Rediffusion

Les Alpes, un condensé des bouleversements du monde

Anthropologue

Tunnels fermés pour cause d’éboulements, loups hybrides, mais aussi arbres antennes de téléphonie mobile, café alpin, micro-plastiques, lacs formés par la construction de barrages hydroélectriques d’altitude : les Alpes sont un milieu où les artefacts humains s’emmêlent avec les vivants et le minéral. L’inventaire de ces entités hybrides permet de saisir en quoi nous sommes pris dans une crise environnementale plus large et diffuse, constituée d’une série de métamorphoses singulières, entre effroi et curiosité, vertige et étonnement. Rediffusion d’un article du 21 septembre 2023

Dans son ouvrage paru en 1868, l’historien Jules Michelet décrivait les glaciers du Mont-Blanc comme un « redoutable thermomètre, sur lequel le monde entier, le monde moral et politique, doit toujours avoir les yeux. »

Il complétait cette comparaison avec l’avertissement suivant : « les changements d’atmosphère qu’il indique, ces phénomènes d’influence immense et profonde, avec la vie alimentaire, changent aussi la pensée, l’humeur et la vie nerveuse. C’est sur le front du mont Blanc, plus ou moins chargé de glaces, que se lit le futur destin, la fortune de l’Europe »[1].

Si le Mont-Blanc, et par extension les Alpes, sont un thermomètre, il est aisé de prendre (littéralement) la mesure de son verdict : celui d’un réchauffement généralisé. Les multiples travaux à ce sujet témoignent de l’ampleur du phénomène puisque le réchauffement climatique y serait deux à trois fois plus rapide que pour le reste du globe ; avec plus de 2° C de différence depuis le milieu du XIXe siècle dans le cas de la vallée de Chamonix[2]. Les conséquences d’une telle situation sont bien connues, puisque cette hausse des températures occasionne en premier lieu un changement des paysages de montagnes : recul des glaciers, déstabilisation des parois de haute montagne du fait de la fonte du permafrost, réduction de l’enneigement, ascension de la faune et de la flore à la recherche de conditions climatiques plus favorables, accroissement de la fréquence d’événements météorologiques extrêmes, etc.

Ces enjeux sont bien décrits dans la presse généraliste, notamment durant la période estivale lorsque ces changements apparaissent de manière spectaculaire. Mais il ne faudrait pas limiter la métamorphose des milieux alpins, et partant de notre planète, à ces aspects. Les Alpes peuvent non seulement être un thermomètre, comme nous le dit Jules Michelet, mais elles sont également un condensé des bouleversements du monde. Parmi ceux-ci, un trait marquant de cette période Anthropocène dans laquelle nous som


[1] Jules Michelet, La Montagne, Le Pommier, Paris, p. 39, 2020 (1868).

[2] Voir pour cela Cremonese E., Carlson B., Filippa G., Pogliotti P., Alvarez I., Fosson JP., Ravanel L. & Delestrade A. AdaPT Mont-Blanc : Rapport Climat: Changements climatiques dans le massif du Mont-Blanc et impacts sur les activités humaines. Rédigé dans le cadre du projet AdaPT Mont-Blanc financé par le Programme européen de coopération territoriale Alcotra Italie-France 2014-2020. Novembre, 2019.

[3] Proposé par le géologue Peter Haff, le terme de technosphère désigne la partie physique de l’environnement, affectée par les modifications d’origine humaine – des terres agricoles aux réseaux de transport et d’énergie en passant par toutes sortes de machines de plus ou moins grande envergure (Haff, 2014).

[4] Nicolas Nova, Fragments d’une montagne. Les Alpes et leurs métamorphoses, Paris : Le Pommier, 2023.

[5] Nastassja Martin et Baptiste Morizot, « Retour du temps du mythe », Issue, 13 décembre 2018.

[6] Pour un panorama des enjeux anthropologiques du biomimétisme, voir le numéro éponyme de la revue Techniques & Culture (Kamili, Pitrou et Provost, 2020).

[7] Voir par exemple l’activité de Mount 10, une société d’hébergement de données qui transforme les bunkers de l’armée suisse dans l’Oberland bernois, et se présente comme le « Swiss Fort Knox », du nom de la base militaire de l’armée américaine où sont stockées les réserves d’or des États-Unis. D’après son site web, ses dirigeants tablent sur des avantages liés aux ressources naturelles, mais aussi sur la stabilité du droit helvète adapté à toutes sortes d’activités liées à la protection des données.

[8] Comme le proposait la société Alpine Tech, située à Gondo (Valais), ou aujourd’hui Alpine Blockchain en Autriche.

[9] Sur la métaphore coloniale de la pollution, voir Max Liboiron, Pollution Is Colonialism, Durham: Duke University Press, 2021.

[10] Dans un ouvrage intitulé Méduse et Cie, Roger Caillois défendait l’idée d’un décloisonneme

Nicolas Nova

Anthropologue, Professeur à la Haute école d’art et de design (HEAD – Genève HES-SO)

Notes

[1] Jules Michelet, La Montagne, Le Pommier, Paris, p. 39, 2020 (1868).

[2] Voir pour cela Cremonese E., Carlson B., Filippa G., Pogliotti P., Alvarez I., Fosson JP., Ravanel L. & Delestrade A. AdaPT Mont-Blanc : Rapport Climat: Changements climatiques dans le massif du Mont-Blanc et impacts sur les activités humaines. Rédigé dans le cadre du projet AdaPT Mont-Blanc financé par le Programme européen de coopération territoriale Alcotra Italie-France 2014-2020. Novembre, 2019.

[3] Proposé par le géologue Peter Haff, le terme de technosphère désigne la partie physique de l’environnement, affectée par les modifications d’origine humaine – des terres agricoles aux réseaux de transport et d’énergie en passant par toutes sortes de machines de plus ou moins grande envergure (Haff, 2014).

[4] Nicolas Nova, Fragments d’une montagne. Les Alpes et leurs métamorphoses, Paris : Le Pommier, 2023.

[5] Nastassja Martin et Baptiste Morizot, « Retour du temps du mythe », Issue, 13 décembre 2018.

[6] Pour un panorama des enjeux anthropologiques du biomimétisme, voir le numéro éponyme de la revue Techniques & Culture (Kamili, Pitrou et Provost, 2020).

[7] Voir par exemple l’activité de Mount 10, une société d’hébergement de données qui transforme les bunkers de l’armée suisse dans l’Oberland bernois, et se présente comme le « Swiss Fort Knox », du nom de la base militaire de l’armée américaine où sont stockées les réserves d’or des États-Unis. D’après son site web, ses dirigeants tablent sur des avantages liés aux ressources naturelles, mais aussi sur la stabilité du droit helvète adapté à toutes sortes d’activités liées à la protection des données.

[8] Comme le proposait la société Alpine Tech, située à Gondo (Valais), ou aujourd’hui Alpine Blockchain en Autriche.

[9] Sur la métaphore coloniale de la pollution, voir Max Liboiron, Pollution Is Colonialism, Durham: Duke University Press, 2021.

[10] Dans un ouvrage intitulé Méduse et Cie, Roger Caillois défendait l’idée d’un décloisonneme