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Regards sur Sion depuis Ilion : la guerre du point de vue d’Andromaque

Professeure de littérature

La guerre qui sévit au Proche-Orient témoigne d’une impossibilité en Occident de faire preuve d’une empathie plurielle. Les consciences adoptent le parti de celui qui souffre le plus et cet engagement manichéen a été largement conditionné par les arts et la culture. Mais contrairement aux spectateurs des tragédies grecques, les récits de souffrance et de terreur ne parviennent pas à produire un dépassement de soi.

Tu crois que cela ne me dégoûte pas autant que toi, cette viande qui pourrit au soleil ? Le soir, quand le vent vient de la mer, on la sent déjà du palais. Cela me soulève le cœur. Pourtant, je ne vais même pas fermer ma fenêtre. C’est ignoble, et je peux même le dire à toi, c’est bête, monstrueusement bête, mais il faut que tout Thèbes sente cela pendant quelque temps. Tu penses bien que je l’aurais fait enterrer, ton frère, ne fût-ce que pour l’hygiène ! Mais pour que les brutes que je gouverne comprennent, il faut que cela pue le cadavre de Polynice dans toute la ville, pendant un mois.
(Créon dans Antigone d’Anouilh)
Andromaque, je pense à vous […]
À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve
Jamais, jamais ! à ceux qui s’abreuvent de pleurs
Et tètent la douleur comme une bonne louve !
Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs !
(Baudelaire, « Le Cygne » dans Les Fleurs du mal)

 

Andromaque captive, Andromaque orpheline, Andromaque vaincue… Pour Baudelaire, cette héroïne mythique est l’emblème des malheureux et elle incarne l’universalité de la douleur. Sa dignité et son innocence sont symbolisées par le plumage immaculé d’un Cygne arraché « à son lac natal » et forcé d’user son pauvre bec contre le pavé sec.

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Cette pureté n’est qu’apparente. Si le volatile patauge dans la vase, la princesse troyenne dépeinte par Jean Racine est une résistante qui ourdit dans l’ombre un stratagème qui lui permettra de sauver son enfant et de restaurer son royaume. Combien de cygnes exilés et d’Andromaques captives continuent d’errer de nos jours ? Les conflits terrassent l’humanité, arrachent les vies et divisent les opinions publiques qui, faute de vivre la guerre en leur chair, s’acharnent à vouloir se réfugier dans un camp du bien pour trouver un réconfort illusoire. Parce que nous sommes amnésiques, animés d’une nécessité d’avancer, mais parce que nous peinons aussi à éprouver une empathie plurielle, nous recourons à des principes qui nous paraissent rassurants ca


[1] Le titre est emprunté au livre de Susan Sontag (2003).

[2] William Marx est de son côté parti d’Antigone et d’Œdipe pour comprendre l’actualité au Proche Orient dans une tribune du Monde

[3] Voir les travaux d’Ève de Dampierre.

[4] Je reprends ici certaines des analyses que je conduis dans Au NON des femmes. Libérer les classiques du regard masculin (Paris, Seuil, 2023) qui consiste à revisiter certaines œuvres du canon français d’un point de vue féministe.

[5] Jean-Marie Apostolidès, Héroïsme et victimisation. Une histoire de la sensibilité, éditions Exils, 2003.

[6] Voir cette tribune 

[7] Voir ce qu’en dit François Lecercle sur Les Perses.

[8] Pour la sédimentation de ce regard, voir la conférence que j’ai donnée à ce sujet au Collège de France.

[9] Interview du 26 janvier 2023 avec Guillaume Erner.

 

Jennifer Tamas

Professeure de littérature, Professeure à l'Université Rutgers

Notes

[1] Le titre est emprunté au livre de Susan Sontag (2003).

[2] William Marx est de son côté parti d’Antigone et d’Œdipe pour comprendre l’actualité au Proche Orient dans une tribune du Monde

[3] Voir les travaux d’Ève de Dampierre.

[4] Je reprends ici certaines des analyses que je conduis dans Au NON des femmes. Libérer les classiques du regard masculin (Paris, Seuil, 2023) qui consiste à revisiter certaines œuvres du canon français d’un point de vue féministe.

[5] Jean-Marie Apostolidès, Héroïsme et victimisation. Une histoire de la sensibilité, éditions Exils, 2003.

[6] Voir cette tribune 

[7] Voir ce qu’en dit François Lecercle sur Les Perses.

[8] Pour la sédimentation de ce regard, voir la conférence que j’ai donnée à ce sujet au Collège de France.

[9] Interview du 26 janvier 2023 avec Guillaume Erner.