « des immeubles de mauvaise qualité, mal construits, mal situés et/ou difficilement commercialisés[5] ». L’euphorie de ce « far west de l’immobilier[6] » ne dure pas longtemps et, très vite après la livraison, les failles de cet immense engrenage enclenchent un irrévocable processus de dégradation. Entre temps, la suspension des aides de l’État à la fin des années 1960 rend la commercialisation des logements encore plus difficile et augmente le nombre de propriétaires investisseurs qui achètent pour louer dans une logique spéculative[7].
Au Chêne Pointu l’inhabitabilité semblait programmée.
La liste des problèmes qui s’accumulent est presque interminable. Une conception défaillante des statuts juridiques[8] qui lient les 1 523 copropriétaires (répartitions des espaces communs, statuts des voiries, règlements de copropriétés etc.) rendent, selon la sociologue Sylvaine Le Garrec, le fonctionnement décisionnel et la gestion des charges et de la trésorerie des 18 barres de logement qui font dix et quatre étages de haut, très difficile, d’autant que le taux de propriétaires occupants est en constante baisse. Les charges sont de plus en plus élevées entraînant des dettes rocambolesques : le chauffage urbain, très cher et issu d’un réseau défaillant est, dès les années 1990, régulièrement coupé pour défaut de paiement, les ascenseurs restent en panne pendant parfois plusieurs années, les parties communes et la façade se désagrègent et les propriétaires en capacité de payer préfèrent revendre à perte pour s’en échapper.
Ceux qui n’arrivent pas à vendre louent à tous ceux qui n’arrivent pas à se loger ailleurs, essentiellement des familles immigrées dont le nombre dépasse rapidement deux-tiers des occupants, un terrain propice à l’habitat indigne et l’arrivée « des marchands de sommeil ». Le processus de paupérisation de la population et de dégradation rapide dû au déficit d’entretien du bâti s’étend sur plusieurs décennies. Le taux d’endettement et de pauvreté (le revenu médian par foyer ne dépasse pas 500 € par mois[9]) est tel que, depuis 2005, le pouvoir exécutif de la copropriété a été donné à un administrateur judiciaire qui se substitue au syndic et au conseil syndical.
Au Chêne Pointu l’inhabitabilité semblait programmée, tellement elle est présente à tous les niveaux : non prise en compte des avertissements du plan d’aménagement, système de financement hasardeux, construction hâtive, « malfaçons juridiques[10] », tout permettait d’anticiper un tel fiasco. Dire aujourd’hui que la copropriété est délabrée est un euphémisme. L’intervention de l’État sollicitée à maintes reprises arrive trop tard, au moment où la démolition semble à la fois salutaire et incontournable.
Dès les années 1990[11], Claude Dilain, maire socialiste de Clichy-sous-Bois surnommé « le défenseur des banlieues », mène pourtant une lutte incessante pour alerter sur la situation inquiétante de ces copropriétés privées qui parsèment sa commune. Différents plans de redressement sont initiés au niveau local mais leur portée reste limitée et la copropriété continue inéluctablement de se dégrader. En 2009, quatre ans après les émeutes de 2005, une étude de programmation urbaine visant à améliorer la mixité sociale propose la création d’une Zone d’Aménagement Concertée (ZAC), mode opératoire le plus adapté pour traiter une telle complexité foncière et permettant à la ville d’exproprier des immeubles (privés) voués à la démolition, et de financer la construction de nouveaux bâtiments. La scission des deux grandes copropriétés est proposée ainsi que la démolition de deux barres et d’un parking silo. On propose la construction d’équipements et de logements neufs.
Avec la loi ALUR en 2015, un nouveau dispositif, beaucoup plus puissant juridiquement et financièrement est lancé, cette fois-ci par l’État. Les deux copropriétés privées du Chêne Pointu doivent être les premières en France à en bénéficier. L’ampleur des moyens affectés par les Opérations de Requalification des Copropriétés Dégradées d’Intérêt National (ORCOD-IN) impose cependant « une transformation beaucoup plus radicale (…) la création d’un centre-ville ex nihilo (…) et de nécessaires démolitions[12]». Même si le périmètre de l’opération correspond à celui de la ZAC, cette innovation juridique qui permet une maîtrise et un portage public lourd par l’Établissement public foncier Ile-de-France (EPFIF) fait augmenter progressivement le nombre de démolitions, passant de deux barres initialement prévues à neuf, soit la démolition de 80% du quartier.
Dès que la démolition se présente comme solution, elle prime sur toute autre alternative.
La démolition est présentée comme un mal nécessaire. Elle se déploie sans entrave, comme unique commencement possible et l’empêcher, quand les moyens du renouveau sont enfin disponibles, se traduirait presque pour certains par un manque de respect envers les habitants. Elle se répand comme un virus contagieux aux bâtiments censés être réhabilités. Pour trouver la surface nécessaire aux places de stationnement des logements de la nouvelle ZAC, et suite à la démolition du parking silo qui existait pourtant auparavant, une autre barre de logements de quatre étages est supprimée – soit vingt logements pour une dizaine de places de parking. On supprime même sans raison précise pour uniquement s’assurer qu’aucune trace de l’ancien ne restera. En 2019, lors d’une réunion avec les acteurs de la ZAC dont les représentants de la ville et Olivier Klein – mairie de 2011 à 2022, président du conseil d’administration de l’ANRU de 2017 à 2022, qui a grandi lui-même au Chêne Pointu, ministre délégué chargé de la Ville et du Logement de 2022 à 2023, la démolition de deux autres barres de quatre étages est actée[13].
Dès que la démolition se présente comme solution, elle prime sur toute autre alternative. On confond sa radicalité avec son efficacité et on continue de penser, à tort, que l’unique dysfonctionnement de ces énormes structures réside dans leur forme urbaine. Quand des immeubles habités, avec un fort potentiel d’évolution sociale, urbaine et architecturale tombent les uns après les autres, d’un revers de la main, la banalité de l’anéantissement atteint son paroxysme.
Ces immeubles comme tant d’autres dont la démolition approche, sont eux-mêmes issus d’une destruction, qui en cache elle-même une autre à venir. En pleine guerre mondiale, l’économiste Joseph Schumpeter reliait la production au champ de bataille et plaçait la « destruction créatrice[14] » aux fondements du capitalisme. La démolition de la guerre est le point de départ d’une reconstruction que l’on savait défaillante comme la démolition d’aujourd’hui est à nouveau la première case d’un processus itératif voué à se reproduire. Les immeubles de la ZAC qui sortent aujourd’hui de terre, représentent l’édification du business as usual, des plots construits en voiles de béton. Ils occupent deux fois plus d’espace au sol pour deux fois moins de logements[15] et cumulent déjà pourtant tous les arguments des démolitions à venir.
La table rase ou la ville ex nihilo sont des chimères. On sait que la ville ne se construit pas de « nulle part », ni comme imaginaire, histoire ou tissu social, ni comme ressources et matériaux de construction. La construction neuve d’un logement mobilise une quantité de ressources plusieurs dizaines de fois supérieures à sa rénovation[16] et chaque gramme de matière extraite défigure un peu davantage la surface de la Terre quelque part. Alors comment sortir de ce perpetuum mobile, de cette destruction que Schumpeter qualifiait, il y a presque un siècle, de « créatrice » ?
Une dizaine d’années s’écouleront le temps de vider les barres de 100 m de longueur sur 10 étages, d’exproprier et de reloger 1 240 ménages dans le parc social déjà très tendu de la région parisienne. Sans conflit ou ennemi désigné un morceau de la ville de Clichy-sous-Bois disparaîtra et les habitants du Chêne Pointu seront témoins de leur lent remplacement. Comment sera traversée cette attente par ceux et celles qui partiront en dernier ? Quel dispositif se superpose désormais entre la construction et la démolition ?
Comprendre les habitudes et les besoins d’un lieu nécessite un temps et une attention particulière.
En 2018 l’Établissement Public Foncier d’Île-de-France lance un appel d’offre à la recherche d’architectes pour orchestrer la gestion de cette attente. L’agence d’architecture SOL, composée à l’époque de deux jeunes femmes[17] remporte le marché qui porte au départ essentiellement sur la mise en sécurité des barres de dix étages à démolir (remplacement des fenêtres et garde-corps manquants, réparation des ascenseurs, mise aux normes des réseaux d’eau et d’électricité pour un budget de 7 millions d’euros) et la réhabilitation des barres de quatre étages à préserver. Elles démarrent la mission avec un diagnostic poussé durant lequel elles visitent plus de 150 appartements. Elles comprennent que l’urgence est autant matérielle que morale et doivent convaincre les habitants de s’investir, de se réapproprier les lieux faute de quoi toute amélioration apportée serait aussitôt défaite.
Parallèlement aux études techniques, elles veulent fédérer les habitants désemparés et travailler le tissu social. Elles mettent alors en place une permanence hebdomadaire dans un hall d’entrée et conçoivent avec les habitants durant plusieurs ateliers à l’aide de collages d’images découpées, la transformation des espaces communs. Elles organisent des ateliers collectifs pour repeindre les halls d’entrées et la signalétique des espaces communs et installent avec l’aide de l’entreprise de construction un petit escalier réclamé par les habitants depuis des mois pour le franchissement du talus qui sépare la copropriété du nouvel arrêt de tram. Comprendre les habitudes et les besoins d’un lieu nécessite un temps et une attention particulière qui interroge le sens et la temporalité du métier d’architecte. Prendre en compte les habitants et intervenir de manière plus respectueuse, découvrir ce monde et investir autant de temps, d’attention et de moyens financiers pour le réanimer devient alors rapidement antinomique avec l’idée même de destruction.
Les architectes de SOL franchissent ainsi le périmètre de leur mission pour étudier, bénévolement, d’autres transformations possibles. Comme ces neuf bâtiments de quatre étages, dont la préservation a été jugée viable du point de vue économique et technique, les barres de dix étages ont une structure robuste, rationnelle, autonome et en bon état, permettant de multiples évolutions tant dans le plan des logements, que dans l’occupation du rez-de-chaussée ou le dessin de leurs façades.
Les architectes sondent l’impact financier des interventions à trois degrés variés allant de la démolition totale à la réhabilitation. Avec plans d’étage et tableaux Excel à l’appui, elles font alors la démonstration que la balance penche invariablement pour la réhabilitation dans les trois scénarios étudiés, tant en termes de coût que de nombre de logements créés. Leur démonstration va jusqu’à l’étude des nouvelles formes de gestion, à travers des opérations à tiroirs, qui permettront la scission de ces immenses copropriétés et la commercialisation de logements sociaux « en diffus » afin d’apporter une mixité sociale à l’intérieur d’un même immeuble tout en diversifiant la gamme de produits immobiliers (colocations intergénérationnelles, résidences sociales ou pour des jeunes travailleurs). Elles démontrent aussi que, par le dessin de nouvelles ouvertures de façade, l’ajout de balcons et loggias, la transformation intégrale des rez-de-chaussée et du projet paysager, l’image stigmatisante de « grands ensembles » pourrait être intégralement transformée. Les plans, estimatifs de travaux et perspectives sont reçus avec enthousiasme par la maîtrise d’ouvrage : « C’est joli ! Mais c’est trop tard ». La démolition est déjà actée.
Pourtant, la violence n’a jamais soigné la violence. La disparition de ces structures massives et de leurs habitants[18] est supposée rayer l’imaginaire des grands ensembles en ruine. Le grignotage, technique de déconstruction par pelle mécanique, de ces énormes structures qui remplace aujourd’hui les explosions d’antan, reste une « exécution publique » dont le spectaculaire est censé être cathartique. Tandis que « l’art délicat de faire durer les choses[19] », la maintenance, « cet ensemble aux frontières floues, fait de tâches, de gestes, de savoir-faire[20] » est convoqué uniquement de manière transitoire, en « attendant » la démolition, passant ainsi pour insignifiant. Mais le délabrement de ces barres nous révèle un monde[21] et les « réparer » plutôt que de les faire disparaître nous oblige à comprendre et à modifier en profondeur les sources même de leur décomposition. Le métier d’architecte se métamorphose, gagne une nouvelle épaisseur, étayée par des savoir-faire, des méthodes et des actions dont la finalité est moins une œuvre architecturale que la construction d’un réseau de liens d’attention, de responsabilité et d’interdépendance entre l’humain et le monde matériel qu’il habite. La maintenance, travail politique de subsistance[22] qui enchevêtre le matériel et l’immatériel[23] devrait être la clé de voûte du renouveau urbain. Depuis la nuit des temps, la construction allie le matériau, son extraction, sa mise en œuvre et son entretien : les joints à la chaux des murs en pierre sont à refaire périodiquement. La pérennité éternelle du béton est une utopie moderne. La ville devrait être soignée par un travail de recensement et de cartographie du déjà-la « qui mise sur la précision, la délicatesse, la gentillesse, l’attention (…) à tout ce qui est existant[24] » ses qualités comme ses dysfonctionnements[25]. L’existant se révèle alors si riche et complexe que le soigner plutôt que l’anéantir devient une évidence.