Poésie

L’Air de la montagne

Écrivain, poète

Marielle Macé écrit qu’avec la poésie d’Olivier Domerg on apprend « à mieux être dans le paysage plutôt que devant lui ». Ces mots introduisent l’exposition « La somme des deux » que le poète et la photographe Brigitte Palaggi donnent en ce moment au Cipm (Marseille). Dans les poèmes inédits d’aujourd’hui, extraits d’un recueil en chantier, le paysage est ici aussi une expérience, et l’on y apprend à se promener, regarder, écouter et s’alléger.

[Géocaustique fracassante]

Cris des rapaces et des corbeaux. Espace déserté aussitôt repris par les oiseaux. De sombres cumulus se sont agglutinés au-dessus, grisâtres, à l’image de la casse gigantesque. L’orage gronde en direction du Val d’azur et de Guillestre. Accoudés aux garde-corps, des italiens prennent la mesure du site, qu’ils commentent en ces termes : « La montagne est plus belle que l’homme ». À moins que ce ne soit : « La montagne est plus belle que l’humain » ! Un truc dans ce genre. Comme eux, je m’accoude à la barrière et les rejoins dans l’admiration exclamative et les phrases creuses. C’est humain (ou un truc dans ce genre) !

Comment parler d’un feu d’artifice autrement que par onomatopées ou locutions, évasives ? Admiratives ? Superlatives ? L’éboulis grise le quidam. Que voulez-vous, le spectacle sidère d’autant plus qu’il est naturel ! Nous n’avons pas de mot pour ‘le grandiose’, quand ‘grandiose’ même ne saurait suffire. Nous restons là, interloqués, à débiter la première ânerie venue. Le réservoir est grand, et le stéréotype, notre lot commun. En voilà un autre. Je vous le disais, quand ça vous tient ! Il n’y a qu’à rester là, un moment, devant la Casse déserte, et ça sort tout seul. Nul besoin de forcer. Aucun talent particulier n’est requis. L’ânerie est universelle. Les phrases ne manquent pas. Une amorce suffit, qu’on laissera en suspend, trop conscient de la chose et de la situation. Honteux de s’être fait prendre à notre tour.

L’image qui me vient, à l’instant, est celle d’un drapé tombant. Je ne peux pas mieux dire. Un drapé de graviers, diapré de gris, s’infléchissant vers la base. Disons, un drapierre, dans les plis duquel la langue se perd ! C’est comme si du sable s’écoulait, en quantité et continûment, de vastes auges en pierre. Comme s’il perlait de la falaise, sourdait du rocher. Déjections coniques, ocre et grisonnantes. Éboulis abouliques, glissant des cimes déchiquetées jusqu’au bas de la pente. Granulat des aiguilles érodées de Coste Belle. Ruissellements arrêtés de la Casse déserte, lissés par zones, veinés de nuances bleu gris. « Ça chute, comme ça, depuis l’aube des temps ! » Ça coule dans un sablier bien plus grand, bien plus lent encore, imperceptible ! Ça présente les mêmes propriétés qu’un vulgaire tas de sable, moulé dans sa forme coulante, coulant dans sa forme tombante – gris, bleu et parfois ocre –, comme une traîne. Comme entraîné par son poids, par le bas. Comme dévalant dans la lenteur oblique.

Impavide tas, impassible éboulis, à l’arrêt, excepté en cas d’ébranlement subi, de secousses alarmantes, de tremblements imprévisibles ou d’avalanche. Un grain engrenant l’autre, et ainsi de suite, tout le tas glissant, jusqu’au bout de l’écheveau, de la pelote de graviers dévidée dans le vide de la pente, le creux du vallon ou de la vallée avaleuse de bric et de broc ; et pourquoi pas, de bris, de bribes, de bricoles (Poussez pas !), de brimborions (Poussez pas ! Y en aura pour tout le monde !), d’éclats, de particules, de petits cailloux (Poussez pas ! Faut pas Poucet Petit !), de gravillons, de grenailles, de grains à moudre le bas de casse du caractère géologique, de l’érosion millénaire, du gel fendilleur et de l’infini fragmentation de la roche. Géocaustique fracassante ! Preuve irréfutable, s’il en est, de l’hostilité du temps et de sa méthodique et scrupuleuse sape ; jusqu’à sa réduction en poudre, sa dispersion aux quatre vents, son assimilation par l’eau ou l’air ou sa recomposition minérale.

Roches soumises à la soude du temps, minées par le gel, fissurées, fracturées, passées à la moulinette de l’érosion, broyées et hachées menu jusqu’au gravier, jusqu’au sable du désert, jusqu’à la dune (la Casse, si ce n’était l’altitude et l’abrupt de l’immense monticule, a des relents de dune).

La Casse déserte/Queyras/24 juin, 18 h

 

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[Les chasseurs]

En terrasse du bar d’Asnières, on assiste à un regroupement de chasseurs. Ça discute ferme des options possibles. Ça prépare la tactique. « Vous envoyez les chiens là-bas dedans et après on voit ce qui sort ! » « Et Robert, on l’avertit ? Où est-ce qu’il attend déjà ? Robert, tu parles d’une gâchette, toi ! Laisse-le où il est ! Si ça débouche, ça viendra bien vers lui ! Y a qu’à laisser faire ! » Ils ont l’air de se mettre d’accord et sortent. La chasse, c’est tout ce qu’il y a de plus sérieux.

Pendant ce temps-là, des vaches broutent
sur le terrain de foot.

Frittage de génération, pour la forme. Les jeunes montent le ton, s’énervent un peu, puis finissent par écouter le vieux. Ça s’organise, portable pour les consignes aux uns et aux autres : ceux qui sont déjà sur place ou vont les rejoindre. « Dès que ça sort, la biche, ça file droit ! T’as pas intérêt à te manquer ! C’est très rapide ! Bon, tu te mets au lac. Nous, on attend dans la combe. Préviens Henri ! » Ça achève de se concerter, esquisse ‘LE’ plan de bataille. Les grandes gueules ou les plus déterminés ont pris l’opération et la discussion à leur compte. Les autres attendent la décision.

Le convoi s’ébranle : 4×4 et 4L, pour l’essentiel.

Asnières/Le Dévoluy/20 septembre, 9h30

 

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[Le bocage]

 

Je bloque sur le bocage et je ne devrais pas.
À une époque, on ceintura les parcelles
de haies vives pour quatre raisons au moins :
1/ les protéger du vent ;
2/ donner de l’ombre aux animaux durant l’été ;
3/ faire en sorte que la nature garde le bétail ;
4/ leur fournir la feuille durant l’hiver
(lorsque le foin ne suffisait plus à les nourrir
ou comme ‘complément alimentaire’).

Tu bloques sur le bocage et tu ne devrais pas.
Rien de plus facile, en somme ! Des champs ou
pâturages entourés d’arbres et de taillis, marquant
la séparation et faisant office de coupe-vents :
les uns, verts, dans l’élan de la repousse ;
les autres, marron, terre retournée par
le tracteur, une semaine tout juste après la fonte
de la dernière neige.

Le bocage, ocellant le paysage, le morcelant
d’une manière quasi systématique, quoique
assez irrégulière et délicate ; suffisamment,
en tout cas, pour provoquer l’envolée lyrique
de quelque historien ou géographe graphomane ;
mais, patience ! Nous y reviendrons.

 

Le bocage : J’y vois une signature et un lapsus.
L’opinion d’un mauvais jeu de mot.
D’une part, la preuve la plus évidente
que le paysage est une construction,
(de la main et de l’esprit), une invention, humaine.
De l’autre, que l’homme étant un prédateur,
la Nature est mise en coupe réglée, réduite
à jouer les utilités. Le monde est ainsi
verrouillé et le beau ‘en cage’. Nous y voilà.

La chose, parcellaire, mollement découpée,
est lisible de loin, et crée une nette impression
de tissu, d’un tissu lâche et bouffant, certes,
avec des motifs de diverses formes et grandeurs ;
mais, tissu tout de même ; avec ses coutures,
son flou, ses ourlets, ses repiquages et surpiquages :
un tissu composé de différentes pièces ajustées,
tel un plaid (que les montagnards écossais etc.),
si ce n’était, l’absence de rectitude et le mépris
du moindre quadrillage et angle droit ! Croyez
bien que le rouleau oppresseur du remembrement
saura apporter plus de rationalité à cette affaire,
sucrant les haies et redessinant les surfaces selon
des règles plus géométriques ! Au diable, la fantaisie
de nos pères ! Ils avaient défriché et dépierré
le moindre bout de terre exploitable, cela est vrai !
Mais, que n’avaient-ils anticipé l’arrivée des machines,
la mécanisation du monde agricole, le calibrage
et les ratios superficie/production !

D’où, l’envolée lyrique dont je causais plus haut :
le paysage perd son caractère de fine marqueterie
(tenez-vous bien !), analogue à un jardin
japonais (saugrenue irruption d’un orientalisme
pictural), mais prend l’allure d’un manteau
d’arlequin (fichtre !) tout aussi agréable à
regarder (ben tiens, y en a qui ont le sens
de la formule ! Et pas celui du ridicule !).
Heureux soit le bocage champsaurin, car
on n’en saura rien ! Que le curieux déblocage
que me suggère, ici, cette verte figure :
bocage de montagne pris dans le bocal du poème.

Chaillolet (le), Champsaur, 14 avril

 

 

[Le Galibier]

 

« Le Galibier n’est plus lisible », me dit-il, en faisant référence au panneau maculé de vignettes et d’autocollants que nous reluquons tous deux depuis quelques minutes.

« Bon, c’est pas tout ! », ajoute-t-il, comme s’il s’arrachait à la double entropie de la conversation et de la contemplation. Il sort une trottinette en alu flambant neuve du coffre de sa bagnole, déplie la béquille, l’installe devant le panneau, considère une nouvelle fois la descente, répète mentalement le parcours, insiste sur les virages les plus ardus qu’il a maintes fois reconnus.

Il a soixante-douze ans, est malade du cœur. Dans quelques secondes, il va enfourcher sa trottinette et effectuer les trente kilomètres de descente qui vont le conduire de l’autre côté

(en Savoie).

Le Briançonnais, 13 novembre

 

Ces poèmes sont publiés en partenariat avec le Cipm (Centre international de poésie Marseille), où a lieu jusqu’au 22 décembre l’exposition « La somme des deux (paysages, motifs, chantiers) » d’Olivier Domerg et Brigitte Palaggi (photos).

 


Olivier Domerg

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