Renverser Wagner – sur Lohengrin mis en scène par Kirill Serebrennikov
Mettre en scène un opéra de Richard Wagner n’est jamais strictement une affaire de mise en scène. Il ne s’agit pas seulement de se différencier d’autres Lohengrin et d’autres Ring – et notamment de ceux que l’on monta entre 1930 et 1945 –, mais aussi de se positionner vis-à-vis de Wagner lui-même, ses opinions politiques, son antisémitisme, son rapport complexe à la religion, aux femmes, etc. La présence du compositeur dans son œuvre est telle qu’il est impossible de l’ignorer complètement.
Choisir de mettre ces questions de côté, comme c’est le cas dans les productions qui entendent s’en tenir à la littéralité du livret, n’est qu’une manière de prendre position sans le dire. Difficile de comprendre le personnage de Lohengrin si l’on ne sait rien de la situation de l’Allemagne dans les années 1840 et de l’engagement de Wagner auprès des révolutionnaires européens et des militants anarchistes – qui l’obligea, après l’insurrection avortée de Dresde, à s’exiler en Suisse. Un des intérêts de la mise en scène de Kirill Serebrennikov est d’aborder ces questions frontalement, et de rendre sensible certaines des contradictions qu’elles recouvrent.
En simplifiant beaucoup, nous dirions qu’il existe trois manières de mettre en scène Wagner, trois grands types d’incarnation scénique de ses opéras : 1) le type conservateur, qui est le plus souvent historicisant et naturaliste (ou hyper-romantique avec Werner Herzog en 1987), mais qui sait aussi être kitsch ou baroque (comme chez Elijah Moshinsky et August Everding dans les années 1970), 2) le type symbolique et/ou allégorique, qui peut être abstrait (Wieland Wagner en 1958, Bob Wilson en 1998), matiériste (Romeo Castellucci dans son Parsifal) ou didactique (Hans Neuenfels en 2011 dans un étrange Lohengrin dit « des rats »), 3) le type iconoclaste, qui, sous couvert d’esthétiques très variées, entreprend de réécrire le drame, subvertissant tout ce qui pourrait rattacher l’œuvre de Wagner à l’imagerie germanique du premier Bayreuth et à sa reprise par les Nazis (de ce type relèvent à peu près toutes les productions importantes depuis la fin des années 1970, de Patrice Chéreau à Katharina Wagner, Frank Castorf ou Sebastian Baumgarten).
Le Lohengrin de Serebrennikov appartient à cette dernière catégorie, ce qui ne l’empêche pas d’user de symboles et de références mythologiques : cercle à deux faces (lumineux d’un côté, noir de l’autre), personnages à la tête en forme de globe noir (façon The Residents), bas-relief représentant Léda s’accouplant avec Jupiter métamorphosé en cygne (reprenant une copie d’un tableau perdu de Michel-Ange ; le cygne trompeur n’étant autre que Lohengrin), etc. Mais l’essentiel de son propos tient au scénario alternatif qu’il met en scène et qui est une manière de réécrire, plutôt radicalement, le livret de Wagner.
Le procédé n’est pas nouveau. Nombre de productions depuis les années 1980 – je pense par exemple à celle de Harry Kupfer/Daniel Barenboim qui fut jouée au Théâtre du Châtelet en 1997 – ont fait du personnage de Lohengrin le rêve d’Elsa, contredisant la lettre de l’opéra. La mise en scène de Serebrennikov est plus ambiguë que celle de Kupfer. Lohengrin y est bien un fantasme d’Elsa mais il n’en est pas moins réel, il n’est juste pas celui qu’on croit. Elle projette sur un chef de guerre en treillis et rangers l’image d’un chevalier-messie venu l’innocenter et libérer le pays des complots consécutifs à la vacance du pouvoir.
Lohengrin est l’opéra de l’impossible conciliation entre amour, art et politique.
Cette ambiguïté est au cœur de l’opéra de Wagner, qui est en même temps et sans contradiction une tragédie intime (l’histoire d’un amour impossible) et un drame politique, le récit du conflit entre une aristocratie réactionnaire (incarnée par le comte de Telramund) et un sauveur charismatique dont on ignore tout (Lohengrin). Résumons. On est au Xe siècle. Le roi de Germanie, Henri Ier dit l’Oiseleur, se rend dans le duché de Brabant pour demander l’aide de son armée contre une menace venue de l’Est. Le trône du duché est vacant depuis la mort du duc et la disparition de son fils, Gottfried. Le comte de Telramund accuse Elsa, la sœur de Gottfried, de l’avoir noyé. La seule défense de celle-ci est un rêve qu’elle fit peu après où elle voyait un chevalier en armure nimbé de lumière. Le roi propose que la dispute soit tranchée par un combat singulier. Lohengrin paraît, défait Telramund et épouse Elsa, devenant de fait l’héritier du duché de Brabant. On ne sait rien de lui mais sa présence suffit à enflammer les foules. Il mènera la guerre contre les Hongrois et pourrait, qui sait, unifier la Germanie.
Lohengrin est en même temps un rêve et une puissance. On apprendra à la toute fin de l’opéra que la coupable est Ortrud, la femme de Telramund, qui transforma Gottfried en cygne pour accuser Elsa et permettre à son époux d’accéder au trône. Ortrud est magicienne, elle croit aux dieux anciens (dont elle veut rétablir le culte) et, comme Alberich dans le Ring, a sacrifié l’amour à son désir de pouvoir. Tout au long du deuxième acte, elle sème le doute dans l’esprit d’Elsa. Que dissimule cet homme qui tait son nom ? quel secret inavouable ? La dispute est entre deux phantasmes : celui d’Ortrud et celui d’Elsa. L’un est sombre, l’autre est lumineux. Serebrennikov suggère qu’ils sont les deux faces d’un même cercle ou les deux étages d’une même maison. À la fin du troisième acte, face au doute d’Elsa, le chevalier révèle son nom et son origine, le temple du Graal, dont il est un des gardiens. Avant de partir, il libère Gottfried du charme d’Ortrud, restaurant l’ordre de la filiation légitime. L’innocente Elsa, qui a trahi malgré elle le secret de l’être aimé, meurt dans les bras de son frère.
Dans la mise en scène de Serebrennikov, le frère d’Elsa est un jeune conscrit envoyé au front et dont le corps revient au dernier acte dans une housse mortuaire. Victime d’un syndrome post-traumatique qui occasionne les visions du premier acte, elle est, au début du deuxième, internée dans une clinique dont Ortrud et Telramund sont les directeurs. Celui-ci, qui a perdu une jambe à la guerre, est un pacifiste convaincu. Il s’oppose à la levée de troupes voulue par le roi et que Lohengrin s’apprête à mener en chef de guerre aguerri (difficile de ne pas penser à Prigojine en le voyant en treillis entouré d’un chœur de soldats qui ressemblent aux spetsnaz de l’armée russe). Cette inversion presque totale des polarités du livret (presque car Ortrud demeure Ortrud même quand elle combat pour la paix) est loin d’être arbitraire.
Le Lohengrin de Wagner est un personnage composite. Il est l’amoureux d’Elsa pour laquelle il abandonne le saint Graal ; il est le sauveur de l’Allemagne-Germanie dont il doit réunifier les morceaux disparates contre les aristocraties régnantes (cette perspective fut celle de Wagner dans les années 1840, à l’époque où il pensait encore pouvoir concilier monarchie éclairée et démocratie ; moins d’un siècle plus tard, les Nazis y verront une préfiguration du Führer) ; il est enfin l’artiste venu délivrer au peuple un message indicible et qui demeurera incompris. Lohengrin est l’opéra de l’impossible conciliation entre amour, art et politique. L’amour s’avère illusoire, l’action politique échoue et l’art reste extérieur au monde. Mais le problème est posé : comment esthétiser la politique – l’avenir de la politique passant par l’art – sans que l’un ou l’une écrase l’autre ? Et comment y parvenir sans renoncer à l’amour ? Parsifal, le dernier opéra de Wagner (et père de Lohengrin), tentera de répondre, trente ans plus tard, à ces deux questions.
À la différence de Wagner, Serebrennikov ne croit pas que l’art doive, ou même puisse, se faire politique.
Serebrennikov accompagne le prélude de l’opéra – parmi les plus belles pages d’orchestre de Wagner, magnifiquement rendu par la direction lumineuse d’Alexander Soddy – d’un film qui montre un jeune homme dans une forêt de pins, il marche, se retourne, sourit, regarde le ciel. Un lac apparaît. Il descend un sentier, puis un escalier de bois, jusqu’à une plage. Il se déshabille. On voit sur son dos deux ailes tatouées qui descendent jusqu’à ses reins. Il est au bout d’un ponton, il s’étire, les ailes bougent, semblent se déployer. Puis il plonge. Quand il se rhabille, c’est pour se vêtir d’un treillis militaire. Il part se battre. Il sourit pourtant. On reverra des images de ce film à plusieurs reprises au cours de l’opéra, accompagnées d’autres, images de guerre, de champs de bataille, de soldats courant armes aux poings, de cadavres et d’incendies.
La guerre est le sous-texte omniprésent de cette mise en scène. Elle est partout, dans les images, les costumes, la scénographie (la seconde moitié du deuxième acte se déroule dans un hôpital de campagne qui fait aussi caserne et morgue, et le troisième dans un hangar d’usine ravagé par les bombardements, où les corps s’alignent pendant que le roi exhorte les soldats au combat). Dans une société en guerre, nous dit Serebrennikov, il n’y a de place pour rien d’autre, sinon les prisons où l’on envoie croupir les pacifistes et les opposants. Les seules autres images que l’on voit projetées sont celles d’Elsa griffonnant des mots à la craie sur les murs d’une cellule. Elle est de la guerre une victime collatérale. Elle pourrait être une artiste dessinant-écrivant dans la solitude de l’enfermement. À la différence de Wagner, Serebrennikov ne croit pas que l’art doive, ou même puisse, se faire politique. Il est ici entre asile et prison, impuissant, griffures et griffonnages, très loin de l’art monumental qui le cerne et l’étouffe.
Réécrire est difficile. Cela oblige à occuper les marges, à déplacer autrement les corps, à travailler l’espace. C’est là, dans ce jeu complexe qui consiste à faire dire à l’opéra autre chose que ce qu’il dit littéralement, mais qu’il dit peut-être ailleurs, dans les fêlures de son texte, que réside l’art de Serebrennikov. Il ne peut faire chanter à Lohengrin autre chose que ce qu’il chante mais il peut placer son corps, si bien incarné par Piotr Beczala, de manière à l’abstraire de son entourage. Il semble occuper un lieu vide, détaché du jeu des adresses. Quand le roi le félicite dans le troisième acte, Lohengrin est loin, c’est à un soldat revenu du front qu’il serre la main. Ses relations avec Elsa sont de même nature, rarement adressées, sinon à distance (au début du troisième acte, une longue table de réfectoire remplace la chambre nuptiale), souvent par des intermédiaires. Il n’occupe pas la bonne place, celle que la logique scénique devrait lui attribuer. Serebrennikov nous l’a dit dès le prélude. L’ange, ce n’est pas Lohengrin, c’est Gottfried, le soldat-cygne que Lohengrin enverra au front avec toute sa génération. Il ne peut occuper sa place parce que c’est celle d’un mort, que la blancheur vertueuse du héros dissimule. Elsa croit voir Lohengrin mais c’est le frère incandescent qui irradie sa pupille.
Le premier acte et une partie du deuxième se déroulent dans un édifice à deux étages. Le premier est une enfilade de pièces dont les deux murs centraux se déplacent, reconstruisant l’espace au fur et à mesure du développement de l’action. Le second est occupé par les vidéos. Elles ponctuent et commentent à leur manière les situations scéniques qu’elles surplombent : images de guerre, d’Elsa dans sa cellule, de la forêt de pins, etc. Puis les images changent. Elles filment, renversées, les pièces du bas. L’envers au-dessus de l’endroit. L’opéra cul par-dessus tête, mais qui trouverait ainsi sa vraie posture, celle d’une imposture démasquée. L’espace est fragmenté, oppressant, Elsa ne cesse de traverser ses pièces, elle et ses deux doubles dansant à la chevelure de Mélisande (deux danseuses jumelles l’accompagnent pendant tout le premier acte). Au milieu du deuxième acte, l’espace s’ouvre. La guerre, qui n’apparaissait jusque-là qu’en images, envahit le plateau. De jardin à cour, les soldats mangent, se font soigner, puis meurent. L’action est cantonnée sur l’avant-scène. Dans le troisième acte, l’espace se fait plan. Tout y est au même niveau, les vivants et les morts, les nobles et les trouffions, la guerre et l’opéra. Seul, indifférent à ce qui l’entoure, Lohengrin se hisse sur une chaire faite de blocs de béton effondrés et entonne le chant du Graal. Avant de quitter définitivement la scène, il trouvera le temps de ressusciter Gottfried, soldat mutilé qu’on extrait d’une housse mortuaire. Elsa l’étreint et meurt.
Lohengrin est organisé autour d’une succession de duos dont le dernier est sans doute le plus révélateur des enjeux profonds de l’opéra : Elsa/Telramund et Elsa/Lohengrin dans l’acte I, Telramund/Ortrud et Ortrud/Elsa dans l’acte II, Lohengrin/Elsa puis Ortrud/Lohengrin dans l’acte III. L’opposition entre Telramund et Lohengrin demeure circonstancielle et, je crois, superficielle : leur premier duel répond à l’appel d’Elsa, le second est téléguidé par Ortrud. La mise en scène de Serebrennikov figure avec une grande force cette polarité finale entre Ortrud haranguant la foule derrière la rangée des soldats morts (extraordinaire Nina Stemme) et Lohengrin juché sur son piédestal en ruine. Il y a entre eux une étrange gémellité, lui dans le blanc, elle dans le noir. Mais Serebrennikov montre bien que ces oppositions ne sont pas si franches. Il s’agit plutôt d’une magie contre l’autre, celle qui manipule les hommes et celle qui séduit les foules. Les deux se valent. La leçon de l’opéra, ressuscitant in extremis l’héritier du Brabant, est finalement assez raisonnable : il convient de débarrasser la politique de la magie et de séculariser radicalement la société. Apprenons à nous gouverner sans noblesse et sans dieux, pas même celui du Graal.
Dans Parsifal, Wagner changera à peu près toutes les données du problème. Lohengrin part, Parsifal revient. Lohengrin est le messie, Parsifal est l’idiot. Lohengrin épouse Elsa, Parsifal dit non à Kundry. Elsa meurt, Kundry se transforme. L’amour de Parsifal est pur, au sens où il n’est pas fixé. Il est le lien qui tient ensemble la communauté du Graal. Mais il n’est pas un chef, seulement un officiant. Son rôle est de médiation, tout entier protocolaire. Il assure le bon déroulement de la cérémonie. L’opéra n’est au fond que cela. La représentation d’un rituel dont le Graal est le prétexte ou l’occasion, mais son véritable objet est la promesse qu’une communauté d’égaux se fait à elle-même. Si l’on met de côté le thème de la rédemption et la figure du Christ, Montsalvat ressemble beaucoup à un phalanstère (dont Serebrennikov, dans sa mise en scène de l’opéra au Staatsoper de Vienne, a fait une prison). Parsifal est ce qu’on appellerait aujourd’hui un designer de situations. À la différence de Lohengrin dont le vrai désir, pour paraphraser Slavoj Zizek, est de rester l’artiste solitaire qui sublime sa souffrance dans son activité créatrice[1] – et doit donc quitter Elsa et un monde trop profane pour accueillir son art –, Parsifal ne souffre pas et n’est solitaire que par défaut. Il est l’innocent qui œuvre – figure unique chez Wagner où l’innocent était jusque-là toujours sacrifié sur l’autel des passions humaines (et d’une improbable rédemption). Chez Serebrennikov, Elsa est une artiste possible, elle pourrait être le personnage disparaissant d’une photographie de Roger Bellan (une des références importantes de sa mise en scène). Elle ne sauve personne, mais en griffonnant sur les murs, elle témoigne.
Lohengrin de Richard Wagner, mis en scène par Kirill Serebrennikov à l’Opéra Bastille, du 23 septembre au 27 octobre 2023.