Cinéma

Jeux d’artifices – sur La Mère de tous les mensonges d’Asmae El Moudir

Critique

Dans La Mère de tous les mensonges, un premier long métrage documentaire qui a connu tous les honneurs depuis sa première à Cannes, la cinéaste Asmae El Moudir questionne l’écoute et la trace du souvenir, recherche les mots, tus depuis des décennies, des massacres ordonnés par le roi du Maroc au cours de manifestations qui se sont élevées le 20 juin 1981 à Casablanca.

Pour vérifier si le nouvel appareil auditif de sa grand-mère fonctionne, la cinéaste Asmae El Moudir lui chuchote à l’oreille une phrase à dessein provocatrice : « Pourquoi n’aimes-tu pas les photos, grand-mère ? ». L’aïeule a en effet depuis toujours interdit les images dans la maison qu’elle régente tel un monarque.

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À l’exception de celle du véritable roi du Maroc, Hassan II, dont un portrait est accroché au mur. Cette scène du quotidien qui ouvre La Mère de tous les mensonges révèle les différentes strates de son projet.

Il s’agira de questionner l’écoute et la trace du souvenir dans ce premier long métrage documentaire qui a connu tous les honneurs depuis sa première à Cannes. Récompensé en mai par le Prix de la Mise en Scène d’Un Certain Regard et par l’Œil d’or, il a également reçu l’Étalon d’or au Festival International du Film de Marrakech en décembre 2023, et a représenté le Maroc dans la course aux Oscars. Pour recueillir la parole, sa méthode consistera à opposer aux cris et au regard menaçant de la vieille femme le murmure de la jeune cinéaste.

Plus tard, quand celle-ci montre à sa famille et ses voisins des photos d’enfants, tous peineront à la reconnaître, se plaindront de mal distinguer ce qui se cache au fond de l’image. Chacun percevra à sa façon les signes du passé. Les mots que la cinéaste recherche, ce sont ceux, tus depuis des décennies, des massacres ordonnés par le roi au cours de manifestations qui se sont élevées le 20 juin 1981 à Casablanca pour protester contre l’augmentation du prix de la farine. La répression violente de cette révolte du pain a causé d’incalculables morts, dont les corps ont immédiatement été confisqués par l’armée puis jetés dans les heures suivantes dans des fosses communes.

De la brutalité de cette journée funeste, le film n’a qu’une unique image à nous dévoiler : une photo en noir et blanc d’une rue jonchée de quelques corps inertes devant des habitants statiques, comme incrédules. Puisque la mémoire immédiate a été confisquée, puisque l’histoire marocaine peine à la reconstruire, le film se donne pour mission de passer par le reenactment pour en fabriquer des images, un discours, des traces, des témoins. Abdallah, un voisin du quartier de Casablanca où a vécu la famille d’Asmae El Moudir, revit dans sa chair ce qui lui est arrivé ce jour-là : l’arrestation arbitraire, chez lui, le lendemain des manifestations puis les treize années passées en prison sans chef d’accusation.

Il raconte dans un sanglot que dans la promiscuité et le manque d’air d’une cellule surpeuplée jusqu’à l’absurde, les militaires se sont saisis des corps de ceux qui avaient succombé pour les sortir de la prison mais « pas comme on transporte des humains, comme on traine le mouton avant de le manger ». La Mère de tous les mensonges prend alors la forme d’un tombeau pour ces morts sans sépultures qui hantent les rues du quartier depuis quatre décennies. Tombeau intime, préservé, loin du cimetière officiel créé des années après le massacre à la place du terrain de foot du quartier.

La cinéaste révèle qu’elle n’a eu connaissance de ces événements survenus avant sa naissance que lorsqu’elle avait vingt-cinq ans, elle qui est née en 1990. Pourtant, Fatima, la jeune sœur de sa voisine, a été exécutée ce jour-là. Dans une chronologie mélangée entre présent et souvenirs enfouis, la confession poignante d’Abdallah survient au cœur du récit constitué comme un portrait de groupe sous forme de puzzle éparpillé.

Des murs sans oreilles

L’absence d’image est donc autant imposée par la grand-mère dans sa maison que par le gouvernement marocain hors de ces murs. Il incombe à la réalisatrice d’imaginer d’autres représentations pour cheminer jusqu’au retour de la mémoire. Ainsi, elle convoque un artiste qui dessine au marqueur sur une vitre le portrait de la vieille femme. Cette dernière est outrée par les traits qui caricaturent son menton proéminent et son nez. D’un brusque coup de canne, elle fait voler en éclats cette représentation qui se répand au sol en mille morceaux de verre.

On pourrait résumer ainsi le geste d’Asmae El Moudir avec son film : se pencher et ramasser un à un les débris de souvenir afin de reformer l’image manquante. Les éléments s’assemblent, mais épars, désordonnés. La vérité, le discours se forment, mais par bribes. Comme ces matchs de foot qui apparaissent tantôt dans les récits du père, joueur obsessionnel qui caressa longtemps le rêve d’une carrière professionnelle, dans le commentaire radio, dans les images à la télé ou dans la reconstitution en maquette du terrain de quartier. La forme erratique du récit choral traduit, jusqu’à nous perdre parfois, la réalité de cette famille, mais aussi de son pays le Maroc : diffractée, difficile à appréhender, cachée derrière des faux-semblants.

Avec son père Mohamed, ancien maçon et carreleur qui a construit bon nombre des maisons de Casablanca, Asmae El Mounir conçoit une maquette qui reproduit le quartier dans lequel elle a grandi et que ses parents venaient de quitter lorsqu’elle a commencé à écrire ce premier long métrage qui a mis dix années à éclore. Le maçon façonne aussi des marionnettes qui représentent les protagonistes que sa femme, Ouardia, habillera de costumes cousus par ses soins.

Les récits ressemblent-ils à la réalité ? Assurément non pour la grand-mère qui trouvera à redire en découvrant son avatar d’argile et de chiffon. Elle lui reproche son profil horriblement déformé. Comme une ogresse, elle tourne armée de sa canne autour de ses enfants devenus vieux ainsi que des anciens voisins, pour les décourager de parler. Son déni de la réalité va jusqu’à se porter entre autres choses sur l’activité de sa petite-fille, qu’elle qualifie de journaliste, jugeant que la profession de cinéaste est entachée d’une mauvaise réputation.

Que craint la vieille femme, à entendre raconter les événements du passé ? On ne le saura pas vraiment. Mais son attitude, le montage et la voix off murmurée par la réalisatrice qui l’associent à la figure du roi, à celle du pouvoir, de l’État, en font l’emblème des embarrassants secrets de l’autorité.

Pour la petite-fille, les récits même parcellaires ou erronés, valent mieux que le silence. Il aura donc fallu faire taire l’aïeule pour que la confession d’Abdallah advienne. Il aura fallu que Mohamed ait bâti « un endroit pour ceux qui ont peur de parler ». Il aura fallu qu’Asmae ne laisse personne d’autre qu’elle-même régner sur son film. Les relations hiérarchiques y sont renversées : l’armée ne peut y accéder et la tyrannie de la grand-mère ne s’y applique pas. Ces murs sont sans oreilles, contrairement aux habitudes d’espionnage entre voisins prises pendant les années de plomb.

Coutures apparentes

Le dispositif choisi rappelle celui créé par Rithy Panh dans son film L’Image manquante (2013). Face à l’absence de trace de la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges en 1979, le cinéaste cambodgien avait fait fabriquer maquettes et figurines pour raconter les rafles dans la capitale et la vie dans les camps.

Mais La Mère de tous les mensonges ne se contente pas de produire du reenactment des faits traumatiques à partir du lieu matériel et symbolique à la fois qu’est le décor miniature. On pense aussi aux dispositifs participatifs et méta imaginés par Agnès Varda dans ses documentaires, influence revendiquée de la cinéaste marocaine, ou à la façon dont Joanna Hogg transformait dans The Souvenir Part II (2021) le traumatisme d’un deuil de jeunesse en fiction aux coutures apparentes. La protagoniste, double de la cinéaste, échouait à comprendre qui était vraiment son premier amour, mais réussissait à faire de cette aporie de l’identité un film. On quittait cette fiction autobiographique par le bord-cadre de la fabrication de ce film dans le film, par le studio dont Hogg dévoilait autant la scène et ses acteurs que les fausses cloisons du décor.

C’est ce même jeu avec l’artifice que produit La Mère de tous les mensonges qui reconstitue dans ses premières scènes une fête. Il s’agit de Laylat al-Qadr, au cours de laquelle les enfants arborent les tenues d’apparat traditionnellement réservées aux adultes. Des images filmées au présent se mêlent à la reconstitution d’un souvenir d’enfance.

À douze ans, la cinéaste a profité de cette nuit de célébration populaire pour se faufiler hors de la maison. Habillée dans une robe de sa sœur, elle a rejoint le studio d’un photographe et posé en tenue de fête devant le décor hawaïen qui symbolisait à l’époque pour les Marocains l’archétype du souvenir heureux. Les effets de répétition, de rimes, de flash-back entre les temps, les générations, la foule, qu’elle soit en liesse ou en deuil, produisent un trouble qui nous perd dans la narration et entre les époques. Dans cette nuit des derniers jours du Ramadan, les enfants font comme s’ils étaient des adultes prêts à se marier.

Dans La Mère de tous les mensonges, Mohamed et Ouardia, la soixantaine, font comme s’ils étaient des enfants s’amusant avec des poupées, malgré le triste sérieux de leur jeu d’imitation. Le montage organise des sauts entre les époques, entre la fête de Laylat al-Qadr aujourd’hui et sa reconstitution des années 2000, et amorce ainsi le lien que le récit va tisser entre trois figures jumelles de filles de douze ans.

Il y a Fatima, cette voisine exécutée en 1981 par l’armée dont la photo en noir et blanc, seule trace d’un corps jamais restitué, hante le film. Il y a la grand-mère, dont on apprend tardivement qu’elle fut mariée à douze ans et qu’un deuil intime lui a fait prêter à la photographie des pouvoirs magiques et destructeurs. Il y a enfin Asmae, dont le drame est d’avoir grandi sans représentation, ni image, ni récit de ce qui l’a précédée.

Comme des poupées gigognes, ces trois filles se regardent à travers les époques. Alors qu’elle évoque à voix basse avec sa mère le flétrissement de l’amour conjugal, Asmae craint que la marionnette de sa grand-mère, fixée sur elles, ne leur fasse regretter ces confidences. La cinéaste semble alors donner raison à sa grand-mère sur une chose : le pouvoir sur le réel de la représentation.

La Mère de tous les mensonges, un film d’Asmae El Moudir, au cinéma le 28 février 2024.


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