Journal d’Alejandra
Flora Alejandra,
petite fleur, grande fleur,
orage mauve et gorge en feu,
vers une scène
impossible à décrire,
ou bien une autre.
Comment dis-tu suicide en espagnol
et comment l’écris-tu ?
Jetée, en parachute mental
vers les pages blanches et vides,
quand elle se penche, à 18 ans,
dans le premier de ses 20 cahiers
un samedi vert broyé sur la première page.
Quelqu’un ? quelqu’un ?
Il y a des questions
qui sont des pourquoi et d’autres
qui sont des comment.
Le vent, la voix, une écorchure,
l’une après l’autre, rassemble-toi Alejandra,
il y a un corps dans ce miroir.
Regarde, méticuleuse printanière,
lettre après lettre, un détail qui te recompose,
souriante, oh, soleil !
Il se peut que tu sois poète.
Et les dizaines de feuillets dactylographiés
bien rangés à présent à côté de tes 20 cahiers,
remplis de tant d’inconnus,
leurs initiales muettes sur la page,
semblables à des épouvantails
qui agitent les bras pour te retenir
sans qu’on ne voie jamais leurs visages,
picorés d’ombre. Au frais d’une réserve
Firestone Library, Université de Princeton USA
sous la cote C0395 : diaries 1954-1972
« no photocopying or microfilming » :
ni les étonnements, les larmes, les couleurs trop pures,
pas plus les points d’exclamation.
•
Peur d’étudier
la grammaire.
Ainsi va la vie,
Alejandra.
Soudain
quelqu’un me dit :
Et comment
sais-tu
que tu as
une essence ?
Comment ?!
•
Aller en cours,
changer de corps,
lire le journal de Katherine Mansfield
dans les cafés de Buenos Aires,
Flora Alejandra Pizarnik,
fille d’Elias Pozkarnik
et sœur de Myriam,
où vont les noms
après la mort des lèvres
s’il n’y a
aucune preuve
que c’est moi ?
Elle voudrait tant,
Alejandra,
petite fleur
coriace coincée
dans le bitume de La Boca,
arrêter de se plaindre,
vivre à Paris
au lieu de voler
La Chartreuse de Parme
à l’Institut de littérature française
puisque personne
ne me donne rien.
Le bégaiement, pensée trouée,
une défaillance rythmique
traverse son corps
jusqu’à ses mots.
Elle y pense souvent
à mesure que les années passent
et qu’elle construit,
creuse et mastique,
le piège dont elle oubliera l’emplacement,
braconnant sur l’ardoise opaque,
palimpseste plus sombre
et profond que la vie elle-même,
fusées de poudre,
poèmes lents,
imaginons
ses doigts de craie
et comme ils brillent
la nuit dans le noir.
•
Pense, pense
au manque.
On ne peut pas
mettre deux fois
la même lettre
dans la même
boîte.
•
Il y a des choses
qui entrent et qui sortent
de la bouche d’Alejandra,
de la fumée,
des boissons,
beaucoup de vin,
whisky aussi.
Des aliments
qui pèsent quand elle se pèse
et puis ce mot
que j’ai du mal
à laisser dans sa bouche,
quand je la lis en français
et qu’elle vient
de forniquer.
En voyage à Paris enfin,
café Danton,
deux femmes la regardent,
comment choisir,
laquelle aimer,
laquelle suivre,
c’est une histoire
qui ne se finit pas très bien,
sur un trottoir vide et sale,
sans qu’aucune des deux femmes
ne pose ses lèvres
sur les lèvres d’Alejandra
Pizarnik, voyageuse poète.
Pourquoi ma gorge
est la capitale de mon corps ?
Et le 24 août 1962
face à Marguerite Duras
qui lui parle de son chien,
de son fils,
de voitures et de nourriture,
tout ça raconté sans angoisse
ni phrases définitives
donc sans littérature,
elle souffre au bord des vagues
et de Marguerite,
baigneuse heureuse,
tandis qu’elle-même
inapte à tout
se tient au bord de l’abîme.
•
Tu te cou
perais une
main pour
que quel
qu’un la
ramasse
pour que
quelqu’un
la touche.
•
La peur laquelle,
ancienne et neuve,
ou bien cachée
à l’intérieur de la prose
comme au fond
d’une main où boire
mais elle,
sans prévenir,
écarte les doigts.
Lire est un travail
délicat et lent,
précis comme une autopsie,
un travail patient,
définitif,
où le dégoût n’entre pas en jeu
même quand
le poème est mauvais.
Chaque matin,
elle se réveille
la bouche remplie
d’étonnement silencieux,
les projets post-mortem,
faire une psychanalyse,
bonheur vide,
poème non bègue,
pour une continuité imparfaite
trouver le stylo qui convient.
Le samedi 28 septembre
mille neuf-cent soixante-trois,
clairière dans l’épaisseur,
il y a un masque
sur son visage,
étincelant d’éclairs,
des sons,
aigus et graves
mais sans voix pour
déforester la douleur.
Tu es partie,
le masque à la main,
et plus rien ne
ressemblait à un cœur.
•
… … …
Des points.
Pour indiquer
que je regarde
le vide.
Murmures d’oiseaux.
Disposer les jours
devant soi
comme sur
un échiquier.
•
Un jour d’hiver
elle regarde
les grands cygnes blancs
du parc Montsouris
marcher sur le lac gelé,
s’étonne que rien ne se brise
sous leurs petites pattes.
J’aimerais bien
être assise sur le même banc,
partager son étonnement,
voir les flammes très pâles
qui s’élèvent et se mêlent
sans se rejoindre
ailleurs si nous respirons.
On parlerait du projet de livre
qui flotte sous son crâne,
un livre-nuit pour l’insomnie,
un chapitre par heure,
ou bien du rêve
dans lequel elle monte à cheval.
Je ne comprendrais pas
tous les mots prononcés
mais je saisirais le nom de Kafka
et celui de Sancho Panza.
On parlerait de Michaux,
de Reverdy,
de la phrase qui semblait
si facile à dire autrefois
quand nous ne mesurions
qu’un tout petit mètre :
veux-tu bien
être mon amie ?
Sa voix serait un peu rauque
et pas du tout hésitante,
ni trouée,
mais plutôt une voix
qui articule la pensée
comme si elle la suivait mot à mot
du bout de l’index.
Elle dirait juste
avant de se lever pour partir,
avec un sourire très mince,
fine virgule au coin de la lèvre :
Tous les ans,
je décale la date.
Aujourd’hui, je
l’ai énormément
décalée.
Note de l’autrice – Les fragments en italiques sont extraits du Journal d’Alejandra Pizarnik, volumes I (1954-1960) et II (1960-1964), traduction et postfaces de Clément Bondu, Ypsilon éditeur, 2021 et 2023.