Une autre histoire du conflit politique – autour du livre de Julia Cagé et Thomas Piketty
Une histoire du conflit politique en France, le récent ouvrage co-signé par les économistes Julia Cagé et Thomas Piketty[1], est incontestablement un travail qui peut impressionner. Que ce soit par son épaisseur, par la quantité de données empiriques utilisées ou par l’ambition intellectuelle affichée, le livre sort de l’ordinaire des recherches en sciences sociales.
Tenir l’ouvrage en mains donne un premier aperçu du foisonnement du travail : 860 pages, agrémentées de plus de 300 figures en tous genres (cartes, graphiques, tableaux), tout cela sans compter les annexes en ligne, un fichier de 1 760 pages et quelques 2 850 figures. La présentation de la collecte des données a également de quoi susciter le respect : « un travail inédit de numérisation des données électorales et socio-économiques couvrant plus de deux siècles, travail qui n’avait jamais été réalisé auparavant de manière aussi systématique et sur une période aussi longue » (p. 12).
L’entreprise est colossale et mène à des données sur les 36 000 communes actuelles de France métropolitaine pour « la quasi-totalité des élections législatives menées entre 1848 et 2022 (soit au total quarante-et-une élections législatives), la totalité des élections présidentielles s’étant tenues entre 1848 et 2022 (soit au total douze élections présidentielles), ainsi que sur cinq scrutins référendaires parmi les plus significatifs ayant lieu entre 1793 et 2005 » (p. 13). Enfin, l’ampleur des questions posées détonne dans le paysage actuel de la recherche en sciences sociales et le début de l’introduction suffit à donner le ton : « Qui vote pour qui et pourquoi ? Comment la structure sociale des différents courants politiques a-t-elle évolué en France de 1789 à 2022 ? » (p. 11).
Pourtant, à l’issue de la lecture de l’ouvrage, c’est avant tout un sentiment d’inachevé qui prédomine. La discussion de la démarche méthodologique, des résultats obtenus et des interprétations proposées par J. Cagé et T. Piketty a déjà été menée dans des tribunes et des recensions critiques. Des spécialistes provenant de toutes les sciences sociales ont apporté leur éclairage : économie[2], géographie[3], histoire[4], science politique[5] – j’en oublie très probablement, toutes mes excuses aux personnes concernées. Cette contribution supplémentaire ne vise ni à proposer une nouvelle synthèse de l’ouvrage ni à clore le débat sur les résultats et leur interprétation[6].
Plus modestement, elle espère offrir une nouvelle clé de lecture en confrontant la thèse principale de J. Cagé et de T. Piketty quant à la périodisation de la vie politique française aux travaux les plus récents sur les grandes évolutions électorales en France.
La thèse se résume assez simplement : la vie politique française depuis la Révolution française peut être analysée comme la succession entre des phases de tripartition et de bipartition[7]. Dans cette perspective, le duo identifie une première phase de tripartition entre 1848 et 1910, une phase de bipartition entre 1910 et 1992, et une nouvelle phase de tripartition depuis 1992 (p. 372)[8]. À cette périodisation de la vie politique est associée, et c’est une deuxième thèse de l’ouvrage, une dynamique des inégalités sociales : pour J. Cagé et T. Piketty, les phases de tripartition sont caractérisées par un creusement des inégalités, tandis que les phases de bipartition sont marquées par une réduction des inégalités.
Dans cette lecture critique, je défends et développe trois points en prenant au sérieux l’invitation de J. Cagé et T. Piketty, plusieurs fois répétée dans l’ouvrage, de voir leurs interprétations discutées pour ce qu’elles sont, à savoir « des pistes raisonnables et étayées, mais qui n’en demeurent pas moins fragiles et provisoires, à mesure de la complexité des questions traitées et des processus sociohistoriques qu’elles impliquent » (p. 841). Première idée : l’approche historique est très prometteuse, même si le traitement des données est parfois trompeur. Deuxième idée : l’ouvrage ne répond pas réellement aux questions qu’il pose, brouillant les conditions d’un dialogue scientifique constructif. Troisième idée : la thèse générale souffre d’une sous-conceptualisation des logiques de fonctionnement de la vie politique, qui peut être dépassée en enrichissant la perspective de J. Cagé et T. Piketty par les apports de la science politique, notamment liés à la théorie des réalignements.
Sur la démarche, ses forces et faiblesses pour l’analyse des rapports de force électoraux
Une histoire du conflit politique en France repose sur un ensemble de postures méthodologiques rares et précieuses. L’intention de faire dialoguer les différentes sciences sociales, l’inscription de la réflexion dans le temps long et la confrontation systématique à des données empiriques sont autant de choix très importants. Plus spécifiquement, le recours aux résultats réels des élections comme matériau prioritaire pour mesurer les rapports de force électoraux est très approprié : sauf cas de fraudes ou de pressions (documentées quand le vote était une pratique publique), les émargements sur les registres électoraux et les procès-verbaux recensant les suffrages exprimés sont des données qui ne mentent pas. Pour autant, cela ne signifie pas qu’on puisse tout leur faire dire, je reviendrai sur ce point plu loin.
Une histoire du conflit politique en France est également un exemple dans la transparence des sources et des données utilisées. La description détaillée de la technique de collecte des données, l’explicitation des codages retenus et la mise à disposition en ligne des fichiers constitués pour l’analyse sont en tous points remarquables. C’est à ces conditions que les sciences sociales peuvent être cumulatives et c’est à l’honneur de J. Cagé et T. Piketty.
Des interrogations sur les données électorales
La richesse des données utilisées constitue évidemment un point fort du travail de J. Cagé et T. Piketty, mais ces données ne doivent pas impressionner outre mesure. De ce point de vue, certains choix sont discutables, à commencer par les bornes temporelles de l’étude, 1789-2022. On comprend la tentation de remonter jusqu’à la Révolution française pour couvrir « plus de deux siècles » d’histoire électorale et construire le cas de la France symétriquement au cas des États-Unis, avec son élection présidentielle de 1788-1789.
Pour autant, aucune vie politique démocratique ne s’est véritablement institutionnalisée avant l’avènement de la Troisième République en 1870-1871 : 150 ans auraient déjà été une prouesse et auraient évité tous ces graphiques (p. 230 pour une illustration sur la participation électorale) reliant de manière linéaire des points à 50 ans d’intervalle (pour les législatives entre 1799 et 1852) ou 120 ans d’intervalle (pour la présidentielle entre 1848 et 1965). Remonter à la Révolution française (et même à la Réforme) n’en fait pas moins sens pour saisir le développement des clivages – la science politique le sait depuis longtemps à la suite des travaux de S. M. Lipset et S. Rokkan[9].
Cependant, ce n’est pas la difficulté principale quant aux données électorales. De mon point de vue, le problème prioritaire vient de la construction des catégories de « gauche », « centre » et « droite » et de la manière de classer les candidatures à l’intérieur de ces catégories. On ne peut pas reprocher à J. Cagé et T. Piketty de ne pas expliciter leurs règles de classement : un tableau résume leurs choix (p. 353).
On doit également saluer l’engagement acharné du duo quant à l’identification des candidats, notamment sur la période 1871-1914, en utilisant les étiquettes attribuées par la presse de l’époque pour compléter les informations parcellaires des procès-verbaux électoraux[10]. En revanche, les logiques de classification souffrent d’un biais d’anachronisme qui conduit à appliquer à la vie politique de la Troisième République la nationalisation de l’offre électorale caractéristique de la vie politique sous la Cinquième République.
Contrairement à l’hypothèse sous-jacente aux analyses de J. Cagé et T. Piketty, la dynamique politique de la Troisième République n’est pas celle d’un déploiement uniforme du clivage de classe, mais celle d’une différenciation entre territoires selon l’articulation des grandes lignes de conflit dominantes. Pour le dire très directement, autant l’offre est homogène entre les circonscriptions législatives en 1876 avec un affrontement généralisé entre républicains et monarchistes, autant l’offre est hétérogène en 1936 avec des configurations différenciées selon l’articulation entre le clivage de classe et le clivage religieux.
Cette désynchronisation est cruciale pour analyser la situation des radicaux : ils peuvent être tour à tour des candidats de gauche dans les circonscriptions où le conflit laïcité/État est premier, des candidats de droite dans les circonscriptions où le conflit ouvriers/patrons est dominant, et dans cette perspective, seule l’analyse détaillée de chaque circonscription permet de classer correctement ces candidats. Avec une implication pratique : l’addition de voix portées sur des candidats appartenant au même parti entre des territoires dans lesquels la compétition électorale n’est pas structurée de la même façon doit être maniée avec des précautions que J. Cagé et T. Piketty ne semblent pas prendre.
Au final, ces réserves sur les données électorales rappellent l’absence de toute variable politique dans le modèle explicatif des évolutions électorales proposé dans le livre : des contrôles par la configuration de l’offre électorale auraient pu permettre d’approfondir – et peut-être réviser – une partie des analyses proposées. À ce jour, ce chantier reste ouvert et les données mises à disposition devraient permettre d’avancer en ce sens.
Pourquoi les données mobilisées ne répondent pas aux questions posées
Les études électorales s’articulent fondamentalement autour de trois grandes questions[11] : (1) pourquoi certains citoyens votent alors que d’autres ne votent pas ; (2) pourquoi certains électeurs se prononcent en faveur d’un candidat/parti alors que d’autres se prononcent en faveur d’un autre candidat/parti ; (3) pourquoi un candidat/parti sort victorieux d’un scrutin plutôt qu’un autre. Les deux premières questions relèvent du choix individuel des électeurs, tandis que la troisième question renvoie à leur acte collectif une fois constitués en électorat. En commençant leur introduction par la question « Qui vote pour qui et pourquoi ? », J. Cagé et T. Piketty posent sans détour la question du choix individuel.
Bien qu’il garantisse la liberté du choix des électeurs et constitue un élément essentiel pour l’expression de la démocratie, le secret du vote est un obstacle pour les chercheurs, qui doivent accepter de ne pas avoir directement accès à leur objet d’étude et sans cesse trouver des moyens pour l’approcher. Dans ce cadre, les études électorales s’appuient sur trois sources de données : (1) les listes d’émargement et les bulletins de vote ; (2) les réponses aux enquêtes par questionnaire sur échantillons représentatifs ; (3) les entretiens sociologiques.
Ces trois sources de données ne sont pas interchangeables : elles ont chacune des avantages et des inconvénients. Les bulletins de vote assurent la fiabilité des données, mais ne permettent pas d’analyser le comportement individuel des électeurs[12]. À l’inverse, les réponses aux enquêtes sur des échantillons représentatifs permettent d’accéder aux individus, mais elles posent des problèmes de sincérité et tendent à déraciner les électeurs des groupes et des territoires dans lesquels ils s’inscrivent[13]. Enfin, les entretiens permettent de comprendre les raisonnements des électeurs, mais ils échappent à toute tentative de quantification[14].
La capacité des résultats agrégés des élections à informer sur les votes individuels est un vieux serpent de mer des études électorales. De mon point de vue, collecter les données au niveau des communes ne résout pas le problème – le problème est moins le niveau de l’analyse que la capacité à aller à l’individu. Si les bulletins de vote et les listes d’émargement ne mentent pas, on ne peut pas leur faire dire plus que ce qu’ils ne sont : l’agrégation de comportements individuels, sans aucune assurance de retrouver les comportements individuels pris séparément.
Certes, on peut convenir avec J. Cagé et T. Piketty que faute de mieux, le chercheur doit s’accommoder des données disponibles[15], mais il est alors nécessaire d’accorder une attention toute particulière à la présentation des résultats : intituler un graphique « Le vote ouvrier en 1936 » (p. 533), là où il est question de différences entre communes selon la proportion des ouvriers parmi les actifs, peut produire des incompréhensions. Au final, la question « Qui vote pour qui ? » reste largement ouverte, et la question « Pourquoi ? » n’est pas traitée.
Ces développements permettent de reposer une question substantielle que posent J. Cagé et T. Piketty : « le vote Macron est-il le plus bourgeois de l’histoire ? » (p. 728). Leur conclusion est oui, sur la foi d’une catégorisation des communes par déciles selon le revenu par habitant. Une approche alternative, basée également sur les résultats réels des élections, consiste à se focaliser sur des territoires très spécifiques, dont l’homogénéité sociale est quasi idéal-typique.
Pour le « vote bourgeois », le XVIème arrondissement de Paris est le cas généralement utilisé dans les études électorales françaises. Or, lors du premier tour de la présidentielle de 2022, Emmanuel Macron n’y obtient « que » 46,8 % des suffrages exprimés, alors que Nicolas Sarkozy y culminait à 64 % en 2007, et Georges Pompidou à 56,8 % en 1969. De ce point de vue, le vote Macron n’apparaît pas comme le plus bourgeois de l’histoire. Au demeurant, J. Cagé et T. Piketty donnent à voir des graphiques sur les « beaux quartiers » de Paris dans lesquels le sur-vote à droite par rapport à la moyenne nationale est, sur la longue période, nettement plus élevé que ne l’a été le sur-vote pour les candidats Ensemble lors des législatives de 2022 (p. 461).
Bipartition, tripartition, bipolarisation, tripolarisation : de quoi parle-t-on ?
La notion de tripartition, largement mobilisée par J. Cagé et T. Piketty, est une notion assez récente dans l’analyse de la vie politique française. Elle a été introduite par G. Grunberg et E. Schweisguth à la fin des années 1980 pour comprendre la structuration idéologique des électorats suite à l’émergence du Front national[16]. Elle permettait de rendre compte de l’apparition d’une double opposition de valeurs, entre électeurs de droite classique et électeurs de droite radicale sur l’autorité et l’immigration d’une part, entre électeurs de gauche et électeurs de droite classique sur le libéralisme économique d’autre part.
Cette tripartition idéologique se doublait d’une tripartition électorale : les oppositions de valeurs entre les électorats de gauche, de droite classique et de droite radicale débouchaient sur des logiques de vote distinctes et spécifiques[17]. Le vote de gauche procédait d’une double logique économique et culturelle : il progressait à la fois avec l’adhésion au libéralisme culturel et l’hostilité au libéralisme économique. Le vote pour la droite classique était le produit d’une logique économique, progressant avec l’adhésion au libéralisme économique. Le vote pour la droite radicale résultait lui d’une logique culturelle, progressant avec l’adhésion à l’ethno-autoritarisme.
Cependant, cette tripartition idéologique et électorale ne se retrouvait pas dans les logiques d’accès au pouvoir : l’émergence du FN n’avait pas remis en cause l’existence d’un dispositif de pouvoir bipolaire. La littérature de science politique le documente depuis longtemps : la structuration de l’arène électorale ne correspond toujours pas à la structuration de l’arène parlementaire ou de l’arène gouvernementale. De la victoire de François Mitterrand lors de la présidentielle de 1981 à l’élection d’Emmanuel Macron en 2017, seuls le PS et le RPR, les deux grands partis de gouvernement de gauche et de droite, ont dominé la répartition des sièges à l’Assemblée et ont été les seuls à pouvoir revendiquer l’exercice du pouvoir. À la tripartition de l’arène électorale correspondait une bipolarisation de l’arène parlementaire et de l’arène gouvernementale.
Ce détour par la période récente permet de clarifier les usages des notions de bipartition/bipolarisation et tripartition/tripolarisation, que J. Cagé et T. Piketty utilisent de manière parfaitement indifférenciée, et ne définissent pas[18]. Dans des travaux en cours, je suggère d’associer bipartition/tripartition à l’arène électorale (soit à la structuration idéologique de l’électorat), et de réserver bipolarisation/tripolarisation à l’arène parlementaire (c’est-à-dire aux logiques d’accès au pouvoir)[19]. Or, pour saisir la dynamique des inégalités, les modalités de distribution du pouvoir ne priment-elles pas sur les logiques de structuration des rapports de force électoraux ? Ce serait mon hypothèse. En appelant de leurs vœux le « retour à un système d’alternance », J. Cagé et T. Piketty semblent également aller dans ce sens, mais leurs résultats empiriques ne concernent que la structuration des rapports de force électoraux.
À cette aune, J. Cagé et T. Piketty pourraient associer à leur travail au long cours sur l’arène électorale un travail complémentaire sur l’arène parlementaire. Sur la période récente, une tripartition existe au moins depuis 1984 et on retrouve de nombreux autres scrutins qui correspondent à un tel schéma sur la période 1910-1992, que le duo associe à la bipartition. Ce n’est pas le cas de la tripolarisation de l’arène parlementaire, et de ce point de vue les élections de 2022 marquent un changement majeur : ce sont désormais trois forces qui dominent la composition de l’Assemblée[20], et c’est une nouveauté.
L’absence de critères pour construire la périodisation
Pour comprendre le changement électoral, les théories de la périodisation sont un outil incontournable. Ces théories renvoient à une stratégie intellectuelle globale pour interpréter les résultats des élections en même temps qu’elles offrent un cadre pour repérer la place d’un scrutin particulier dans l’histoire.
Toute forme de périodisation implique d’identifier des bornes, et donc de définir des indicateurs pour les repérer. De mon point de vue, on touche là à la principale faiblesse du découpage chronologique de la vie politique esquissé par J. Cagé et T. Piketty : il ne s’appuie sur aucun critère permettant d’identifier les moments de passage d’une période à une autre. Pour résumer, aucune mesure n’est proposée pour distinguer bipartition et tripartition, et aucun indicateur n’est avancé pour identifier les moments de bascule. De ce point de vue, le protocole de recherche est insuffisant.
La perspective des réalignements
La théorie des réalignements permet précisément d’aboutir à un découpage chronologique fondé sur un ensemble de critères objectifs. Sans la nommer (et probablement sans le savoir), J. Cagé et T. Piketty font d’ailleurs référence à certains de ses résultats, en mentionnant que la science politique américaine a pu identifier la succession de cinq systèmes partisans aux États-Unis (p. 353).
Développée outre-Atlantique à partir des années 1950, la théorie des réalignements se fonde sur les évolutions brutales et durables des rapports de forces électoraux pour proposer une périodisation de la vie politique. Dans ce cadre, elle propose de décrire l’histoire politique des démocraties représentatives comme une succession de périodes de relative stabilité, les périodes de politique ordinaire, et de phases chaotiques plus courtes, les phases de réalignement.
Sous l’impulsion de P. Martin, une littérature sur les réalignements s’est développée en France depuis le début des années 2000[21]. D’un point de vue théorique, cette littérature a introduit plusieurs nouveaux concepts importants : élections de rupture, élections de réalignement, ordre électoral. Les périodes de politique ordinaire sont des périodes marquées par la présence d’un ordre électoral en place – la notion d’ordre électoral désignant une « configuration originale et durable de la compétition politique, fondée sur un agenda politique, un dispositif partisan de pouvoir et des rapports de force électoraux »[22]. De leur côté, les phases de réalignement sont des phases de passage d’un ordre électoral à un autre ; elles sont ouvertes par des élections de rupture, qui marquent l’effondrement de l’ancien ordre électoral en place, et sont refermées par des élections de réalignement, qui fixent un nouvel ordre électoral.
À ce jour, cette littérature a identifié la succession de six phases de réalignement (PR) et de six phases de politique ordinaire (PO) depuis l’avènement de la démocratie en France : 1871-1876/77 (PR), 1877-1893 (PO), 1893-1902 (PR), 1902-1936 (PO), 1936-1947 (PR), 1947-1958 (PO), 1958-1962 (PR), 1962-1981 (PO), 1981-1984 (PR), 1984-2007 (PO), 2007-2017/19 (PR), 2019-… (PO). Il reste à confronter les mérites respectifs de cette périodisation et de la périodisation avancée par J. Cagé et T. Piketty.
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Si l’importance d’une recherche se mesure à sa capacité à produire du débat scientifique et à l’ampleur de son écho médiatique, Une histoire du conflit politique est incontestablement une grande recherche. Si en revanche l’importance d’une recherche se mesure à son caractère innovant ou à sa capacité à faire progresser la connaissance, le bilan est nettement plus contrasté.
Un esprit critique pourrait se contenter de décrire l’ouvrage comme un immense rapport descriptif sur une collecte de données colossale, cherchant à associer à tout prix structuration des rapports de force électoraux et dynamique des inégalités sociales. Une histoire du conflit politique me paraît être plus que cela, notamment par le pari méthodologique de la longue durée, par la mise à disposition des données en ligne et par le fourmillement d’idées. Ce sont les travaux qui prendront la suite de l’ouvrage qui diront son influence et sa postérité.