Ruminations – sur Conann de Bertrand Mandico
Cela fait vingt-cinq ans que Bertrand Mandico façonne à la manière d’un artisan un cinéma ornemental dont il fait une grande malle aux récits. Contes, fables, rêves, légendes et fantasmes s’y entrechoquent, le plus souvent mis en abyme, racontés par les protagonistes à l’oreille de leurs prétendantes.
Mandico excelle à cette forme d’un récit enchâssé à la Mille et une nuits, dont le plaisir réside autant dans ce qui est raconté que dans la posture même d’écouter. Ultra Pulpe son moyen métrage présenté en séance spéciale à la Semaine de la critique en 2018 (aux côtés d’autres cinéastes alchimistes de sa lignée, Yann Gonzalez ainsi que le duo Caroline Poggi et Jonathan Vinel) était fait de ces matériaux impurs et enchâssés. Ses deux premiers longs métrages, Les Garçons sauvages et After Blue, reprenaient cette esthétique du cabinet de curiosité, leur ligne narrative suivant la rectitude de l’odyssée de leurs protagonistes.
Ce troisième long métrage assume la déroute comme principe narratif, telle qu’on avait pu l’admirer dans Boro In The Box, abécédaire amoureux qui tenait lieu de biographie lacunaire d’un maître adoré, le cinéaste Walerian Borowczyk. Mandico avait voulu se rendre en Pologne pour rencontrer son idole avec le souhait de l’interroger sur la fabrique de son cinéma, grand écart entre l’animation artisanale et les films érotiques. Mais, trop tard, le maître était mort avant qu’il n’ait pu accomplir le voyage. De cette rencontre manquée est né cet hommage où le cinéaste disparu est incarné par Elina Löwensohn, la complice de toujours de Mandico, dont il cache le visage en lui couvrant la tête d’une boîte en bois. C’est encore l’actrice d’origine roumaine, égérie du cinéaste américain Hal Hartley dans les années 1990, qui guide le récit de Conann. Et c’est toujours masquée qu’elle incarne un personnage-chimère, sorte de Monsieur Loyal à tête de chien nommé Rainer qui guide le spectateur dans ce récit heurté comme il conduit les âmes de Conann et ses avatars dans les méandres de leur propre biographie.
Les îles hybrides
Tout comme Rainer, tout comme Boro, Conann est un projet hybride à la genèse accidentée. Lorsque le théâtre Nanterre-Amandiers a invité Bertrand Mandico en 2019 à occuper les lieux comme l’avaient fait avant lui Jean-Luc Godard et Apichatpong Weerasethakul, il a répondu à son directeur par la première idée de contre-programmation qui lui est venue : ce serait pour monter une version féminine de Conan le barbare, déclaration manifeste de son refus du texte noble. « Je veux adapter Conan le Barbare au théâtre, mais uniquement avec des femmes… Plusieurs générations de femmes qui se tuent, se trahissent, baisent, s’embrassent, s’embrasent et s’aiment dans un monde qui court à sa perte… », révélait le cinéaste aux premiers moments de la préparation de son troisième long métrage. Mais le Covid et le changement de direction à la tête du théâtre ont eu raison du projet initial : une pièce sur la fabrication d’un film. La pièce a été répétée in situ et a donné lieu à une captation mais sans représentation. Elle s’est aussi scindée en ramifications : en plus du long métrage qui sort en salles et de la captation titrée La Déviante, Conann se décline en deux courts métrages, l’un centré sur la figure de Rainer, A Vicious Dog In A Skull Valley et un autre consacré aux actrices, Nous les barbares, en réalité virtuelle.
Le protéiforme s’avère donc être le sujet de Conann en même temps que son origine. Mandico a toujours fonctionné en cinéaste amoureux et généreux, puisant dans son goût immodéré pour la culture bis et en recyclant les références. Conann en est bien l’exemple : la figure emprunte moins au film testostéroné de John Milius qu’à sa forme originelle sous la plume de Robert E. Howard dans les années 1930 – qui lui-même a puisé dans la mythologie celte cette figure baptisée alors Conann. Mandico conserve le traumatisme du meurtre de sa mère et le désir de vengeance du personnage. Mais surtout, en reprenant la double consonne finale de son nom, il le féminise. Il en fait ainsi l’opposé de la version de Milius, qui, en 1982, en pleine ère Reagan, remixait la figure celte avec le culte voué à la silhouette bodybuildée d’Arnold Schwarzenegger pour en faire un apanage de la masculinité protubérante.
L’héroïne ruminée
Mandico reprend à l’heroic fantasy qu’il adore son décorum, mais il en fait un monde exclusivement féminin et fortement érotisé. Conann naît dans un âge préhistorique ultraviolent, se libérant du magma visqueux dans lequel elle sommeillait comme une chrysalide. Ses ennemies la contraignent à assister au meurtre de sa mère puis à en ingérer la chaire. Dans une boucle infernale, l’avant-dernière Conann imposera à ses disciples le châtiment anthropophage qu’elle a subi à l’adolescence. De ce cénacle d’artistes, ne pourront hériter de son immense fortune que celles qui consentent à dévorer sa chair, (préparée comme le plus subtil des mets cette fois, et non pas sous forme de viande crue à croquer à même l’os : Conann est certes barbare, mais plus préhistorique). La dernière scène expose la profanation du corps de l’héroïne par ses apôtres, dans une cène revue et corrigée par des effets sonores dignes de La Grande Bouffe de Marco Ferreri. Les éructations amènent à l’écoeurement cette rumination de la figure de la barbare.
Le récit des six épisodes est mené par Rainer qui accueille aux Enfers Conann devenue vieille, prête à mourir pour de bon. Auparavant, de ses quinze ans à ses cinquante-cinq ans, elle aura connu des métamorphoses et voyages dans le temps que nous conte ce témoin privilégié, tantôt chien lassif amoureux d’elle, tantôt cruel, immortalisant de ses photos les trépas successifs. Meneur du récit et metteur en scène de ses images, Rainer est bien le double du cinéaste qui tient la main du spectateur autant que des actrices. Cerbère punk toujours vêtu de son blouson en cuir, corps de femme, mais longue queue canine, Rainer, dont le nom évoque fatalement Fassbinder, est le chaînon manquant entre les six avatars de Conann qu’il guide librement au gré du fleuve de l’oubli, sur lequel on se laisse porter par le courant dans un mouvement hypnotique et de la musique envoutante de Pierre Desprat.
Histoires du cinéma : un chant d’amour
Mandico s’amuse de ces sauts temporels et de ces hiatus esthétiques. Le gigantesque studio luxembourgeois dans lequel il a tourné était auparavant une usine sidérurgique. Ce changement d’usage du lieu sied à l’histoire du film autant qu’à celle de sa fabrication. Le cinéaste aime le remploi, le rapiéçage, autant que les références cinéphiliques, graphiques (il est un adorateur de l’heroic fantasy de Richard Corben, inspiré lui aussi par les romans de Robert E. Howard). Il s’amuse de ces proportions démesurées et se perche sur une grue – il l’habitude de cadrer lui-même – observant ses actrices (rejointes par Christophe Bier) d’un œil surplombant. Les costumes qu’enfilent les variations successives de Conann jouent avec les fétiches de la violence et de la masculinité en les détournant. L’image elle-même, que Mandico truque par des systèmes de projection ou des effets de lumière pendant au tournage, sans passer par des effets de post-production, tient de l’ornement, qui habille les actrices autant que leurs tenues, leurs perruques ou leurs maquillages.
Son cinéma fait retour à l’âge d’or des studios et traverse l’aspect carnavalesque de la mise en scène, évoquant autant le délire baroque queer de Kenneth Anger que Salomé, le chef d’œuvre muet et méconnu de Charles Bryant. Le 35mm utilisé uniquement sur une moitié du photogramme crée un troublant effet de flou au milieu de l’image, qui masque ce que l’on aimerait voir. Rainer conduit l’héroïne dans les souvenirs de ses vies, depuis les cavernes du néolithique, jusqu’à un New-York post-industriel, en passant par une vénéneuse intrigue nazie queer. Conann à 25 ans, incarnée par Christa Théret, porte un plastron aux fils d’acier scintillants et flottant sur son torse. D’armure, le vêtement a les atours mais pas l’utilité. Tout est pour de faux ici, tout est rejoué en se mettant en scène. Les âges de la vie se côtoient, familiers et étrangers à la fois. Chaque nouvelle incarnation vient occire la précédente, laissant la version plus jeune d’elle-même pantelante comme une mue d’insecte. C’est la belle idée du film que la barbarie suprême de la vie est celle-là : vivre, c’est continuellement tuer sans merci sa propre jeunesse.
Il est nouveau que Mandico parle de politique, mette en scène le meurtre de la vieille Europe, et conspue les liens de corruption des artistes par le pouvoir et l’argent. Depuis le point de vue de son personnage mutant, Mandico met en scène les passages d’un monde mutant lui-même, où se répète à travers les âges une soif de domination. L’Histoire est pour Mandico un conte mensonger dont il extrait l’imagerie et la violence brute, une fable pour adultes qui, dans son fracas, désigne en riant les coutures de sa propre fabrication. Cette ironie et ce jeu du détournement ne vont pas sans prendre au sérieux l’Histoire du cinéma. Projeter Conann dans de multiples époques, c’est aussi prendre le plaisir, dans un seul film, de les revisiter toutes, de s’offrir tous les styles pour les remâcher en les assaisonnant, comme le font les artistes avec le corps de Conann.