Poésie

Journal d’Alejandra

Écrivaine

Dans Avec Kafka, cœur intranquille (Éditions Nous), Sereine Berlottier était accompagnée, au sens propre, de l’écrivain tchèque lorsqu’elle-même accompagnait sa mère en fin de vie. Aujourd’hui, c’est la grande poète argentine Alejandra Pizarnik, suicidée à l’âge de 36 ans en 1972, qu’elle rencontre, au sens fort. Ce poème inédit prend place dans un travail en cours consistant à écrire en dialogue avec des journaux d’écrivains.

Flora Alejandra,

petite fleur, grande fleur,

orage mauve et gorge en feu,

vers une scène

impossible à décrire,

ou bien une autre.

Comment dis-tu suicide en espagnol

et comment l’écris-tu ?

Jetée, en parachute mental

vers les pages blanches et vides,

quand elle se penche, à 18 ans,

dans le premier de ses 20 cahiers

un samedi vert broyé sur la première page.

 

Quelqu’un ? quelqu’un ?

Il y a des questions

qui sont des pourquoi et d’autres

qui sont des comment.

Le vent, la voix, une écorchure,

l’une après l’autre, rassemble-toi Alejandra,

il y a un corps dans ce miroir.

Regarde, méticuleuse printanière,

lettre après lettre, un détail qui te recompose,

souriante, oh, soleil !

Il se peut que tu sois poète.

 

Et les dizaines de feuillets dactylographiés

bien rangés à présent à côté de tes 20 cahiers,

remplis de tant d’inconnus,

leurs initiales muettes sur la page,

semblables à des épouvantails

qui agitent les bras pour te retenir

sans qu’on ne voie jamais leurs visages,

picorés d’ombre. Au frais d’une réserve

Firestone Library, Université de Princeton USA

sous la cote C0395 : diaries 1954-1972

« no photocopying or microfilming » :

ni les étonnements, les larmes, les couleurs trop pures,

pas plus les points d’exclamation.

 

 

Peur d’étudier

la grammaire.

Ainsi va la vie,

Alejandra.

Soudain

quelqu’un me dit :

Et comment

sais-tu

que tu as

une essence ?

Comment ?!

 

 

Aller en cours,

changer de corps,

lire le journal de Katherine Mansfield

dans les cafés de Buenos Aires,

Flora Alejandra Pizarnik,

fille d’Elias Pozkarnik

et sœur de Myriam,

où vont les noms

après la mort des lèvres

s’il n’y a

aucune preuve

que c’est moi ?

 

Elle voudrait tant,

Alejandra,

petite fleur

coriace coincée

dans le bitume de La Boca,

arrêter de se plaindre,

vivre à Paris

au lieu de voler

La Chartreuse de Parme

à l’Institut de littérature française

puisque personne

ne me donne rien.

 

Le bégaiement, pensée trouée,

une défaillance rythmique

traverse son corps

jusqu’à ses mots.

Elle y pense souvent


Sereine Berlottier

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