Art

Une exposition dont vous êtes le-la héro-ïne

Journaliste et commissaire d'exposition

Invitées par le Centre culturel Suisse à Paris, les artistes Pauline Boudry et Renate Lorenz ont imaginé une exposition chorégraphiée pour laquelle elles animent, avec humour, des objets, au son d’une partition de la compositrice expérimentale Pauline Oliveros.

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Dans Stranger Things, la série nostalgique des années 80, conçue par les Frères Duffer, une mère, incarnée à l’écran par Winona Ryder, entre en contact avec son fils disparu par l’intermédiaire d’un flux électrique. Transformant son pavillon de banlieue en sapin de Noël, elle fait clignoter à plein régime guirlandes lumineuses, lustres et lampes de chevet pour communiquer avec le « monde à l’envers », l’upside down dans lequel est pris au piège son garçon de onze ans. Onze ans, c’est aussi l’âge et le surnom (Eleven) de l’héroïne au crâne rasé douée de pouvoirs télékinésiques de ce thriller teenage inspirée par E.T, Rencontre du Troisième Type ou les Goonies.

Si l’on vous parle aujourd’hui de cette série geek et parodiquement vintage, c’est qu’au-delà d’un certain cousinage esthétique pop punk, il est aussi question dans la dernière exposition de Pauline Boudry et Renate Lorenz, au Centre culturel Suisse à Paris, de déplacer des objets par la puissance de l’esprit.

D’abord, l’exposition toute entière semble régie par une logique extérieure. Prête à vous accueillir, vous, à l’heure dite – mieux, elle n’attendait que vous ! – autant qu’elle paraît réagir à des ordres venus d’ailleurs. Selon le moment auquel vous arriverez, vous tomberez ainsi nez à nez avec la retransmission à grande échelle d’une performance plus vraie que nature ; ou vous vous retrouverez quelques secondes dans le noir complet avant qu’une rangée de spotlights et un dancefloor lumineux installé au centre de la salle d’exposition ne commencent à s’émanciper et à produire leur propre chorégraphie.

D’emblée, le visiteur est prévenu par une pancarte à l’écriture inclusive située à l’entrée de cette exposition dont vous êtes le-s héros–ine–s : « cher-ère-s visiteur–euse–s, dès votre entrée dans l’exposition vous faites partie d’une partition (…) veuillez “envoyer” vos actions à l’un-e ou plusieurs des performeur-euse-s humain–e-s et non-humain-e-s autour de vous. » Ainsi averti, le doute ne vous lâche plus. Ce faisceau lumineux qui scanne la salle et pointe soudainement votre voisine de gauche, est-ce vous qui l’avez espéré ? Ce cube blanc qui apparaît à l’écran et traverse comme par magie la scène, est-ce vous qui l’avez projeté ? Cette jeune femme en combinaison rouge qui surfe à plat ventre, y-êtes vous pour quelque chose ? Le manifeste disposé à l’entrée prévenait pourtant avec prudence — et un certain humour — de toute erreur d’aiguillage : « quoi qu’il en soit les acteur-trice-s humain-e-s et non humain-e-s pourraient ne pas obéir, ne pas faire ce qu’on leur demande ou ils–elles pourraient le faire mais pas de la façon attendue. »

Cette partition aléatoire, on la doit, à l’origine, à Pauline Oliveros, pionnière de la musique minimaliste et électronique qui inventa la pratique du Deep Listening et dont le duo suisse rejoue ici, avec quelques adaptations, la Telepathic Improvisation (Improvisation télépathique), une pièce de 1974. Deux raisons justifient cet emprunt. Le désir, d’une part, pour ces deux artistes connues pour leurs recherches sur une histoire parallèle et minoritaire de réhabiliter une artiste femme (décédée en 2016) moins connue que ses pairs masculins, Philip Glass ou Steve Reich, avec qui elle cofonda pourtant le San Francisco Tape Music Center, phare de la musique électro américaine dans les années 60. Un intérêt, d’autre part, pour la façon qu’a Pauline Oliveros de « briser les limites entre les interprètes et le public en demandant aux auditeurs et auditrices de lancer des messages télépathiques aux musicien-e-s ». « Elle a écrit dans la partition que le public peut se trouver à des milliers de kilomètres ou à des années lumière » précisent, amusées, Pauline Boudry et Renate Lorenz

Dans l’un de leurs films précédents, To Valérie Solanas and Marilyn Monroe in Recognition of their Desperation, elles avaient déjà rendu hommage à Oliveros et à sa pièce éponyme qui consistait à demander à des musiciens de maintenir cinq tonalités sur un temps long afin d’atteindre une forme d’équité entre les instruments et leurs interprètes. Ici c’est donc un reenactment que propose le tandem suisse en convoquant pour la performance filmée retransmise toutes les vingt minutes, quatre performeur-euse-s queer ou transgenres, une série d’objets de scène, d’hologrammes SM (à l’image de cette paire de menottes qu’on a l’impression de voir flotter dans les airs), de canons à fumée et de spots lumineux qui semblent interagir avec les spectateurs.

À l’écran, on retrouve Ginger Brooks Takahashi et Werner Hirsch, deux complices de longue date. Mais aussi la performeuses Marwa Arsanios ou l’artiste MPA qui conclue la performance avec la lecture d’un texte d’Ulrike Meinhof écrit en 1968 (deux ans avant que cette dernière ne rejoigne la Fraction Armée Rouge) dans lequel elle différencie protestation et résistance : « La protestation, c’est quand je dis que ceci ou cela ne me convient pas. La résistance, c’est quand je fais en sorte que ce qui ne me convient pas ne se produise plus. »  Un texte toujours d’actualité, précisent Boudry et Lorenz qui reviennent d’une résidence aux États-Unis.

L’invitation faite à ces artistes à l’identité forte ne doit rien au hasard, elle est « une manière de défier notre pouvoir en mettant au premier plan le pouvoir individuel de chacun-e de de ces performeur-se-s à l’œuvre », confie le duo. Car ce qui intéresse Pauline Boudry et Renate Lorenz c’est bien encore et toujours cette opération de déhiérachisation, de décloisonnement de l’identité, du genre et même des espèces. Et ce jusqu’à la déconstruction, c’est le cas ici, de la catégorisation entre entités humaines et non humaines, objets animés ou inanimés.

Les autres, tous les autres

Disons-le, cette Improvisation télépathique proposée au Centre culturel Suisse a d’abord de quoi surprendre pour qui connaît un peu le travail mené par Boudry et Lorenz, depuis 2007, autour de personnages hors normes, tenus dans l’angle mort du récit officiel. Que vient alors faire cette histoire de télépathie, et d’empathie avec des objets, dans l’archéologie queer que le duo poursuit avec beaucoup de rigueur dans ses performances filmées ?

« Ce qui nous semble important c’est non seulement qu’un objet va peut-être bouger, mais aussi qu’il va peut-être nous faire bouger. Il est intéressant de concevoir le pouvoir non pas uniquement comme une faculté humaine mais comme quelque chose que les humains ont en commun avec les objets. Le respect vis-à-vis de l’altérité englobe le respect vis-à-vis du non-humain et suppose que l’on soit curieux de ce qui pourrait arriver dans les relations si les humains ne les maîtrisent pas, ne les catégorisent pas, ne les pré-conçoivent pas », justifient Boudry et Lorenz.

Ce faisant, le duo lorgne du côté d’un courant qui a fait son apparition il y a quelques années dans le champ de l’art et des cultural studies : le technoanimisme. Un oxymore qui allie deux notions à priori antinomiques ou du moins anachroniques : la technologie d’un côté, l’animisme de l’autre, une notion prémoderne qui « par-delà la nature et la culture » (pour reprendre les termes du livre éponyme de l’anthropologue Philippe Descola) croit à la puissance vitale des entités humaines et non humaines, végétaux et minéraux compris. Ce rapprochement est évidemment lié au développement de l’intelligence artificielle, l’homme n’étant plus le seul sujet pensant ou doué d’affects puisque les objets qui l’entourent participent eux aussi d’un environnement intelligent.

Dans le catalogue de l’exposition Co-Workers, le réseau comme artiste organisée à l’automne 2015 au Musée d’art moderne de la Ville de Paris avec le concours du collectif new-yorkais DIS Magazine sur des questions similaires, la commissaire de l’exposition faisait part de cette prédiction de l’économiste Jeremy Rifkin : « La réunion de l’Internet des communications avec l’Internet de l’énergie et l’Internet de la logistique en une infrastructure intelligente du XXIe siècle – l’«Internet des objets» [Internet of things, ou IoT, en anglais] – est en train de déclencher une troisième révolution industrielle […]. L’Internet des objets connectera tout et tout le monde au sein d’un réseau global intégré. Les hommes, les machines, les ressources naturelles, les chaînes de production, les réseaux de logistique, les modes de consommation, les flux de recyclage et, virtuellement, chaque autre aspect de la vie économique et sociale seront reliés à la plateforme IoT par des capteurs qui enverront en continu des mégadonnées à chaque nœud du réseau. »

Techno-animisme et haunting art

Dans le champ de l’art, l’artiste anglais Mark Leckey (lauréat du Turner Prize en 2008) a fait du techno-animisme l’un de ses terrains d’investigation favori. « On entend souvent que la technologie s’apparente à quelque chose de froid et distant, totalement déshumanisé. C’est le plus grand des mensonges. » À plusieurs reprises dans son travail, Leckey a tenté d’entrer en contact avec les objets, de les faire parler ou de ressentir une sorte d’empathie à leur égard. C’était le cas d’un imposant frigo Samsung noir, protagoniste de l’installation sonore GreenScreenRefregiratorAction (2010) dont les enceintes retransmettent le pathétique monologue intérieur. Dans l’entretien qu’il donna à la revue Mousse en 2013 avec trois autres artistes, Mark Leckey expliquait que l’idée de travailler sur le techno-animisme lui avait été inspirée par un essai du critique et essayiste californien Erik Davis. Dans Techgnosy, paru en 2015, ce cybergourou venu de la critique rock établissait un rapprochement inattendu entre le monde numérique et le monde spirituel, estimant que le langage ésotérique informait largement les outils et objets des technologies actuelles.

« Plus notre environnement est calculé, plus il nous ramène à notre passé primitif et nous replonge dans une vision animiste du monde où les rochers, les lions et les hommes étaient pareillement dotés d’une âme. Les objets deviennent ainsi plus réactifs, les choses autrefois considérées comme muettes aujourd’hui nous interpellent et cette interaction universelle — ce réseau — crée un paysage enchanté. La magie est littéralement dans l’air », résumait dans Mousse l’artiste anglais.

Ce faisant, on n’est pas loin de l’idée d’une « haunted technology », pour reprendre le néologisme derridien d’hantologie. Ni, plus en amont, du « parti pris des choses » tel que codifié par le poète Francis Ponge à qui Derrida consacra d’ailleurs une conférence (« signéponge » en 1975, à Cerisy, ainsi qu’un livre d’entretien, « Déplier Ponge »). Au frigo Samsung de Mark Leckey, répondent par exemple les magnifiques pages de Francis Ponge de Pièces sur la désuète lessiveuse « emplie d’un amas de tissus ignobles » et dont « l’émotion intérieure, la bouillante indignation qu’elle en ressent, canalisée vers la partie supérieure de son être retombe en plus sur cet amas de tissus ignoble qui lui soulève le cœur ».

Plus largement, il s’agit chez une nouvelle génération d’artistes sensibilisés aux affres de l’anthropocène et à la phase irréversible dans laquelle nous nous sommes précipités (écologiquement parlant) d’élargir le spectre du vivant aux objets connectés. Et de considérer que nous ne sommes plus les seuls êtres sensibles mais que les objets ou les machines participent ou participeront bientôt, elles aussi, à la construction d’un monde commun. Dans cette perspective transhumaniste, une forme de salut effrayante pour les uns, réjouissantes pour les autres, il faut entendre l’appel du philosophe et commissaire d’exposition Paul B. Preciado : « n’importe quelle machine que nous manipulons quotidiennement possède une capacité 10 000 fois supérieure à l’intelligence humaine individuelle : elle compile, gère et analyse les données. Nous avons séquencé notre propre ADN. Nous pouvons intervenir dans la structure génétique de l’être vivant (…) Nous avons laissé libre court aux machines, et pendant ce temps, nous voulons que les technologies de production, de subjectivité et de gouvernement demeurent inamovibles. La gravité du moment historique que nous vivons pourrait se comparer, sur le plan évolutif, à la période durant laquelle, étant encore seulement des animaux, nous inventions le langage comme technologie sociale. »

Comme Paul B. Preciado, dont elles suivent sans doute avec intérêt la récente mutation sexuelle et identitaire – que ce dernier analyse périodiquement dans les colonnes de Libération –, Pauline Boudry et Renate Lorenz nous interpellent dans cette exposition sur une nécessaire redéfinition des lignes de partage et la dissolution des formes de pouvoir jusque-là exclusivement assignées à l’espèce humaine et, au sein de celle-ci, le plus souvent, au genre dominant. Et c’est finalement avec un humour et un sens de la dérision très efficaces, autorisés par ce son et lumière aux ressorts magiques, où les accessoires de scène s’encanaillent et jouent les vedettes autant que les performeur-ses, qu’elles font bouger les lignes – et pas seulement les objets.

Improvisation télépathique, jusqu’au 25 mars au Centre culturel suisse de Paris

https://www.boudry-lorenz.de/


Claire Moulène

Journaliste et commissaire d'exposition, Responsable du développement culturel de la Fondation Pernod Ricard et rédactrice en chef de la revue « Initiales » (Ensba Lyon)