Société

Faire des inégalités sociales de santé un objet de débat

Philosophe

« À 64 ans, un tiers des plus pauvres sont morts », scandaient les opposants à la réforme des retraites de 2023, dénonçant le recul de l’âge légal de départ. Une contestation qui masque en réalité une inégalité encore plus vive, celle de la brièveté de la vie. Tout se passe comme s’il fallait adapter l’âge de départ à la retraite à un fait immuable : l’inégalité face à la mort.

Le fait de l’inégalité sociale face à la maladie et la mort n’est pas objet de débat, ni en France ni ailleurs. Il retient peu l’attention des médias, des syndicats et des partis politiques, y compris de gauche : il en est d’ailleurs très peu question lors des échéances électorales, ou seulement de façon marginale ou indirecte. Le récent mouvement français contre les réformes des retraites semble même témoigner, comme les précédents, de la silencieuse acceptation des inégalités sociales de santé (ISS). De façon révélatrice, les banderoles qui en parlent – « À 64 ans, un tiers des plus pauvres sont morts », « Métro, boulot, tombeau », « La retraite, pas l’arthrite » – dénoncent le recul de l’âge légal de départ à la retraite, non l’inégalité sociale face à la mort ; le raccourcissement du temps de la retraite, non l’inégale brièveté de la vie. Tout se passe comme s’il fallait adapter l’âge de départ à la retraite à un fait immuable.

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Les ISS font pourtant l’objet depuis plusieurs décennies de nombreux rapports publics et travaux de recherche en épidémiologie, en démographie et en sciences sociales. Publiées dans les années 1980, les premières études de la cohorte Whitehall montraient qu’au Royaume-Uni les ouvriers non-qualifiés présentaient un risque de mortalité 4 fois supérieur à celui des cadres[1], quelles que soient les périodes de vie. Ces données statistiques ne disaient certes rien de l’hétérogénéité des milieux dans lesquels évoluent les individus des différentes classes sociales, de la diversité de leurs habitudes de vie, de leurs convictions, de leurs goûts. Elles disaient cependant une chose que nous pouvons difficilement ignorer : mourir jeune est nettement moins inhabituel pour un ouvrier que pour un cadre. Aujourd’hui encore, ce constat reste exact[2].

Bien documentées, ces inégalités ne font d’ailleurs pas l’objet d’une connaissance seulement scientifique, mais aussi d’une connaissance sensible et ordinaire, comme en témoigne la variabilité d


[1] Marmot M., The Health Gap, Londres, Bloomsbury, 2015, p. 11.

[2] En France, selon les dernières données de l’Insee (2011), les hommes inactifs vivent en moyenne 16 années de moins que les cadres supérieurs, les ouvriers 6,4 années de moins. Chez les femmes, les écarts sont respectivement de 5,7 ans et 3,2 ans. Ils sont plus marqués encore quand on compare les espérances de vie sans incapacité : selon les travaux d’Emmanuelle Cambois et al, l’écart entre cadres et ouvriers serait de 10 années chez les hommes et de 8 années chez les femmes (Emmanuelle Cambois, Caroline Laborde, Isabelle Romieu, & Jean-Marie Robine (2011). Occupational inequalities in health expectancies in France in the early 2000s: Unequal chances of reaching and living retirement in good health. Demographic Research25, 407-436).

[3] Collectif Les morts de la rue, Mortalité des personnes sans domicile 2020, enquête publiée en novembre 2021.

[4] Fair Society, Healthy Lives, Strategic Review on Health Inequalities in England post-2010, Londres, The Marmot Review, 2010.

[5] « L’inégalité est mauvaise pour la santé », « l’inégalité est mauvaise pour le cœur », « l’injustice tue », etc. Ou pour une variante positive : « la justice est bonne pour votre santé » (Norman Daniels, Bruce Kennedy, Ichiro Kawachi, Is Inequality Bad for our Health ?, Boston, Beacon Press Books, 2000).

[6] Inequality kills, Oxfam International, 2022.

[7] L’”aller-vers” désigne la démarche de professionnels issus du travail social, des secteurs de la santé et du médico-social consistant à aller à la rencontre des personnes qui ne sont pas en mesure d’accéder à leurs droits, à l’éducation, à la prévention et aux soins (dépistage, vaccination, etc.), parfois en se déplaçant jusque leurs lieux de vie. La notion est abondamment mobilisée en France depuis la pandémie de Covid-19 aussi bien que par les milieux professionnels du social et de la santé que par les pouvoirs publics.

[8] Johan P. Mackenbach, « Has the English strategy to

Paul-Loup Weil-Dubuc

Philosophe, Responsable du Pôle recherche, Espace de réflexion éthique de la région Île-de-France

Notes

[1] Marmot M., The Health Gap, Londres, Bloomsbury, 2015, p. 11.

[2] En France, selon les dernières données de l’Insee (2011), les hommes inactifs vivent en moyenne 16 années de moins que les cadres supérieurs, les ouvriers 6,4 années de moins. Chez les femmes, les écarts sont respectivement de 5,7 ans et 3,2 ans. Ils sont plus marqués encore quand on compare les espérances de vie sans incapacité : selon les travaux d’Emmanuelle Cambois et al, l’écart entre cadres et ouvriers serait de 10 années chez les hommes et de 8 années chez les femmes (Emmanuelle Cambois, Caroline Laborde, Isabelle Romieu, & Jean-Marie Robine (2011). Occupational inequalities in health expectancies in France in the early 2000s: Unequal chances of reaching and living retirement in good health. Demographic Research25, 407-436).

[3] Collectif Les morts de la rue, Mortalité des personnes sans domicile 2020, enquête publiée en novembre 2021.

[4] Fair Society, Healthy Lives, Strategic Review on Health Inequalities in England post-2010, Londres, The Marmot Review, 2010.

[5] « L’inégalité est mauvaise pour la santé », « l’inégalité est mauvaise pour le cœur », « l’injustice tue », etc. Ou pour une variante positive : « la justice est bonne pour votre santé » (Norman Daniels, Bruce Kennedy, Ichiro Kawachi, Is Inequality Bad for our Health ?, Boston, Beacon Press Books, 2000).

[6] Inequality kills, Oxfam International, 2022.

[7] L’”aller-vers” désigne la démarche de professionnels issus du travail social, des secteurs de la santé et du médico-social consistant à aller à la rencontre des personnes qui ne sont pas en mesure d’accéder à leurs droits, à l’éducation, à la prévention et aux soins (dépistage, vaccination, etc.), parfois en se déplaçant jusque leurs lieux de vie. La notion est abondamment mobilisée en France depuis la pandémie de Covid-19 aussi bien que par les milieux professionnels du social et de la santé que par les pouvoirs publics.

[8] Johan P. Mackenbach, « Has the English strategy to