Théâtre

Thomas Bernhard à rebrousse-poil – sur Ils nous ont oubliés de Séverine Chavrier

Philosophe et écrivain

Deux ans après sa création à l’Odéon, Ils nous ont oubliés revient à la Colline. Séverine Chavrier met en scène La Plâtrière, troisième roman de Thomas Bernhard. Quatre heures durant (dont deux entractes), elle nous plonge dans l’univers emporté, paranoïaque et souvent drôle de l’écrivain autrichien avec une virtuosité rare. Un spectacle qui est paradoxalement d’autant plus fidèle au livre qu’il s’en échappe souvent. On en revient ébouriffé.

Tout commence par une effraction. Quatre personnages masqués, munis de pioches et de haches, à peine entrés sur scène, entreprennent de détruire le mur d’enceinte de la plâtrière, planches de bois fermant au regard ce qui deviendra la scène principale du spectacle, l’étage de Mme Konrad. Une fois à l’intérieur, ils découvrent son cadavre.

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Le fait-divers ouvre le roman de Thomas Bernhard dont Ils nous ont oubliés est tiré. Une femme retrouvée morte dans une ancienne plâtrière, deux balles de carabine dans le crâne. Les gendarmes retrouveront son mari caché dans la fosse à purin, à moitié mort de froid. Dans ses premières pages, le récit de Bernhard prend un air d’enquête. On fait des hypothèses sur le crime, on cherche des raisons, il est question du procès, de l’arme, une carabine Mannlicher qui appartenait à la victime, on apprend qu’elle était infirme et que la carabine était dissimulée derrière son fauteuil, que le mari possédait un arsenal et qu’il avait tiré sur un bûcheron quatre ans et demi plus tôt, etc. Puis le roman bifurque et commence à retracer les cinq années que le couple passa dans la Plâtrière (nom à la fois propre et commun), après que Konrad racheta les lieux à son neveu.

Dans le roman de Bernhard, la Plâtrière est intimement liée au projet de Konrad d’écrire un essai sur l’ouïe. Il s’est convaincu qu’il ne pourrait l’écrire que là, où il passa une partie de son enfance, là où il pourrait enfin accéder à l’isolement le plus complet. Il se barricade, fait planter des buissons pour faire disparaître la façade, refuse d’installer une ligne téléphonique. Le fait-divers, l’enquête et le procès sont des leurres. Dès le début, le dispositif énonciatif mis en place par Bernhard rend toute possibilité d’accéder à la vérité sur cette affaire hautement improbable. Le narrateur, dont on ne saura jamais rien, s’exprime au conditionnel ou relaie ce qu’on dit dans tel et tel village des environs. L’énonciation est tout de suite diffractée, un procédé q


[1] « Quand sous l’obscurité la corde se resserre : à propos de Thomas Bernhard », dans La Description du malheur : à propos de la littérature autrichienne, trad. de Patrick Charbonneau, Actes Sud, Arles, 2014.

[2] La Plâtrière, trad. de Louise Servicen, Gallimard, Paris, 1974, (1970), p. 74.

Bastien Gallet

Philosophe et écrivain

Notes

[1] « Quand sous l’obscurité la corde se resserre : à propos de Thomas Bernhard », dans La Description du malheur : à propos de la littérature autrichienne, trad. de Patrick Charbonneau, Actes Sud, Arles, 2014.

[2] La Plâtrière, trad. de Louise Servicen, Gallimard, Paris, 1974, (1970), p. 74.