Dorothea Lange au Jeu de Paume : invisibles « politiques du visible »
Quand Ansel Adams (1902-1984) disait que les images de Dorothea Lange (1895-1965) incarneraient la Grande Dépression pour l’avenir, lui dont les paysages des Rocheuses sont devenus des icônes de l’espace américain, il avait probablement compris ce qui, aujourd’hui encore, fait la puissance de ces photographies. L’image de la Mère migrante (1936) a acquis une notoriété visuelle qui la place dans le petit nombre des photographies les plus connues au monde, même de ceux peu versés dans l’histoire de la photographie. Certes, l’œuvre de Dorothea Lange, qui s’étend sur presque quatre décennies, ne saurait se limiter à cette seule image. Pour autant, elle contient aussi toute sa photographie et aurait pu constituer un axe central de lecture d’une exposition qui en manque un peu.
Car Dorothea Lange est une formidable portraitiste (c’est ainsi qu’elle débute en photographie à la fin des années 1910) qui sait saisir avec autant d’acuité le visage des gens du commun, et surtout leurs gestes, de même que Walker Evans excellait dans l’exploration et la valorisation du vernaculaire américain. La séquence des prises de vues de la « Mère migrante » et ses enfants, de son nom Florence Thompson, clairement présentée sur un mur dédié de l’exposition, nous montre une photographe à la recherche du cadrage parfait : celui qui va exprimer ce qu’elle perçoit comme la « vérité d’une situation » et le concentrer, après quelques tentatives, dans une photographie qui fait directement écho à l’iconographie de la peinture religieuse.
Pourtant, ici, au Jeu de Paume, le spectateur non spécialiste a du mal à comprendre que se joue à la fois la force et la limite de l’image documentaire, toute son ambiguïté. Car cette présentation ne prend pas en compte la question des légendes successives, plus ou moins informatives ou erronées, débouchant enfin sur le fameux titre métonymique (« Mère migrante »), donné par la presse et non par Lange ; pas plus qu’elle ne rattache ce travail sur la forme à celui de dizaines d’autres photographes, bien avant les années 1930, ceux et celles qui justement ont construit la rhétorique de la photographie sur des langages anciens.
C’est toute la question de l’éthique du reportage qui aurait pu et dû être posée.
Et si est mentionnée l’amertume de Florence Thompson lorsque, bien des années plus tard, elle sera identifiée (Lange n’avait pas noté son nom, fait rare), s’étant sentie exclue à la fois de l’aventure de sa propre image et de la promesse que son pays lui avait faite, c’est toute la question de l’éthique du reportage qui aurait pu et dû être posée et qui manque à cette séquence, pourtant exemplaire à bien des égards. On voit à cet exemple ce qui fait de cette exposition présentée par le Jeu de Paume, volontairement grand public, une occasion ratée en raison de ses choix – ou plus exactement ses absences de choix – muséographiques et historiques qui brouille un message pourtant important, voire capital, pour les spectateurs d’aujourd’hui.
Cela commence par un titre, ambitieux et a priori attractif, « la politique du visible », mais que l’on a du mal à retrouver dans la grande salle du rez-de-chaussée du Jeu de Paume où se développent les photographies, en deux espaces principaux, selon un parcours en quatre temps chronologiques : l’éveil d’une jeune bourgeoise à la misère sociale (1932-1934) ; sa contribution à la documentation des migrants blancs pour le compte de la Farm Security Administration (1935-1941) puis à la vie dans les chantiers navals de la guerre (1942-1944) ; la documentation de l’internement des citoyens américains d’ascendance japonaise (1942) ; et enfin, une série préparée pour Life, sur le système judiciaire californien (1955-1957). Les images, montées sous des cadres identiques sur murs blancs, sont complétées par un film de quelques minutes projeté dans une salle du fond, extrait du long métrage réalisé par la petite fille de Lange. Celui-ci donne en quelques minutes de bons repères, malgré quelques erreurs et simplifications. (On ne saurait en dire autant de celui projeté à l’entrée, difficile à voir et dont on a peine à comprendre le but.)
Le plan de l’exposition, clair en apparence, ne réalise en revanche pas ses promesses. Le premier problème vient du trop grand nombre d’images proposées, signe d’une difficulté à trouver un propos dans une exposition qui ne se veut pas monographique mais accumule des images de types différents, mélangées sans logique autre qu’esthétique, dans une narration muséographique qui a bien du mal à faire apparaître la notion de « politique visuelle ». L’exposition des micro-fiches qui alignent les images de Lange conservées dans la collection (publique) de la Bibliothèque du Congrès répond à un objectif d’exhaustivité, celui de tout montrer de son travail pour la FSA, mais sans explication sur la manière dont ce corpus secondaire a été établi dans les années 1970-1980 par l’éditeur (privé) des fiches. Il donne à voir une masse non éditorialisée qui ne renseigne pas le public sur l’objet d’origine, omettant par exemple de mentionner que l’éditeur a coupé les légendes présentes sur les cartons de la Bibliothèque du Congrès. Ce n’est pas sans importance lorsque l’on souhaite donner à voir une « politique du visible ».
Présenter le travail de Lange dans un contexte où l’actualité est habitée par les migrants dans le monde entier accentue une mise à plat de questions profondes.
Mais, à côté des images faites pendant les années 1930 pour le compte de l’agence FSA et qui constituent le gros de l’exposition, des trois brèves séquences des chantiers (10 images), du système judiciaire californien (reportage d’ailleurs jamais publié), le principal problème vient de l’ajout de l’ensemble sur l’internement des Japonais-Américains. Lange est en effet connue pour avoir réalisé, à la demande de l’armée, des images de cette vaste opération (Ansel Adams en fera aussi), point qui reste très sensible et débattu dans l’historiographie américaine. Les photographies ont en effet été tenues plus ou moins secrètes jusqu’en 2006 (quoiqu’un certain nombre, conservées par Lange, étaient bien connues) et constituent une découverte pour le grand public. Mais traiter une question si sensible, si complexe et sujette à toutes sortes de glissements sémantiques, y compris chez certains historiens de gauche qui n’ont pas hésité à faire le parallèle avec les camps de concentration, ne peut qu’entretenir une vision qui d’un côté se nourrit d’anti-américanisme (comme en témoignent des réactions du public saisies au vol) sans nous renseigner sur le sens d’un tel « reportage ».
Ceci amène à se demander pourquoi une telle exposition voit le jour aujourd’hui. S’il existe à n’en pas douter des explications conjoncturelles, il semble que présenter le travail de Lange dans un contexte où l’actualité est habitée par les migrants dans le monde entier accentue une mise à plat de questions profondes. Car la migration des Okies n’est en rien comparable à la migration des Sud-Américains ou des Africains, Syriens, etc., de notre présent, et ces migrants blancs relèvent d’un tout autre discours. (Le visiteur comprend alors mal pourquoi les minorités, hormis des Japonais et quelques Noirs dans la séquence judiciaire et les chantiers, sont représentées.)
Deuxièmement, cette exposition, quoique intitulée « Politiques du visible » et montrant quelques exemples de publications des photos de Lange, ne s’attaque pas du tout à la question de la diffusion des images. Pire, elle renforce la muséification de celles-ci en présentant côte à côte des tirages contemporains et des images légendées par Lange, sans hiérarchie. Lange avait la particularité de noter des citations verbatim de ses sujets et d’en faire souvent la légende de ses images, tout comme d’ailleurs une autre photographe de l’époque à laquelle il aurait pu être intéressant de l’opposer, Margaret Bourke White. Or cette pratique, très contestée en raison parfois d’attributions plus ou moins exactes, était courante dans les années 1930, en particulier dans la production de livres de photographies. Le travail collaboratif qu’elle mène avec son (futur) mari Paul Taylor qui visait à faire de l’image bien plus qu’une image, est lui aussi non pas absent mais gommé. Or cette pratique, qui ne lui est pas propre et n’est pas non plus nouvelle, est au cœur de la politique du visible.
En l’absence de lien historique avec bien d’autres travaux photographiques dont Lange s’est inspirée, on en est donc réduit à admirer de belles images.
Enfin, cette exposition est la copie conforme d’un livre, paru au Seuil sous la direction de Pierre Borhan il y a plus de 15 ans et qui faisait alors le choix de mettre en valeur le « génie photographique » de l’artiste et sa sensibilité (le sous-titre en était : « le cœur et les raisons d’une photographe »). Cette exposition en fait autant. Or, depuis 15 ans, la conception que nous avons des images, de leur histoire et de la manière dont celles-ci fonctionnent dans la société ont beaucoup évolué, et de nombreux travaux, dont ceux de Christian Joschke ou Thierry Gervais, mais de bien d’autres aussi, ont placé l’image photographique dans un réseau de significations autrement plus complexe [1]. Il est d’ailleurs troublant, à défaut d’être significatif, qu’en même temps ait lieu au Centre Pompidou l’exposition « Photographie arme de classe, 1928-1936 », résultat d’une collaboration entre chercheurs et responsables de collections photographiques.
Cette exposition est donc très en retrait de ce qu’il faudrait faire aujourd’hui dans le cadre de la grande galerie de la photographie que veut être le Jeu de Paume. Que l’on me comprenne bien : je ne reproche pas à « Dorothea Lange. Politiques du visible » de ne pas être une exposition érudite pour spécialistes (qui de toutes façons connaissent bien ces questions), mais de ne pas proposer au large public qui se presse pour la visiter ce qui est indispensable à son éducation : non pas de belles images devant lesquelles on ne peut que s’extasier mais de lui montrer ce qu’un travail photographique intégré à une démarche plurisdisciplinaire, sociologique ou médiatique, peut accomplir dans notre compréhension du monde. Car c’est dans cette articulation, qui a conduit Lange de ses débuts à la FSA jusqu’à la fin de sa vie, que réside aujourd’hui l’une des plus grandes forces de la politique du visible, bien invisible ici.
Exposition « Dorothea Lange. Politiques du visible », Jeu de Paume, Paris, jusqu’au 27 janvier 2019