Justice

Procès du génocide des Tutsis à Paris : des audiences pour l’Histoire ?

Politiste

Alors qu’un septième ressortissant rwandais comparaît actuellement devant la cour d’assises de Paris pour sa participation alléguée au génocide des Tutsis rwandais de 1994, il importe de s’attarder sur la spécificité de ces procès, où à l’extrême violence des faits et des récits s’ajoute la complexité d’épais dossiers qui fait de la compréhension historique du génocide un élément central du jugement.

Depuis le 14 novembre dernier, un Rwandais comparaît devant la cour d’assises de Paris pour crimes contre l’humanité et génocide. Médecin-gynécologue, Sosthène Munyemana est le septième ressortissant rwandais à être jugé pour ces chefs d’accusation en France, mis en cause pour sa participation alléguée au génocide des Tutsis rwandais, qui fit un million de morts entre le 6 avril et le 17 juillet 1994. Accusé d’avoir organisé l’extermination des Tutsis, l’ancien médecin au centre universitaire hospitalier de Butare – qui trouva refuge en France aux lendemains des massacres – est visé par une plainte depuis novembre 1995. Ce dernier est jugé en vertu de la compétence universelle de la France, qui rend la poursuite d’étrangers pour des faits commis à l’étranger contre des étrangers dans le cadre de crimes contre l’humanité.

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Il aura donc fallu attendre 28 ans pour le voir comparaître devant la cour d’assises, comme le constatait avec amertume Alain Gauthier, président du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR). Cet apparent retard, regrettent les associations de victimes, joue en faveur des mis en cause : le temps passant, la précision des souvenirs s’est effritée. Pire encore, de nombreux témoins clés ont disparu, et tout cela pour des affaires lointaines en l’absence de preuves matérielles et face à des scènes de crime ayant parfois disparu, redevenues au fil du temps des lieux de vie ordinaires.

Certes, ce décalage de trois décennies s’explique par les obstacles propres à la procédure judiciaire, amplifiés par l’ampleur de faits ayant participé à la politique de destruction d’un État étranger. Les premiers juges d’instruction saisis par ces dossiers n’avaient pas les moyens pour se charger d’affaires complexes et massives. Mais cet écart temporel témoigne surtout des relations diplomatiques houleuses entre France et Rwanda depuis la fin du génocide, alors que Paris avait défendu coûte que coûte ses alliés historiques dans le pays, soit le régime autoritaire du président Juvénal Habyarimana puis le gouvernement intérimaire (GIR) qui orchestra le génocide entre avril et juillet 1994.

Les tensions restaient grandes dix années après le génocide, comme l’a montré la rupture des relations bilatérales entre France et Rwanda entre 2006 et 2009, qui rendit impossible le déplacement d’enquêteurs français au Rwanda.

Toutefois, le déplacement du Président Sarkozy à Kigali en février 2010 amorçait une première normalisation diplomatique. Au Mémorial de Gisozi, l’ancien Premier ministre y avait reconnu les « erreurs d’appréciation » de la France en 1994 et dans son soutien sans faille à un État qui, progressivement, basculait dans la violence de masse. Plus qu’un geste symbolique, le discours de Nicolas Sarkozy marque un changement de paradigme : son ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, a défendu la nécessité de mener les poursuites en France, lui qui fut témoin en avril et juin 1994 des conséquences des massacres, et dont les alertes à François Mitterrand étaient restées lettre morte.

La justice est donc apparue comme un moyen de rapprochement entre la France et le Rwanda. En janvier 2012, le tribunal de grande instance de Paris voit naitre la section du pôle Crimes contre l’humanité, ou « CCH ». Les plaintes dormantes sont reprises par les magistrats, alors que d’autres suspects de génocide font continuellement l’objet de plaintes provenant du CPCR. Le travail du pôle accélère considérablement le traitement de ces affaires « rwandaises » : en 2014, l’ancien officier des renseignements rwandais Pascal Simbikangwa est jugé devant la cour d’assises de Paris, faisant de lui le premier individu jugé et condamné en France pour l’incrimination de génocide (incorporé dans le code pénal en mars 1994).

Suivront une série d’autres accusés, tous condamnés pour génocide ou complicité de génocide : deux anciens bourgmestres, un chauffeur, un ancien préfet puis un officier de gendarmerie ; un échantillon qui témoigne de l’implication de toutes les strates de la société rwandaise dans le génocide.

Ainsi, depuis une décennie, des tribunaux français ordinaires font la découverte d’un crime de masse auquel l’institution judiciaire est peu habituée. C’est là toute la particularité de ces affaires : instruites et poursuivies par des magistrats spécialisés, et résultant d’enquêtes dirigées par une force de gendarmerie elle aussi spécialisée (l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité), elles sont finalement jugées par une cour d’assises ordinaire, composée de magistrats et d’un jury populaire sans formation antérieure à l’histoire du génocide des Tutsis.

L’épreuve est cognitive : à l’extrême violence des faits et des récits s’ajoute la complexité d’épais dossiers, qui s’inscrivent dans l’histoire du dernier génocide du XXIe siècle.

Ces procès n’ont pas engendré d’adaptation spécifique du dispositif pénal, contrairement aux aménagements prévus par le jugement des affaires terroristes, à travers la création d’une cour spécialement composée uniquement de magistrats. Pour autant, le jugement des crimes contre l’humanité exige un redoublement de moyens et d’efforts : occupant jusqu’à neuf à dix semaines d’audiences, les audiences voient se succéder des centaines de témoins, pour beaucoup rescapés du génocide ayant fait le voyage de Kigali à Paris, ou alors d’anciens tueurs condamnés au Rwanda.

Comme pour tout procès, l’épreuve est physique, voire émotionnelle. À la cour d’assises, des citoyens font l’expérience de la « part nocturne du politique », comme le résume Antoine Garapon. Or, il est question ici non pas d’un meurtre ou d’un viol – si odieux soient-ils – mais d’un génocide, un crime de masse politique qui a nécessité la mobilisation totale de la société rwandaise et de son administration. Le crime jugé met au défi les cadres de représentation de la cour d’assises. Ainsi, l’épreuve est cognitive : à l’extrême violence des faits et des récits s’ajoute la complexité d’épais dossiers, qui s’inscrivent dans l’histoire du dernier génocide du XXIe siècle.

Si le dépaysement des témoins rwandais à la cour d’assises est palpable, il l’est peut-être plus encore pour un personnel judiciaire chargé, en l’espace de quelques semaines, d’accumuler une connaissance significative sur les faits et l’histoire dans lesquels ils s’inscrivent. Pour beaucoup, l’évènement est inconnu, comme l’histoire générale du pays et sa géographie. Malgré cela, il est exigé des jurés et des magistrats qu’ils se plongent dans le contexte du Rwanda de 1994, et qu’ils reviennent plus loin encore, jusqu’à la genèse de l’État rwandais moderne, depuis la colonisation du royaume sous la dynastie nyiginya à la fin du XIXe siècle par l’Allemagne puis la Belgique à partir de 1919.

Cette particularité est réapparue dès l’ouverture du procès de Sosthène Munyemana : avant de présenter aux jurés les faits retenus à l’encontre de l’accusé par l’arrêt de la chambre d’instruction, le président de la cour Marc Sommerer a expliqué que, avant d’en venir au fait, il lui revenait de « parler de l’histoire sociale et politique du Rwanda ».

Une introduction qui a de quoi surprendre, tant il est rare d’entendre un magistrat prodiguer une synthèse de l’histoire méconnue d’un pays d’Afrique de l’Est, pour les jurés, le public et la société française dans son ensemble. Il s’agit pourtant d’un passage obligé, qui redéfinit le cadre du procès pénal : aux témoins des faits et aux témoins de moralité s’ajoutent, avant eux, les « témoins de contexte », appelés par la cour ou les parties pour faire la lumière sur les évènements de 1994.

L’appel d’historiennes et d’historiens, de sociologues, voire de journalistes ou d’observateurs des faits en 1994, donne à ces audiences une portée pédagogique. Là encore, le rôle de magistrats s’élargit : si, d’ordinaire, il leur revient d’expliquer aux jurés le fonctionnement du droit, il leur incombe dans le cas présent de partager avec eux ce que le dossier – que les jurés n’ont pas en main – leur a appris, ou tout du moins, ce qu’apparait être le génocide des Tutsis rwandais tel qu’ils ont pu le comprendre à force d’un apprentissage patient qui, comme l’expliquait une autre présidente d’audience, s’apparentait à de longues révisions scolaires.

Pour aborder le cas judiciaire, il faut donc tout reprendre depuis le début. Ainsi, dans le prétoire, c’est le génocide des Tutsis comme évènement historique qui est exposé : des documentaires sont projetés à la cour, et s’accompagnent aussi de la lecture de documents, rapports ou d’extraits d’ouvrages scientifiques, tous versés au dossier dans une épaisse cote dédiée au contexte, nourrie au fil des années par les versements provenant du parquet et des parties. Ainsi l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, spécialiste de la violence de guerre et notamment du génocide des Tutsis rwandais, fut-il le premier témoin appelé à comparaître le 15 novembre dernier.

Il est rare, là encore, d’observer des chercheuses et chercheurs en sciences sociales être appelés à la barre, ou être abondamment cités. Il est inattendu d’apprendre que des livres entiers ont été versés au dossier et leur présence débattue par les parties au long de l’instruction. Pourtant, on aurait tort de penser que leur témoignage constitue uniquement une leçon à destination d’un public non averti : leurs comparutions s’inscrivent dans l’affrontement qui oppose les parties, et où l’histoire du génocide des Tutsis est elle-même mise en débat. Aussi sont-ils cités à comparaître, comme tout autre témoin, et il leur est difficile de refuser une convocation punie par une amende forfaitaire, malgré la posture inconfortable dans laquelle ils peuvent se trouver.

Si la compréhension historique du génocide est la clé de voûte du dossier, cela implique que les parties la disputent, et que s’opposent des versions différentes de cette histoire à l’audience.

Soulignons la demande qui justifie leur convocation. Au fond, le récit d’histoire permet de décoder les récits des rescapés et des tueurs, autrement incompréhensibles pour les non avertis. Ainsi, leur témoignage liminaire donne des clés indispensables pour saisir la réalité matérielle et politique du génocide : ainsi, quand les rescapés rwandais parleront des attaques, ils parleront en réalité des ibitero, terme kinyarwanda qui désigne les bandes de tueurs en masse. Quand les tueurs parleront de l’ordre de « travailler », ils utiliseront le verbe gutera qui, au cœur de la mobilisation populaire dans le génocide, signifie le massacre systématique des Tutsis, devenue une tâche obligatoire et routinière. En parlant des Hutus souhaitant épouser les femmes Tutsis, il faudra bien comprendre qu’il s’agit d’un viol, alors que le génocide des Tutsis a été le laboratoire à ciel ouvert des abus et tortures sexuelles comme moyen d’extermination – faits qui peinent à ressortir de ces dossiers de compétence universelle.

Si la compréhension historique du génocide est la clé de voûte du dossier, cela implique que les parties la disputent, et que s’opposent des versions différentes de cette histoire à l’audience : dans un procès récent, les avocats de la défense ont voulu présenter aux jurés un contre-récit du génocide des Tutsis de 1994, semant le doute sur l’affaire, contestant point par point le récit de l’accusation, adossé à la littérature scientifique produite sur l’évènement.

Contre elle, la défense a opposé d’autres noms, d’autres experts, dont l’éclairage distinct pourrait peut-être amener une autre lumière sur les faits, et en faire profiter leur client. Il en est de même pour le présent procès : en ouverture d’audience, le conseil de Sosthène Munyemana, Maitre Florence Bourg, a justifié l’appel d’une dizaine de témoins de contexte par la défense en ces termes : « [Ces témoins de contexte] sont là pour nous éclairer sur l’histoire, sur la sociologie […] ».

De fait, le « contexte » n’est pas un à-côté du dossier, mais véritablement son cœur. En raison de l’égalité des armes, nécessaire à toute procédure judiciaire, les savoirs développés par des chercheurs en sciences sociales sont mis sur un pied d’égalité avec des thèses contestant la vérité du génocide contre les Tutsis. Ainsi, l’évocation d’un autre génocide fantasmé, celui qu’auraient orchestré les Tutsis contre les Hutus, détourne le regard des faits jugés, en les relativisant par rapport à un autre massacre qui poserait, à égalité, les véritables victimes tutsies et leurs bourreaux.

« On ne raconte pas toute l’histoire », répétait un ancien diplomate belge de la défense, laissant entendre insidieusement que derrière le génocide se cachait un « schéma machiavélique » impliquant de nombreuses puissances régionales ou anglo-saxonnes pour le contrôle du Congo, une accusation déjà reprise par les autorités françaises en 1994 et élaborée, en premier lieu, par les propagandistes du génocide, alimentant le fantasme que les Tutsis souhaitaient prendre le contrôle du Zaïre voisin.

Si ces procès du génocide des Tutsis arrivent tardivement, est-il trop tard pour juger ces affaires ? Ne pourrait-on même pas prendre le contre-pied de cette idée, jusqu’à un certain point ? L’avocat général n’a pas manqué de souligner que le passage du temps constitue, malgré tout, un mal pour un bien : le recul dont bénéficie la cour lui accorde une profondeur historique indéniable, et des savoirs bien plus nombreux.

Depuis 1995, la recherche sur le génocide des Tutsis a considérablement avancé, en même temps que les investigations judiciaires : les tribunaux bénéficient du travail inestimable du Tribunal pénal international pour le Rwanda qui, entre 1994 et 2015, a produit une masse d’archive conséquente et un précédent judiciaire de haute importance. Il en est de même dans la collaboration judiciaire entre la France et ses voisins belges et allemands, dont les enquêtes finissent par se recouper et s’enrichir mutuellement.

Procès dits « historiques » en raison de leur gravité et leur portée symbolique, ces procès sont aussi des procès pour l’histoire et sur l’histoire même du génocide, qui devient, au fil des débats, un des enjeux cruciaux du débat contradictoire. Indéniablement, l’enrichissement de la production scientifique a eu une influence sur la manière dont le génocide des Tutsis est aujourd’hui compris, mais aussi, comment il est instruit.

Pour autant, ces audiences extraordinaires peinent à trouver résonance au sein de la société française, et même au sein des milieux académiques, comme le reflète une couverture médiatique discrète. Malgré ce désintérêt, ces procès opèrent comme de multiples rappels ; rappels que ce génocide, qui aura bientôt trente ans, reste toujours aussi actuel pour ceux qui l’ont traversé, et même pour la justice française.


Timothée Brunet-Lefèvre

Politiste, Doctorant à l'EHESS (CESPRA)