Écologie

Penser les limites pour éviter les catastrophes

Philosophe

Alors que la technique contribue à nous faire croire que notre puissance d’invention est capable de nous faire dépasser notre condition et aujourd’hui de régler la crise écologique – contribuant à la prolonger et à l’aggraver – il nous faut en urgence parvenir à retrouver le sens des limites.

Notre modernité est habitée par l’espérance d’un progrès continu de la vie humaine. Au regard de la situation écologique de nos sociétés, il convient de questionner les relations existant entre cette espérance et les changements brutaux en cours, dérèglement climatique, effondrement de la biodiversité. Toute volonté d’amélioration se heurte à des limites, dont il convient de savoir si elles sont naturelles ou non, si leur dépassement est souhaitable ou non. Les fantasmes dominent largement sur ce plan et il est difficile de renoncer aux espérances qui nous ont si longtemps accompagnés. Le transhumanisme nous fait-il entrevoir une autre condition désirable ou est-il l’ultime rejeton du totalitarisme ? Faut-il apprendre à accepter les limites ou l’humanité doit-elle viser plus haut ?

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Nous sommes face à une situation désormais catastrophique sur le plan écologique. Plus rien ne permet de l’atténuer, encore moins de la nier. Le réchauffement climatique produit d’ores et déjà ses effets. Ce qui paraissait, il y a encore seulement quelques années, des prévisions extrémistes ou fantaisistes, est aujourd’hui confirmé, non seulement par l’actualité, mais par toutes les études scientifiques. Le 6e rapport du GIEC publié en 2022 confirme toutes les tendances antérieures. Le climat se réchauffe et les mesures prises ne sont pas à la hauteur de l’enjeu. Les événements exceptionnels sont déjà sous nos yeux, tout au long de l’année.

Nos modes de production et de consommation ne sont pas en adéquation avec cette réalité. Le bilan n’est pas particulièrement difficile à faire. Nous savons que nous produisons et consommons d’une manière qui n’est pas écologique, puisqu’il est difficile de se passer de certaines ressources que nous utilisons en masse aujourd’hui alors qu’elles manqueront à l’avenir, et parce que leur extraction et leur utilisation produisent le réchauffement du climat.

Aucun changement en profondeur n’est pourtant à l’ordre du jour. Pas simplement parce que nous n’y serions pas disposés ni préparés, mais aussi et surtout parce que l’ensemble de nos organisations industrielles et économiques sont fondées sur un productivisme maximal et donc l’extractivisme, c’est-à-dire l’exploitation massive de ressources dans des conditions destructrices des écosystèmes et qui les rendent peu ou pas renouvelables. Chaque tension sur les marchés de matières premières et de l’énergie provoque des transformations dans l’économie mondiale qui affectent le travail et la richesse, l’accroissement des difficultés pour la population, dont la satisfaction des besoins dépend au quotidien de ces organisations.

La décroissance semble cependant difficile à envisager dans l’immédiat, parce qu’elle s’apparente, dans une société de croissance, à la récession et donc au chômage et la misère.

Pourtant, nous ne pouvons pas faire l’économie d’une réflexion sur les limites.

C’est parce que nous ignorons et franchissons sans cesse certaines limites, lesquelles ne sont pas contingentes, autrement dit ne sont pas destinées à être dépassées, que nous sommes confrontés à des situations catastrophiques. Retrouver le sens des limites est en effet nécessaire et au cœur de l’écologie.

Les limites portent évidemment sur les ressources mais pas seulement. Nous nous proposons dans la suite d’interroger l’idée de limites et de montrer qu’il ne faut pas les entendre forcément comme quelque chose de négatif.

Conditions et limites

L’écologie dans son sens scientifique, c’est l’étude des relations entre les êtres vivants et leurs milieux de vie. C’est dans ce sens que nous entendons ici l’écologie : la connaissance et la reconnaissance de ce que notre existence doit aux milieux dans lesquels nous évoluons. De ce qui rattache notre existence à des conditions que nous ignorons souvent, ignorance qui est une des sources de la crise écologique que nous vivons. En effet, parce que nous ignorons certaines des conditions qui ont permis l’existence de l’humanité et qui lui permettent toujours de vivre, nous pensons que la condition humaine est sans conditions et qu’aucune limite ne s’impose donc à nous, ou du moins aucune limite infranchissable. Nous prêtons ainsi à la technique moderne le pouvoir démiurgique de refaire l’homme et de le libérer des insuffisances de sa condition.

Les conditions dont nous parlons sont d’abord celles, biochimiques, qui permettent la vie. Nous respirons et dépendons intégralement de l’air qui se trouve sur terre pour survivre. Elles sont physiques, comme la gravité, qui nous permet de nous tenir debout et de nous déplacer.

On sait aussi que la température moyenne de la terre est d’environ 14 °C. Avec cette température, l’eau est figée en glace aux pôles et le niveau des mers est celui que l’on connaît, qui a défini l’occupation des terres par les êtres humains. Changer cette température moyenne de quelques degrés seulement et c’est l’ensemble du visage de la terre qui en sera changé. Le niveau des mers s’élèvera, réduisant d’autant les occupations humaines, l’eau douce fournie par la fonte des glaciers alimentant les fleuves diminuera, provoquant des pénuries d’eau potable, de graves problèmes agricoles. L’existence humaine, le développement de l’espèce n’ont été possibles que grâce à ces conditions et non seulement grâce au génie humain, ce qu’on postule pourtant souvent, dans l’illusion d’être notre propre origine.

Or, ces conditions sont aussi des limites, parce qu’elles ne peuvent plus exister une fois certains seuils franchis. Ainsi, on s’interroge maintenant sur la possibilité pour l’humanité de survivre ou du moins de vivre bien une fois certaines limites climatiques franchies.

Mais les conditions dont nous parlons sont aussi sociales, psychologiques et morales.

La disparition de la majeure partie des liens qui unissaient jadis les hommes et la nature (notamment sur le plan agricole) nous a conduits à l’illusion que nous ne dépendions pas de cette dernière.

La virtualisation de la vie, sur des écrans de télévision, puis d’ordinateur et de smartphone, fabrique une indifférence à l’égard du monde et des autres, parce qu’elle nous prive de tout contact direct et de l’usage de notre sensibilité.

L’idéologie libérale dominante nous soumet à l’illusion que la liberté de l’individu est plus fondamentale que son appartenance à une société, nous suggère que notre existence dépend exclusivement de notre volonté et qu’elle est potentiellement sans limites.

La grande vitesse de nos sociétés nous soumet au manque de temps permanent, au lieu de nous donner simplement du temps libéré des contraintes. La vitesse, à partir d’un certain point, est-elle compatible avec une vie humaine de qualité ? Dans l’immédiateté, il n’y a pas de place pour les projets, pour l’action, nous sommes « le nez dans le guidon », nous ne faisons que « réagir ». 

Au-delà des limites, le fantasme

Notre époque est habitée par des fantasmes de dépassement de toutes les limites. La technique contribue à nous faire croire que notre puissance d’invention est capable de nous faire dépasser notre condition et aujourd’hui de régler la crise écologique, contribuant à la prolonger et à l’aggraver. La notion de fantasme paraît éclairante. Les fantasmes sont des projections mentales qui permettent d’obtenir une satisfaction imaginaire. Claude Lefort avait expliqué les régimes totalitaires à partir du « fantasme de l’Un », c’est-à-dire du fantasme de l’unité totale de la société autour du pouvoir.

Dans les régimes totalitaires comme dans nos sociétés, des fantasmes dominent et des tentatives sont faites pour les précipiter dans la réalité. Ils sont porteurs de destruction, parce qu’ils ne sont pas en phase avec ce qui fait l’humanité, la diversité dans le cas des totalitarismes, les limites naturelles de l’humanité dans le cas de nos sociétés de croissance. Ces fantasmes opposent à ces limites la puissance d’une volonté de domination sur les hommes, sur la nature ou sur la vie.

Nous vivons d’une manière largement déréalisée, c’est-à-dire en ayant mis la réalité à distance. Cela répond à un fantasme, celui d’être libéré d’une réalité trop pesante, trop insatisfaisante, trop… réelle. Par exemple, quand nous consommons, nous avons un rapport dématérialisé aux objets que nous achetons, utilisons, jetons. Sous l’effet de la vitesse, nos sens s’émoussent. Le tout artificiel nous a fait perdre les relations ancestrales de l’humanité avec la nature, par exemple avec la nuit. Tout doit être disponible, immédiat, sans contraintes, sans limites.

Geneviève Azam montre que la tentation actuelle la plus forte est de parvenir à créer un monde cyborg, c’est-à-dire une fusion de la nature et de la technique, afin de nous faire dépasser les limites que nous expérimentons depuis notre naissance. La fragilité humaine est toujours pensée comme négative.

Le grand changement surgit lorsque la second nature prétend corriger la première en vue de s’y substituer, d’interférer dans l’écriture naturelle, au point d’imaginer une nouvelle Genèse dans laquelle les humains seraient leurs propres créateurs[1].

Le rejet de la notion de nature conduit à l’artificialisation totale et l’impossibilité de convoquer l’idée de limites. Les besoins sont alors sans bornes et nous n’avons plus les moyens d’opposer quoi que ce soit à l’inventivité inouïe de l’industrie. Nous en sommes là. Chaque fois qu’on mène une critique des besoins et des productions, on nous objecte : « au nom de quoi ? De quel principe arbitraire, de quelle valeur morale ? ». Seul le marché doit décider, pareil à l’ordalie, duel judiciaire du Moyen Âge, qui servait à dire le jugement de Dieu. Dépasser les limites, vouloir tout artificialiser, jusqu’à la condition humaine, fantasmer sur une nouvelle humanité, telles sont les impasses dans lesquelles nous sommes aujourd’hui engagés.

Il convient de laisser place à des alternatives réelles, autrement dit à la possibilité de choisir, non pas seulement de manière individuelle, mais collective. Le point de départ de tout changement ne doit-il pas être les besoins humains ? N’est-ce pas aux besoins humains qu’il faut répondre en priorité, les besoins n’ayant pas comme sens seulement la survie, mais l’ensemble de ce qui nous rend humains ? Il ne convient pas d’ignorer et de gommer la dimension naturelle de l’homme. Mais il ne convient pas non plus d’ignorer que l’être humain se façonne lui-même et qu’il est donc capable d’inventer de nouveaux besoins qui ne l’éloignent pas pour autant de lui-même. C’est ce que montre Maurice Merleau-Ponty.

Il est impossible de superposer chez l’homme une première couche de comportements que l’on appellerait « naturels » et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire, en ce qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l’être simplement biologique – et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d’échappement et par un génie de l’équivoque qui pourraient servir à définir l’homme[2].

Il n’y a pas de pure nature humaine pas plus que l’homme n’est capable d’être totalement artificiel, ce qui supposerait qu’il se crée lui-même, on comprend donc que tout vient en lui de la nature, mais que tout prend forme en lui grâce à la culture, donc à l’histoire et à la décision (collective plus que simplement individuelle). C’est pourquoi, il ne pourra y avoir de solutions en dehors de la démocratie, une démocratie refondée sur la délibération collective, une démocratie intégrée à tous les choix importants d’une société, notamment sur le plan technique.

Un totalitarisme contemporain ?

Les analyses du totalitarisme menées par Hannah Arendt, aussi liées aux régimes criminels du XXe siècle soient-elles, peuvent nous éclairer sur les crises que nous traversons et sur les solutions que nous pouvons leur apporter.

En effet, le ressentiment contre la condition politique moderne, à savoir la pluralité d’êtres différents dont parle Arendt, est au cœur de l’organisation totalitaire des sociétés. Inversement, la démocratie moderne trouve au contraire son fondement dans l’acceptation de la diversité de l’humanité, des avis, des valeurs.

De même, les crises écologiques provoquées par l’extraction de masse de matières et de ressources énergétiques des sous-sols s’inscrivent dans des dispositifs techniques qui exigent d’être constamment alimentés, ce qui s’explique à la fois par des raisons proprement techniques (héritage des révolutions industrielles et du progrès dans lequel la technique est lancée depuis), économiques dans le cadre capitaliste, mais aussi psychosociologiques, dans la volonté, largement fantasmatique, de dépasser la pénurie, d’aller plus vite et plus loin, de vivre plus, de ne pas être condamné aux limites de la condition humaine.

Le transhumanisme est la pointe avancée d’un fantasme qui s’est peu à peu inscrit dans nos psychismes, il est un héritage du totalitarisme, qui déjà rêvait de former un homme nouveau, mais il donne au rêve une forme prioritairement technique, la question politique étant seconde voire secondaire, ce qui ne le rend pas moins inquiétant pour autant. Le totalitarisme nous a appris qu’entre l’humain et le post-humain, se trouvait l’inhumain.

L’avènement de l’humanité écologique ?

L’humanité écologique est autant derrière nous que devant nous. Mais, contrairement au passé, il faut maintenant la faire advenir en toute conscience et par choix. Ce n’est pas simple et on imagine plus facilement notre espèce continuer comme aujourd’hui dans l’ignorance des conditions que nous avons indiquées. Pourtant, la prise de conscience est maintenant une réalité. Ce qui nous bloque, c’est l’éternelle recherche de l’intérêt particulier, c’est l’illusion et même le désir de l’illusion, le déni, le fait de ne pas vouloir avoir affaire à la réalité.

Plutôt que de toujours présenter l’écologie comme un renoncement, une perte, une austérité, il convient de montrer qu’elle ouvre les portes d’un monde nouveau, plus humain, solidaire, sensé, sûr, qu’on a donc tout à gagner à l’écologie, que les utopies sont réalistes, c’est-à-dire que nous en avons les moyens et qu’il ne manque que le désir. Les utopies écologiques ne sont pas impossibles et ne sont pas des renoncements à la science ni même au progrès, elles ne nous condamnent pas à nous « éclairer à la bougie ». Mais elles sont fondées sur le refus d’assimiler des technologies destructrices à la rationalité.

Bruno Latour écrit ainsi : « Une des étrangetés de l’époque moderne, c’est d’avoir une définition si peu matérielle, si peu terrestre de la matière. Elle se vante d’un réalisme qu’elle n’a jamais su mettre en œuvre. Comment appeler matérialistes des gens capables de glisser par inadvertance dans une planète à + 3,5 °C ou qui infligent à leurs concitoyens d’être des agents de la sixième extinction, sans même qu’on s’en aperçoive ? »[3]

C’est sur le désir qu’il faut travailler, montrer qu’un monde préservé est plus désirable qu’un monde détruit, que la qualité est plus désirable que la quantité, que le partage est plus désirable que la guerre, la beauté plus désirable que la laideur.

Quels obstacles ?

Günther Anders nous permet de comprendre quel est l’obstacle majeur au changement. La cause première de l’absence de résistance aux catastrophes réside dans ce qu’il appelle le « décalage prométhéen ». C’est le fait que nos facultés (l’action, la pensée, l’imagination, les sentiments, la responsabilité) ne réussissent pas à s’accorder, chacune ayant un parcours qui lui est propre : les hommes ne sont plus capables de penser ce qu’ils font, de comprendre le sens de ce qu’ils connaissent, de sentir ou d’imaginer ce qu’ils produisent. La défaillance de l’imagination fait que « nous ne sommes pas à la hauteur du « Prométhée qui est en nous »[4]. Ainsi : « Il est indiscutable que nous « savons » quelles conséquences entraînerait une guerre atomique. Mais justement, nous le « savons » seulement. Ce « seulement » veut dire que ce « savoir » qui est le nôtre est en fait très proche de l’ignorance. Il en est bien plus proche que de la compréhension »[5].

Les humains sont soumis à des processus qui les englobent et deviennent leur seul horizon de pensée. Cela leur confère une stabilité mentale, puisqu’ils sont ainsi libérés du poids que constitue la liberté consciente d’elle-même. Mais ils agissent ainsi souvent, dans le cadre de leurs professions, de leurs loisirs, de leur consommation, par-delà bien et mal, hors toute considération des éventuelles implications morales de ce qu’ils font, sur les autres hommes, sur la nature ou sur l’avenir.

C’est le fait que les capacités « données » par la technique ne soient plus équilibrées par les autres facultés de l’humanité qui créé le décalage prométhéen. Les hommes sont comme divisés d’avec eux-mêmes, tandis qu’ils ont accédé à une puissance sans précédent. C’est ce qui provoque l’effacement de la responsabilité : qu’une arme thermonucléaire puisse tuer plusieurs millions de personnes ne doit pas troubler le processus de sa conception et de sa fabrication ; qu’un convoi ferroviaire transporte des milliers d’êtres humains comme des déchets à éliminer ne doit pas empêcher le travail de la secrétaire qui y contribue.

Les crises climatique et écologique nous inquiètent, mais nous sommes actuellement incapables de rompre dans nos têtes et dans nos actes avec le gaspillage, le « toujours plus », les émissions massives de gaz à effet de serre. Cette incapacité est due au fait qu’ils sont tellement banals et confortables qu’ils écrasent nos capacités mentales et morales de représentation. On a pensé que produire des emballages jetables était un progrès pour l’hygiène et un symbole d’abondance. On a pensé que l’appropriation de la Terre permettrait le dépassement de la pénurie, donc la profusion et, avec elle, la fin des inégalités.

Ces croyances ont miné notre capacité à sentir et à nous représenter la réalité. La misère totale des pays peu industrialisés comme la misère galopante à l’intérieur des pays développés, la vie à crédit au détriment des générations futures, la destruction des conditions de la vie ou d’une vie décente sont sous nos yeux, présentées par la science, les médias, ou même au coin de la rue, mais nous ne les remarquons pas, parce qu’elles entrent en contradiction avec les principes qui organisent nos sociétés : elles récusent l’idée de progrès scientifique, économique ou politique dont se parent les destructions à l’œuvre.

Quelles solutions ?

La responsabilité, la sensibilité, la nature doivent être remises au centre. Le consumérisme, la vitesse, l’artificialisation de tout nous font en effet entrer dans des logiques incontrôlables, où on a l’impression de ne pas décider de notre existence. Il convient de retrouver le contact avec la matière, avec le temps, avec la nature. La condition est mentale avant d’être scientifique, technique et même politique.

L’usage de nos sens s’est par exemple émoussé, sous l’influence des techniques et modes de consommation qui sont les nôtres.

Les outils numériques représentent ainsi le comble d’un processus de dissimulation progressive des traces du langage communicatif. Les smartphones en sont bel et bien l’acmé, puisque cette dissimulation atteint un degré inédit d’efficacité dans la dématérialisation de notre existence sociale. Ils en font un état quasi permanent et possèdent une puissance telle qu’elle est capable de réduire l’expérience à ses seules dimensions visuelles et auditives[6].

Et ces dernières, en écartant les autres sens, ne suffisent pas à vraiment nous rapporter à la réalité, laquelle se donne à nous à travers le toucher autant que l’odorat. Vue et ouïe sont en effet les sens les plus susceptibles d’être sollicités de manière virtuelle. Nos sens sont essentiels pour mesurer la destruction de la nature, parce que quand on sert de ses sens de manière réduite, dans des milieux lisses et qui ne nous apprennent pas la matérialité des choses, leurs aspérités, leur résistance, leur odeur, c’est l’usage du monde qu’on tend à perdre. La réalité nous apparaît alors à travers le prisme virtuel des écrans et des réseaux et elle est largement tronquée.

La dématérialisation n’est qu’un fantasme, la réalité est matérielle et nous nous sommes engagés dans un processus de crise dès lors que nous avons commencé à nous éloigner de la matière au profit du virtuel. C’est pourquoi, c’est par la « rematérialisation », le fait de ne pas ignorer la matière, dont nous dépendons intégralement, que reprendre contact avec la nature et avec nous-mêmes est possible.

Il ne s’agit pas de fantasmer une vie sans virtuel et sans technique, mais de penser que la radicalité du projet technique de virtualisation et de libération à l’égard de la matière nous mène dans l’impasse. Les évolutions actuelles dans le domaine de l’intelligence artificielle ont de quoi nous inquiéter, parce que le monde réel semble pouvoir aujourd’hui être doublé par un monde virtuel, impressionnant par sa perfection technique. Le futur monde de Chat GPT et de Midjourney.

Hannah Arendt exprime clairement l’enracinement profond du fantasme totalitaire dans le psychisme moderne et indique également une orientation majeure pour sortir des crises qui en découlent :

« Le premier résultat désastreux de l’accès de l’homme à la maturité est que l’homme moderne a fini par en vouloir à tout ce qui lui est donné, même sa propre existence – à en vouloir au fait même qu’il n’est pas son propre créateur ni celui de l’univers. Dans ce ressentiment fondamental, il refuse de percevoir rime ou raison dans le monde donné. Toutes les lois simplement données à lui suscitant son ressentiment, il proclame ouvertement que tout est permis et croit secrètement que tout est possible. […] L’alternative à un tel ressentiment, base psychologique du nihilisme contemporain, serait une gratitude fondamentale pour les quelques choses élémentaires qui nous sont véritablement et invariablement données, comme la vie elle-même, l’existence de l’homme et le monde »[7].

La condition humaine n’est pas entachée de défauts impardonnables, qui rendraient la vie non désirable. La mort, la faiblesse, l’ignorance, la violence, bien ancrées dans nos existences, ne suffisent pourtant pas à lui retirer toute valeur. Il convient de cesser de fantasmer le dépassement de l’humain et de ses insuffisances et d’apprendre à aimer ces dernières, sans renoncer à les atténuer.


[1] Geneviève Azam, Osons rester humain, Les impasses de la toute-puissance, Éditions Les liens qui libèrent, 2015, p. 36.

[2] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, coll. « Tel », 1996, p. 220.

[3] Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique ?, La Découverte, 2017, p. 83.

[4] Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, 1956, trad. Christophe David, Éditions de l’encyclopédie des nuisances – Éditions Ivréa, 2002, p. 301.

[5] Idem.

[6] Stefano Boni, Homo confort, Le prix à payer d’une vie sans efforts ni contraintes, L’échappée, 2022, p. 74-75.

[7] Hannah Arendt, « En guise de conclusion », (ch. 13 de Le système totalitaire), in Les origines du totalitarisme Eichmann à Jérusalem, édition de Pierre Bouretz, Gallimard « Quarto », 2002, p. 872.

Florent Bussy

Philosophe, Professeur agrégé et docteur en philosophie

Notes

[1] Geneviève Azam, Osons rester humain, Les impasses de la toute-puissance, Éditions Les liens qui libèrent, 2015, p. 36.

[2] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, coll. « Tel », 1996, p. 220.

[3] Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique ?, La Découverte, 2017, p. 83.

[4] Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, 1956, trad. Christophe David, Éditions de l’encyclopédie des nuisances – Éditions Ivréa, 2002, p. 301.

[5] Idem.

[6] Stefano Boni, Homo confort, Le prix à payer d’une vie sans efforts ni contraintes, L’échappée, 2022, p. 74-75.

[7] Hannah Arendt, « En guise de conclusion », (ch. 13 de Le système totalitaire), in Les origines du totalitarisme Eichmann à Jérusalem, édition de Pierre Bouretz, Gallimard « Quarto », 2002, p. 872.