Société

Comment « l’universalisme républicain » sape la politique contre les discriminations

Sociologue

Vingt ans après le lancement par Martine Aubry d’une politique de lutte contre les discriminations raciales, force est de constater que la primauté accordée aux politiques d’intégration s’est opérée au détriment du combat contre les discriminations. Analyse du phénomène à travers l’exemple des Commissions Départementales d’Accès à la Citoyenneté (CODAC) qui témoigne, au nom d’un certain universalisme, de l’aveuglement face aux phénomènes de racialisation.

Le 21 octobre 2018, on ne commémorera ni le discours prononcé vingt ans plus tôt par Martine Aubry, alors ministre de l’Emploi et de la Solidarité du gouvernement Jospin, ni le lancement de la politique contre les discriminations raciales [1] qu’il a rendu possible. En revenant sur les modalités choisies pour formuler cette question en France et les étapes diverses de mise en œuvre d’une action anti-discriminatoire, on voudrait montrer ici comment ce qui s’annonçait comme un vaste mouvement de reconnaissance a en fait pris la forme d’un non-lieu [2].

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Jusqu’à la fin des années 1990, la notion de discrimination raciale avait été en effet peu présente dans le dispositif politique et juridique français. La loi Pleven de 1972 avait marqué l’entrée dans le Code pénal français d’une condamnation de ce type de traitement. Mais elle le concevait comme une des manifestations possibles du racisme, sans qu’une distinction soit établie entre le type spécifique d’inégalité qu’il produit et les comportements racistes comme l’exclusion, l’insulte ou le crime, prioritairement visés par la loi. Très fortement marquée par le texte défendu depuis 1959 par la commission juridique du Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples (MRAP), cette loi ne prévoyait pas, du reste, la création d’organes ad hoc chargés de mener à bien une action anti-discriminatoire.

Cette faible référence aux discriminations raciales dans la loi Pleven s’est traduite par un contentieux limité. Par exemple, sur trois cent quatre-vingts condamnations prononcées entre 1993 et 1997 pour actes racistes, trois seulement concernaient des cas de discriminations à l’emploi [3]. La subordination de cette question à celle de l’antiracisme a également pour conséquence de maintenir la confusion, une fois le phénomène des discriminations raciales rendu visible, voire de faire apparaître aux yeux de certains acteurs associatifs l’anti-discrimination comme une cause concurrente de l’antiracisme.

Des


[1] J’entends par « racial » un rapport hiérarchique construit socialement, au même titre que la classe et le genre par exemple et avec lesquels il se trouve imbriqué de manière plurielle selon les contextes politiques, historiques et sociaux. Par ailleurs, pour la clarté de l’exposé, je parlerai tout au long de ce texte de « discriminations raciales » bien que l’un des enjeux ait été, comme on le verra, la caractérisation de ce type spécifique d’inégalité.

[2] Cet article s’appuie sur une enquête ethnographique réalisée dans un département de la région parisienne de 2004 à 2009. Elle a porté principalement sur les dispositifs étatiques placés au sein des préfectures. Certaines des analyses qui suivent auraient sans doute été pour une part différentes si l’étude avait porté sur le travail juridique au sein de la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Égalité (HALDE) ou sur le Défenseur des droits.

[3] Robert C. Lieberman, « A Tale of Two Countries : The Politics of Color Blindness in France and the United States », in Herrick Chapman et Laura Frader (dir.), Race in France : Interdisciplinary Perspectives on the Politcs of Differences, New York, Bergahm Book, 2004, p. 189-216.

[4] Plusieurs éléments de la politique nationale expliquent cela: la percée du Front national aux élections régionales de 1998 ; les alliances lors de ces élections entre la droite de gouvernement et l’extrême-droite ; la prise de conscience plus accrue du « problème des banlieues » ; la mise en pratique du programme « Nouvelle Gauche », avec notamment l’adoption de la loi sur la parité et celle sur le PACS, et peut-être aussi la rivalité existant au sein du gouvernement dirigé par Lionel Jospin entre Martine Aubry et Jean-Pierre Chevènement. L’année 1997 a été déclarée « Année européenne contre le racisme ». En 1998, l’élection de Jorge Haïder, leader de l’extrême-droite autrichienne, à la tête du gouvernement redouble au niveau européen le traumatisme créé par la percée

Sarah Mazouz

Sociologue, Chargée de recherche au CNRS

Notes

[1] J’entends par « racial » un rapport hiérarchique construit socialement, au même titre que la classe et le genre par exemple et avec lesquels il se trouve imbriqué de manière plurielle selon les contextes politiques, historiques et sociaux. Par ailleurs, pour la clarté de l’exposé, je parlerai tout au long de ce texte de « discriminations raciales » bien que l’un des enjeux ait été, comme on le verra, la caractérisation de ce type spécifique d’inégalité.

[2] Cet article s’appuie sur une enquête ethnographique réalisée dans un département de la région parisienne de 2004 à 2009. Elle a porté principalement sur les dispositifs étatiques placés au sein des préfectures. Certaines des analyses qui suivent auraient sans doute été pour une part différentes si l’étude avait porté sur le travail juridique au sein de la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Égalité (HALDE) ou sur le Défenseur des droits.

[3] Robert C. Lieberman, « A Tale of Two Countries : The Politics of Color Blindness in France and the United States », in Herrick Chapman et Laura Frader (dir.), Race in France : Interdisciplinary Perspectives on the Politcs of Differences, New York, Bergahm Book, 2004, p. 189-216.

[4] Plusieurs éléments de la politique nationale expliquent cela: la percée du Front national aux élections régionales de 1998 ; les alliances lors de ces élections entre la droite de gouvernement et l’extrême-droite ; la prise de conscience plus accrue du « problème des banlieues » ; la mise en pratique du programme « Nouvelle Gauche », avec notamment l’adoption de la loi sur la parité et celle sur le PACS, et peut-être aussi la rivalité existant au sein du gouvernement dirigé par Lionel Jospin entre Martine Aubry et Jean-Pierre Chevènement. L’année 1997 a été déclarée « Année européenne contre le racisme ». En 1998, l’élection de Jorge Haïder, leader de l’extrême-droite autrichienne, à la tête du gouvernement redouble au niveau européen le traumatisme créé par la percée