Littérature

Un label controversé : les écrivain.e.s transfuges

écrivain et chercheur

L’attribution du Prix Nobel à Annie Ernaux, figure emblématique des « transfuges de classe », a ravivé les débats sur la légitimité et l’impact de ces récits dans le panorama littéraire actuel. Cette distinction, saluée par certains comme une reconnaissance méritée pour sa contribution à la littérature et critiquée par d’autres pour son engagement politique, met en lumière la complexité et la diversité des parcours d’écrivains qui, à l’instar de la lauréate, naviguent entre mondes et classes sociales.

De Jules Michelet qui l’a thématisée très tôt à Jean Guéhenno, Paul Nizan, Louis Guilloux puis chez Annie Ernaux, l’exemple de Jean-Jacques Rousseau est sans doute la référence la plus constante des écrivains transfuges de classe.

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Depuis les années 1970, l’influence des travaux de Bourdieu dans les sciences humaines et au-delà est telle que les récits de transfuges sont désormais pour la plupart entés sur la sociologie critique (Annie Ernaux, Didier Eribon, Edouard Louis, Kaoutar Harchi). Dans ce courant, les récits de transfuges soulignent plus souvent leurs difficultés (malaise, honte, somatisation) que leurs avantages (économiques, sociaux, psychologiques). La focalisation sur l’inadaptation ou le malaise transfuge semble en effet dominer de Jules Vallès à Péguy, de Jean Genet à Violette Leduc, de Louis Calaferte à Annie Ernaux, d’Edouard Louis à Neige Sinno (Triste tigre, 2023). Citons encore, dans cette tonalité, les récits de Tiphaine Samoyault (Bête de cirque, 2013), Kaoutar Harchi (Comme nous existons, 2021) ou Thomas Flahault (Les Nuits d’été, 2022). Tout se passe comme si les conquêtes et la fierté transfuge (diplômes, emplois, argent, relations) demeuraient au second plan, sans doute à cause de leur porte-à-faux vis-à-vis des thèses de la « reproduction » sociale[1].

Pourtant, d’Albert Camus à Marie-Hélène Lafon, de Gérald Bronner à Lori Saint-Martin (« J’ai réussi mon évasion »), de tels récits existent. Avec la notion de « transclasse », Chantal Jaquet (2014) insiste d’ailleurs sur ces possibles : discutant Bourdieu, elle insiste sur les interstices de liberté qui fissurent le déterminisme et sur l’existence de cas exceptionnels malgré la thèse de la reproduction : « Pour pouvoir être lui-même à travers l’autre, le transclasse n’a d’autre alternative que de transformer ce qui l’écrase en levier, de prendre appui sur les tensions en rongeant le frein de la culpabilité pour qu’il devienne moteur[2]. »

Si un transclasse est bien un « immigré de l


[1] Peut-être faut-il y voir aussi un écho de l’histoire du mot « transfuge » dont la première acception, issue du lexique militaire, désigne un déserteur ou un traître.

[2] Chantal Jaquet, Les transclasses ou la non-reproduction, PUF, 2014, p. 206.

[3] Annie Ernaux & Frédéric-Yves Jeannet, L’Ecriture comme un couteau, Stock, 2005, p. 29.

[4] Annie Ernaux, Les Armoires vides, Gallimard, Folio, 2006, pp. 94, 100, 119, 161.

[5] Pour rappel, le PCF a attaqué le premier roman d’Ernaux : le 11 avril 1974, André Stil, rédacteur en chef de L’Humanité, voyait dans Les Armoires vides un « nouveau populisme » fait de mépris de classe et de reniement du milieu d’origine : Annie Ernaux, « jeune auteur aigrie », use de la « caricature naturaliste » pour renier avec ce roman « sordide » ses origines populaires. Regrettant ce « saccage » et ce « lamentable gâchis », André Stil conclut : « Les éditeurs, même distingués, ne crachent pas, croyant se mettre au goût de 1968, sur un “nouveau” populisme, qui crache parfois, lui, sur de pauvres gens, dont il se résigne à faire des héros de roman », cité par I. Charpentier, « Anamorphose des réceptions critiques d’Annie Ernaux », in Fabrice Thumerel (dir.), Annie Ernaux, une œuvre de l’entre-deux, Artois Presses Université, 2004, pp. 225-242.

[6] Guillaume Erner, « Les transfuges de classe et les “Nepo Babies” », France-Culture, «L’humeur du matin», 23 mai 2023. Merci à Karine Abiven pour cette référence.

[8] Charles Péguy, Œuvres complètes en prose I, Gallimard, Pléiade, 1987, p. 270.

[9] Propos tenus en public au Leukerbad Literatur Festival, Suisse, 24 juin 2023.

[10] Marie-Hélène Lafon dans 24 Heures, Lausanne, 16 mars 2023.

[11] Jérôme Meizoz, « Lettrés contrariés et batailles de voix après Jules Vallès : Calet, Ernaux, Cherpillod, Louis », in Autour de Vallès, no. 44, 2014, pp. 235-254.

[12] François Bégaudeau, Boniments, éd. Amsterdam, 2023, pp. 67 et 69.

[13] Jérôme Meizoz, « Belle gueule d’Edouard ou dégoût de classe ? », in COnTE

Jérôme Meizoz

écrivain et chercheur, Professeur associé de littérature française à l’Université de Lausanne

Notes

[1] Peut-être faut-il y voir aussi un écho de l’histoire du mot « transfuge » dont la première acception, issue du lexique militaire, désigne un déserteur ou un traître.

[2] Chantal Jaquet, Les transclasses ou la non-reproduction, PUF, 2014, p. 206.

[3] Annie Ernaux & Frédéric-Yves Jeannet, L’Ecriture comme un couteau, Stock, 2005, p. 29.

[4] Annie Ernaux, Les Armoires vides, Gallimard, Folio, 2006, pp. 94, 100, 119, 161.

[5] Pour rappel, le PCF a attaqué le premier roman d’Ernaux : le 11 avril 1974, André Stil, rédacteur en chef de L’Humanité, voyait dans Les Armoires vides un « nouveau populisme » fait de mépris de classe et de reniement du milieu d’origine : Annie Ernaux, « jeune auteur aigrie », use de la « caricature naturaliste » pour renier avec ce roman « sordide » ses origines populaires. Regrettant ce « saccage » et ce « lamentable gâchis », André Stil conclut : « Les éditeurs, même distingués, ne crachent pas, croyant se mettre au goût de 1968, sur un “nouveau” populisme, qui crache parfois, lui, sur de pauvres gens, dont il se résigne à faire des héros de roman », cité par I. Charpentier, « Anamorphose des réceptions critiques d’Annie Ernaux », in Fabrice Thumerel (dir.), Annie Ernaux, une œuvre de l’entre-deux, Artois Presses Université, 2004, pp. 225-242.

[6] Guillaume Erner, « Les transfuges de classe et les “Nepo Babies” », France-Culture, «L’humeur du matin», 23 mai 2023. Merci à Karine Abiven pour cette référence.

[8] Charles Péguy, Œuvres complètes en prose I, Gallimard, Pléiade, 1987, p. 270.

[9] Propos tenus en public au Leukerbad Literatur Festival, Suisse, 24 juin 2023.

[10] Marie-Hélène Lafon dans 24 Heures, Lausanne, 16 mars 2023.

[11] Jérôme Meizoz, « Lettrés contrariés et batailles de voix après Jules Vallès : Calet, Ernaux, Cherpillod, Louis », in Autour de Vallès, no. 44, 2014, pp. 235-254.

[12] François Bégaudeau, Boniments, éd. Amsterdam, 2023, pp. 67 et 69.

[13] Jérôme Meizoz, « Belle gueule d’Edouard ou dégoût de classe ? », in COnTE